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Décisions

CJCE, 10 décembre 1968, n° 7-68

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Commission des Communautés européennes

Défendeur :

République italienne

CJCE n° 7-68

10 décembre 1968

LA COUR,

Attendu que la Commission a saisi la Cour, en application de l'article 169 du traité, d'un recours visant à faire reconnaître que la République italienne, en continuant à percevoir, après le 1er janvier 1962, à l'exportation vers les autres Etats membres de la Communauté d'objets présentant un intérêt artistique, historique, archéologique ou ethnographique, la taxe progressive prévue par l'article 37 de la loi du 1er juin 1939, n° 1089, a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 16 du traité instituant la Communauté économique européenne ;

A - De la recevabilité

Attendu que la partie défenderesse, mettant en doute la recevabilité du recours, avance que la Commission, en saisissant la Cour alors que le parlement italien, saisi lui-même d'un projet de loi tendant à réviser la disposition litigieuse, était sur le point d'être dissous, aurait méconnu l'obligation qui est faite par l'article 2 du traité aux institutions de la Communauté de " promouvoir un développement harmonieux des activités économiques dans l'ensemble de la Communauté " ;

Attendu qu'il appartient à la Commission, en vertu de l'article 169 du traité, d'apprécier le choix du moment auquel elle introduit une action devant la Cour, les considérations qui déterminent ce choix ne pouvant affecter la recevabilité de l'action, laquelle obéit seulement à des règles objectives ;

Que d'ailleurs, dans le cas présent, l'action de la Commission avait été précédée d'échanges de vues prolongés, engagés dès avant l'échéance de la deuxième étape de la période transitoire, avec le Gouvernement italien, afin d'amener les autorités compétentes de la République à faire le nécessaire en vue d'une modification des dispositions critiquées par la Commission ;

Que le recours est donc recevable ;

B - Quant au fond

1. Sur le champ d'application de la taxe litigieuse

Attendu qu'en fondant son recours sur l'article 16 du traité, la Commission considère les biens de caractère artistique, historique, archéologique ou ethnographique, qui font l'objet de la loi italienne du 1er juin 1939, n° 1089, comme tombant sous l'application des dispositions relatives à l'union douanière ;

Que cette façon de voir est contestée par la défenderesse qui estime que les biens en question ne sauraient être assimilés aux " biens de consommation ou d'usage général " et ne seraient donc pas soumis aux dispositions du traité applicables aux " biens du commerce commun " ;

Qu'à ce titre, ils échapperaient à la règle de l'article 16 du traité ;

Attendu qu'aux termes de l'article 9 du traité, la Communauté est fondée sur une union douanière " qui s'étend à l'ensemble des échanges de marchandises " ;

Que par marchandises, au sens de cette disposition, il faut entendre les produits appréciables en argent et susceptibles, comme tels, de former l'objet de transactions commerciales ;

Que les produits visés par la loi italienne, quelles que soient par ailleurs les qualités qui les distinguent des autres biens du commerce, partagent cependant avec ces derniers la caractéristique d'être appréciables en argent et de pouvoir ainsi former l'objet de transactions commerciales ;

Que cette façon de voir correspond d'ailleurs à l'économie de la loi italienne elle-même, qui fixe la taxe litigieuse en fonction de la valeur des objets en question ;

Qu'il résulte des considérations ci-dessus que ces biens sont soumis aux règles du Marché commun, sous réserve des seules dérogations expressément prévues par le traité ;

2. Sur la qualification de la taxe litigieuse au regard de l'article 16 du traité

Attendu qu'à l'estimation de la Commission, la taxe litigieuse constitue une taxe d'effet équivalant à un droit de douane à l'exportation et qu'à ce titre la perception de cette taxe aurait du être supprimée, conformément à l'article 16 du traité, au plus tard à la fin de la première étape du Marché commun, soit à partir du 1er janvier 1962 ;

Que la défenderesse conteste cette qualification de la taxe litigieuse, celle-ci poursuivant un but propre qui est d'assurer la protection et la sauvegarde du patrimoine artistique, historique et archéologique existant sur le territoire national ;

Que, de ce fait, cette taxe n'aurait en réalité aucune nature fiscale, les recettes qu'elle procure au budget étant d'ailleurs insignifiantes ;

Attendu que l'article 16 du traité interdit la perception, dans les rapports entre Etats membres, de tout droit de douane à l'exportation et de toute taxe ayant un effet équivalent, c'est-à-dire de toute taxe qui, en altérant le prix d'une marchandise exportée, a sur la libre circulation de cette marchandise la même incidence restrictive qu'un droit de douane ;

Que cette disposition n'établit aucune distinction selon le but poursuivi par la perception des droits et taxes dont elle prévoit la suppression ;

