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Décisions

CJCE, 14 décembre 1962, n° 2-62

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Commission de la Communauté économique européenne

Défendeur :

Grand-Duché de Luxembourg; Royaume de Belgique

CJCE n° 2-62

14 décembre 1962

LA COUR,

Quant à la recevabilité

Attendu que les défendeurs, soulevant l'irrecevabilité du recours, font grief à la Commission d'avoir empêché la régularisation de la situation litigieuse en exigeant abusivement la suspension des mesures critiquées avant de statuer sur les demandes de dérogation par eux formées sur la base de l'article 226 du traité et d'un règlement pris par le Conseil de ministres, le 4 avril 1962, en vertu de l'article 235 ;

Que par " abus de pouvoir et excès de juridisme " et, faute d'avoir statué d'urgence sur ces demandes comme elle y aurait été tenue, la Commission aurait perdu qualité pour poursuivre les défendeurs en violation du traité ;

Attendu que la Commission, tenue, en vertu de l'article 155, de veiller à l'application des dispositions du traité, ne peut être privée de l'exercice du pouvoir essentiel, qu'elle tient de l'article 169, d'en faire assurer le respect ;

Que, s'il était possible de tenir en échec l'application de l'article 169 par une demande de régularisation, cet article perdrait toute efficacité ;

Attendu qu'une demande de dérogation aux règles générales du traité, introduite au surplus très tardivement en l'espèce, ne peut avoir pour effet de rendre licites des mesures unilatérales prises en contradiction auxdites règles et ne peut, en conséquence, légitimer rétroactivement l'infraction initiale ;

Que les procédures de dérogation utilisées dans la présente affaire et dont la solution dépendait de l'appréciation de la Commission, distinctes par leur nature et leurs effets de la procédure comminatoire dont dispose la Commission en vertu de l'article 169, ne sauraient en rien paralyser cette dernière ;

Attendu que, sans avoir à examiner si un éventuel abus de droit de la Commission peut priver celle-ci de la totalité des moyens qu'elle tient de l'article 169, il suffit de constater qu'en l'espèce la démonstration d'un tel abus n'a été ni faite, ni offerte en preuve ;

Qu'il résulte d'ailleurs des débats que les défendeurs ont négligé de fournir à la Commission les éléments nécessaires pour statuer sur leurs demandes ;

Qu'au surplus la faute éventuelle de la Commission, justiciable d'un contentieux propre, n'affecterait en rien le recours pour violation du traité, dirigé contre des décisions qui subsistent encore à la date de ce jour et dont la Cour est tenue d'examiner la légalité ;

Que les recours doivent être, en conséquence, déclarés recevables.

Quant au fond

Attendu que ces recours tendent à faire déclarer illégales l'augmentation du droit special à l'importation sur le pain d'épice intervenue après l'entrée en vigueur du traité et l'extension à certains produits similaires de ce même droit considéré comme une taxe d'effet équivalent au droit de douane, prohibée par les articles 9 et 12.

1. Sur la taxe d'effet équivalent à un droit de douane

Attendu qu'aux termes de l'article 9 la Communauté est fondée sur une union douanière reposant sur l'interdiction des droits de douane et de " toutes taxes d'effet équivalent " ;

Qu'aux termes de l'article 12 est interdite l'introduction de " nouveaux droits de douane à l'importation... ou taxes d'effet équivalent " et l'augmentation de ceux qui sont déjà en vigueur ;

Attendu que la place de ces articles en tête de la partie réservée aux " fondements de la Communauté ", celle de l'article 9 à l'entrée même du titre sur " la libre circulation des marchandises ", celle de l'article 12 à l'ouverture de la section consacrée à " l'élimination des droits de douane ", suffit à marquer le rôle essentiel des interdictions ainsi édictées ;

Attendu que la force de ces prohibitions est telle que, pour éviter de les voir tournées par la variété des pratiques douanières ou fiscales, le traité a voulu prévenir toute faille éventuelle dans leur mise en œuvre ;

Qu'il est ainsi précisé (article 17) que les interdictions de l'article 9 recevront application même si les droits de douane ont un caractère fiscal ;

Que l'article 95, place à la fois dans la partie du traité consacrée à la " politique de la Communauté " et dans le chapitre réservé aux " dispositions fiscales ", vise à colmater les brèches qu'un procédé fiscal pourrait ouvrir dans les interdictions prescrites ;

Que ce souci est poussé si loin qu'il est fait défense à un Etat soit d'imposer d'une manière quelconque plus lourdement les produits des autres Etats membres que les siens propres, soit de frapper les produits de ces Etats d'impositions intérieures de nature à " protéger " indirectement ses productions nationales ;

