CJCE, 24 novembre 1982, n° 249-81
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Commission des Communautés européennes
Défendeur :
Irlande
LA COUR,
1. Par requête déposée au greffe de la Cour le 15 septembre 1981, la Commission des Communautés européennes a introduit, en vertu de l'article 169 du traité CEE, un recours visant à faire reconnaître qu'en organisant une campagne pour la promotion de la vente et de l'achat de produits irlandais sur son territoire, l'Irlande a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu du traité.
I - L'objet du litige
2. Dans son avis motivé, adressé à l'Irlande le 25 février 1981 au sujet de la campagne menée sur le theme " achetez irlandais " (" buy irish "), la Commission a relevé qu'en janvier 1978, le Gouvernement irlandais avait mis en place un programme de trois ans en faveur de la promotion des produits irlandais. Cette campagne aurait été déclenchée le 18 janvier 1978 par un discours du ministre irlandais de l'Industrie, du Commerce et de l'Energie. A cette occasion, le ministre aurait déclaré que l'objectif de la campagne consiste " en une substitution de la production irlandaise aux importations jusqu'a concurrence de 3 % de l'ensemble des dépenses de consommation " et que la campagne serait " un ensemble soigneusement étudié d'initiatives formant un programme intégré de promotion des produits irlandais et comportant des propositions spécifiques à l'adresse des producteurs, des distributeurs et des consommateurs ".
3. Conformément à ces déclarations, le Gouvernement irlandais aurait pris, et continuerait de prendre, une série de mesures en faveur de la promotion des produits irlandais. L'avis motivé a cité les mesures suivantes :
a) l'organisation d'un service d'information gratuite des consommateurs désireux de savoir quelles sont, pour une certaine catégorie de marchandises, celles de fabrication irlandaise et où l'on peut se les procurer (" shoplink-service ");
b) la mise à la disposition, aux fins de faire exposer les seuls produits irlandais, de facilités d'exposition dans un grand centre d'exposition à Dublin géré par l'Irish Goods Council qui serait une autorité publique irlandaise ;
c) la promotion de l'utilisation d'un label " garanti irlandais " (" guaranteed irish ") pour les produits de fabrication irlandaise et l'organisation concomitante par l'Irish Goods Council d'un système particulier pour examiner des réclamations concernant les produits munis de ce label ;
d) l'organisation d'une grande campagne publicitaire en faveur de produits irlandais par l'Irish Goods Council, notamment par la publication et la distribution, par cet organisme, de documents incitant les consommateurs à l'achat des seuls produits nationaux.
4. Dans sa requête, la Commission indique que les activités relatives au " shoplink-service " et aux facilités d'exposition à Dublin ont, entre-temps, été abandonnées par le Gouvernement irlandais. En revanche, les deux autres activités auraient été poursuivies, même au-delà de la fin de la période de trois années prévue pour la durée de la campagne. De plus, la campagne publicitaire se serait progressivement étendue, en particulier par une publicité importante, en faveur de produits irlandais, dans la presse et à la télévision.
5. Le Gouvernement irlandais admet qu'un programme triennal en faveur de l'achat en Irlande de produits irlandais a eu lieu. Apres l'abandon, à la demande de la Commission, du " shoplink-service " et des facilités d'exposition à Dublin, ce programme ne se composerait que d'une campagne publicitaire, par la presse et la télévision, par la publication d'affiches et de brochures, et par le biais de l'utilisation du label " garanti irlandais ", en vue d'améliorer les connaissances des consommateurs irlandais relatives aux produits fabriqués en Irlande et de provoquer une prise de conscience parmi le public irlandais des liens existant entre la commercialisation de ces produits en Irlande et le problème de l'emploi dans ce pays.
6. Quant à la campagne publicitaire, le Gouvernement irlandais allègue qu'elle fait partie des activités de l'Irish Goods Council. Cet organisme ne saurait cependant être considéré comme une autorité publique irlandaise ; il ne serait rien d'autre qu'un groupement permettant aux différentes industries irlandaises de coopérer dans leur intérêt commun. Aucune réglementation officielle ne serait à la base des activités de l'Irish Goods Council qui, d'ailleurs, ne bénéficierait d'aucun autre concours de la part du Gouvernement que l'octroi d'une aide financière et d'un encouragement moral.