Qu'il n'est pas nécessaire d'analyser la notion de fiscalité mise par la partie défenderesse à la base de son argumentation sur ce point, alors que les dispositions de la section du traité concernant l'élimination des droits de douane entre les Etats membres excluent le maintien des droits de douane et des taxes d'effet équivalent sans distinguer à cet égard entre ceux qui ont ou n'ont pas un caractère fiscal ;

Qu'en freinant le commerce d'exportation des biens en question par le moyen d'une charge pécuniaire qui grève le prix des objets exportés, la taxe litigieuse tombe sous les termes de l'article 16 ;

3. Sur la qualification de la taxe litigieuse au regard de l'article 36 du traité

Attendu que la défenderesse invoque l'article 36 du traité qui légitimerait les restrictions d'exportation qui, comme en l'espèce, seraient justifiées par des raisons de protection des trésors nationaux ayant une valeur artistique, historique ou archéologique ;

Qu'en raison de son objet, de sa portée et de ses effets, la taxe litigieuse relèverait moins des dispositions du traité relatives aux taxes d'effet équivalant à un droit de douane à l'exportation que des mesures restrictives permises par l'article 36 ;

Qu'en réalité, la divergence de vues entre la Commission et le Gouvernement italien porterait dès lors non pas sur l'objectif, mais sur le choix des moyens ;

Qu'en ce qui concerne ces derniers, les autorités italiennes auraient donné leur préférence à la perception d'une taxe qui apporterait au fonctionnement du Marché commun une perturbation moins grave que l'application d'interdictions ou de restrictions d'exportation ;

Attendu que l'article 36 du traité prévoit que " les dispositions des articles 30 à 34 inclus ne font pas obstacle aux interdictions ou restrictions... d'exportation... justifiées par des raisons... de protection des trésors nationaux ayant une valeur artistique, historique ou archéologique " ;

Que cette disposition, tant par son emplacement que par un renvoi exprès aux articles 30 à 34, fait partie du chapitre relatif à l'élimination des restrictions quantitatives entre les Etats membres ;

Que ce chapitre a pour objet les interventions des Etats dans le commerce intra-communautaire par des mesures ayant le caractère de prohibitions, totales ou partielles, d'importation, d'exportation ou de transit, selon le cas ;

Que ce sont de telles mesures que vise distinctement et exclusivement l'article 36, ainsi qu'il résulte de l'emploi des termes " interdictions ou restrictions " ;

Que les interdictions et restrictions en question se distinguent nettement, par leur nature, des droits de douane et des taxes assimilées qui ont pour effet d'affecter les conditions économiques de l'importation ou de l'exportation sans, pour autant, comporter une intervention contraignante dans la décision des opérateurs économiques ;

Que les dispositions du titre I de la deuxième partie du traité mettent en œuvre la règle fondamentale de l'élimination de tous les obstacles à la libre circulation des marchandises entre les Etats membres par la suppression, d'une part, des droits de douane et des taxes d'effet équivalent et, d'autre part, des restrictions quantitatives et mesures d'effet équivalent ;

Que les exceptions à cette règle fondamentale sont d'interprEtation stricte ;

Que, dès lors, et compte tenu de la différence entre les mesures envisagées par l'article 16 et l'article 36, il n'est pas possible d'appliquer la dérogation prévue par cette dernière disposition à des mesures sortant du cadre des prohibitions visées par le chapitre relatif à l'élimination des restrictions quantitatives entre les Etats membres ;

Attendu, enfin, que si les dispositions citées de l'article 36 ne se réfèrent pas aux droits de douane et taxes d'effet équivalent, cette circonstance s'explique par le fait que de telles mesures ont seulement pour effet de rendre plus onéreuse l'exportation des produits en cause, sans assurer la réalisation du but visé par cet article, qui est de protéger le patrimoine artistique, historique ou archéologique ;

Que, pour pouvoir se prévaloir de l'article 36, les Etats membres doivent se maintenir à l'intérieur des limites tracées par cette disposition en ce qui concerne tant l'objectif à atteindre que la nature des moyens ;

Que, des lors, la perception de la taxe litigieuse, sortant du cadre défini par l'article 36, est incompatible avec les dispositions du traité ;

C - Quant aux dépens

Attendu qu'aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens ;

Que la partie défenderesse a succombé en ses moyens ;

Par ces motifs,

LA COUR

Rejetant toutes autres conclusions plus amples ou contraires, déclare et arrête :

1) le recours est recevable ;

2) la République italienne, en continuant à percevoir, après le 1er janvier 1962, à l'exportation vers les autres Etats membres de la Communauté d'objets présentant un intérêt artistique, historique, archéologique ou ethnographique, la taxe progressive prévue par l'article 37 de la loi du 1er juin 1939, n° 1089, a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 16 du traité instituant la Communauté économique européenne ;

3) la défenderesse est condamnée aux dépens.