Qu'il résulte donc de la netteté, de la fermeté et de l'étendue sans réserve des articles 9 et 12, de la logique de leurs dispositions et de l'ensemble du traité, que l'interdiction des droits de douane nouveaux, liée aux principes de la libre circulation des produits, constitue une règle essentielle et qu'en conséquence toute éventuelle exception, d'ailleurs d'interprEtation stricte, doit être clairement prévue ;

Attendu que la notion de " taxe d'effet équivalent " à un droit de douane, loin d'apparaître comme une exception à la règle générale d'interdiction des droits de douane, se présente, au contraire, comme son complément nécessaire, permettant de rendre efficace cette interdiction ;

Que cette expression sans cesse accolée à celle de " droits de douane " marque le dessein de prohiber, non seulement les mesures ostensiblement revêtues de la forme douanière classique, mais encore toutes celles qui, présentées sous d'autres appellations, ou introduites par le biais d'autres procédés, aboutiraient aux mêmes résultats discriminatoires ou protecteurs que les droits de douane ;

Attendu que, pour reconnaître à une taxe un effet équivalent à celui d'un droit de douane, il importe de considérer cet effet au regard des objectifs que se propose le traité, notamment dans les partie, titre et chapitre ou sont insérés les articles 9 et 12, c'est-à-dire par rapport à la libre circulation des marchandises et, plus généralement encore, des objectifs de l'article 3 tendant à éviter que soit faussée la concurrence ;

Qu'il importe donc peu de savoir si tous les effets des droits de douane sont réunis, ou l'un seulement d'entre eux, ou encore si, parallèlement à ces effets, d'autres buts principaux ou accessoires ont été recherchés, des lors que la taxe porte atteinte aux objectifs susvisés du traité et résulte non d'une procédure communautaire mais d'une décision unilatérale ;

Attendu qu'il résulte de l'ensemble de ces éléments qu'au sens des articles 9 et 12, la taxe d'effet équivalent peut être considérée, quelles que soient son appellation et sa technique, comme un droit unilatéralement imposé, soit au moment de l'importation, soit ultérieurement, et qui, frappant spécifiquement un produit importé d'un pays membre à l'exclusion du produit national similaire, a pour résultat, en alternant son prix, d'avoir ainsi sur la libre circulation des produits, la même incidence qu'un droit de douane.

2. Application au cas d'espèce

Attendu que le droit sur le pain d'épice, introduit en Belgique par arrêté Royal du 16 août 1957 et au Luxembourg par arrêté grand-ducal du 20 août 1957, se présente comme un " droit special à l'importation ", " perçu à l'occasion de la délivrance des licences d'importation " ;

Que la légalité de ce droit, institue après la signature du traité, mais avant son entrée en vigueur, ne peut être mise en cause ;

Que peuvent l'être, par contre, les augmentations de ce droit postérieures au 1er janvier 1958, de même que l'extension dudit droit aux produits similaires au pain d'épice de la position n° 19.08 du tarif douanier commun, par arrêtés respectifs des 24 et 27 février 1960 pour les deux pays ;

Attendu que, décidées unilatéralement après l'entrée en vigueur du traité, ces aggravations d'un " droit special " perçu lors et à l'occasion de l'importation des produits en cause et frappant uniquement ces produits en raison de leur importation, font présumer l'existence d'une discrimination et d'une protection, contraires au principe fondamental de libre circulation des produits que la généralisation de telles pratiques réduirait à néant ;

Attendu que les défendeurs combattent ces indices, au motif que l'article 95, paragraphe 1, du traité permettrait l'institution d'un tel droit, s'il constitue la contrepartie de charges intérieures pesant sur la production nationale pour les besoins d'une politique souveraine de marché ;

Qu'ils considèrent le droit litigieux comme le corollaire du prix de soutien institué au profit des producteurs de seigle nationaux en vertu des dérogations prévues par les dispositions agricoles du traité ;

Attendu cependant que l'application de l'article 95, qui ouvre le chapitre II de la troisième partie du traité, consacré aux " dispositions fiscales ", ne saurait être étendue à toutes sortes de charges quelconques ;

Qu'en l'espèce le droit litigieux n'apparaît, ni par sa forme, ni par son but économique clairement proclamé, comme une disposition fiscale susceptible de relever de l'article 95 ;

Qu'au surplus le champ d'application de cet article ne saurait être étendu au point de permettre une compensation quelconque entre une charge fiscale créée pour frapper un produit importé et une charge de nature différente, économique par exemple, pesant sur le produit intérieur similaire ;

Que si une telle compensation était permise, tout Etat pourrait, en vertu de sa souveraineté interne, compenser de la sorte les charges les plus diverses frappant n'importe quel produit et cette pratique ouvrirait une brèche irrémédiable dans les principes du traité ;

Que si l'article 95, paragraphe 1, tolère implicitement des " impositions " sur un produit importé, c'est dans la seule et restrictive mesure où les mêmes impositions frappent pareillement les produits nationaux similaires ;

Attendu, au surplus, qu'il convient de remarquer qu'en l'espèce le droit litigieux a pour but, non pas d'égaliser entre elles des charges qui grèveraient inégalement produits intérieurs et produits importés, mais les prix mêmes de ces produits ;

Que les défendeurs ont, en effet, affirmé que la taxe litigieuse tendait à " rendre équivalent le prix du produit étranger et le prix du produit belge " (mémoire en défense, p. 19) ;

Qu'ils ont même mis en doute qu'il soit " compatible avec l'économie du traité qu'au sein du Marché commun les producteurs d'un pays (puissent) acquérir la matière première meilleur marché que les producteurs d'un autre Etat membre " (duplique, p. 29) ;

Que cette argumentation méconnaît le principe selon lequel l'action de la Communauté comporte l'établissement d'un régime garantissant que la concurrence n'est pas faussée dans le Marché commun (article 3, f) ;

Qu'admettre la thèse des défendeurs conduirait donc à une situation absurde puisque exactement opposée à celle voulue par le traité ;

Attendu qu'il découle du paragraphe 2 de l'article 38 que les dérogations, admises en matière agricole, aux règles prévues pour l'établissement du Marché commun, constituent des mesures d'exception d'interprEtation restrictive ;

Qu'elles ne peuvent donc être étendues à peine de voir l'exception devenir la règle et une grande partie des produits transformés échapper à l'application du traité ;

Que la liste constitutive de l'annexe II doit, par conséquent, être considérée comme limitative, ainsi que le confirme la seconde phrase du troisième paragraphe de l'article 38 ;

Attendu que le pain d'épice ne figure pas dans les produits énumérés à l'annexe II et n'a pas été ajouté a cette liste selon la procédure communautaire prévue à l'article 38, paragraphe 3 ;

Que, pour résoudre les difficultés pouvant survenir dans un secteur économique déterminé, les Etats membres ont voulu instituer des procédures communautaires pour éviter l'intervention unilatérale des administrations nationales ;

Qu'en l'espèce cependant les majorations et extension du droit litigieux ont été décidées unilatéralement ;

Attendu qu'il résulte de l'ensemble de ces éléments que la présomption de discrimination et de protection relevée contre les défendeurs n'a pas été détruite ;

Attendu qu'ils n'ont d'ailleurs pas contesté, jusqu'à leur requête en réouverture des débats du 8 novembre 1962, que, de leur politique de marché " résulte indirectement une protection " (plaidoirie belge, p. 21), celle-ci étant seulement, d'après eux, un effet accessoire et non l'effet caractéristique du droit litigieux ;

Que ladite requête du 8 novembre 1962, contredisant ces affirmations, reconnaît cependant que les droits spéciaux litigieux " constituent assurément des entraves à la libre circulation des marchandises " ;

Qu'enfin, dans sa lettre du 27 novembre 1961, le Gouvernement belge qui, dans sa duplique (p. 13), fait grief à la Commission d'être " la cause du maintien de l'Etat d'infraction auquel la partie défenderesse avait montré vouloir mettre fin ", n'a pas nié " le caractère critiquable d'une mesure unilatérale " ;

Attendu que, de l'ensemble de ces considérations, résulte la réunion, dans le " droit special à l'importation " du pain d'épice augmenté et étendu en Belgique et au Luxembourg après l'entrée en vigueur du traité, de tous les éléments d'une taxe d'effet équivalent à un droit de douane, prévue par les articles 9 et 12 ;

Qu'il convient donc de dire et juger que les décisions d'augmentation ou d'extension de ce droit, intervenues après le 1er janvier 1958, ont été prises en infraction avec le traité.

Sur les dépens

Attendu que les défendeurs, ayant succombé en tous leurs moyens, doivent, en vertu de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, être condamnés à supporter les dépens ;

LA COUR

Rejetant toutes autres conclusions plus amples ou contraires, déclare et arrête :

1) les recours 2 et 3-62 de la Commission de la Communauté économique européenne, dirigés contre le Grand-Duché de Luxembourg et le Royaume de Belgique, sont recevables et fondés ;

2) les augmentations du droit special, décidées par le Luxembourg et la Belgique, à l'occasion de la délivrance de licences d'importation pour le pain d'épice, et l'extension de ce droit aux produits similaires au pain d'épice de la position n° 19.08 du tarif douanier commun, intervenues après le 1er janvier 1958, sont contraires au traité ;

3) les dépens sont à la charge des défendeurs.