7. Pour la Commission, il ne fait pas de doute que les actes de l'Irish Goods Council sont imputables au Gouvernement irlandais. Elle relève en particulier que les membres du conseil de direction de ce council sont nommés, en vertu des statuts de cet organisme, par le ministre de l'Industrie, du Commerce et de l'Energie.
8. La Commission estime que la campagne pour la promotion de la vente et de l'achat de produits irlandais en Irlande doit être considérée comme une mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative à l'importation. L'Irlande fait valoir, premièrement, que le Gouvernement irlandais n'a jamais pris des " mesures " susceptibles de relever de l'article 30 du traité et, deuxièmement, que le concours financier accordé à l'Irish Goods Council doit être apprécié par rapport aux articles 92 et 93 du traité, et non pas par rapport à l'article 30.
9. Avant d'évaluer ces arguments, il y a lieu d'examiner d'abord la position de l'Irish Goods Council.
II - L'Irish Goods Council
10. Il ressort du dossier que l'Irish Goods Council a été crée le 25 août 1978, quelques mois après que la campagne litigieuse fut lancée, sous la forme d'une société à responsabilité limitée à la garantie fournie par les associés et sans capital-actions ; il a été enregistré conformément à la loi irlandaise sur les sociétés (companies Act, 1963). Le council résulte en fait de la fusion de deux organismes, le National Development Council, une société à responsabilité limitée et enregistrée conformément à la companies Act, et le groupe de travail sur la promotion et la vente des produits irlandais.
11. Selon le Gouvernement irlandais, la création de l'Irish Goods Council a été parrainée (" sponsored ") par le Gouvernement en vue d'encourager l'industrie irlandaise à surmonter ses propres problèmes. Le council aurait été institué pour créer un cadre dans lequel les diverses industries pourraient se regrouper afin de coopérer dans l'intérêt commun.
12. Le comité directeur de l'Irish Goods Council est composé, d'après les statuts de cette institution, de dix membres nommés à titre individuel par le ministre de l'Industrie, du Commerce et de l'Energie ; le même ministre désigne le président parmi les membres du comité directeur. Ces membres, ainsi que le président, sont nommés pour une période de trois ans, leurs mandats étant renouvelables. En pratique, les membres du comité directeur sont choisis par le ministre de façon à représenter les secteurs intéressés de l'économie irlandaise.
13. Il résulte des renseignements donnés par le Gouvernement irlandais à la demande de la Cour que les activités de l'Irish Goods Council sont financées par des subventions octroyées par le Gouvernement irlandais et par l'industrie privée. Les montants respectifs des subventions étatiques et privées sont respectivement de 1 005 000 IRL et 175 000 IRL pour la période d'août 1978 à décembre 1979, de 940 000 IRL et 194 000 IRL pour l'année 1980, et de 922 000 IRL et 238 000 IRL pour l'année 1981.
14. Le Gouvernement irlandais n'a pas contesté que les activités de l'Irish Goods Council consistent notamment, après l'abandon du " shoplink-service " et des facilités d'exposition offertes aux producteurs irlandais à Dublin, à organiser une campagne publicitaire en faveur de la vente et de l'achat de produits irlandais, ainsi qu'à promouvoir l'utilisation du label " garanti irlandais ".
15. Il apparaît ainsi que c'est le Gouvernement irlandais qui nomme les membres du comité directeur de l'Irish Goods Council, lui accorde des subventions publiques qui couvrent l'essentiel de ses dépenses et, enfin, définit les finalités et les contours de la campagne en faveur de la vente et de l'achat de produits irlandais mise en œuvre par cette institution. Dans ces circonstances, le Gouvernement irlandais ne saurait se prévaloir du fait que la campagne a été mise en œuvre par une société de droit privé pour se dégager de la responsabilité qui pourrait lui incomber en vertu des dispositions du traité.
III - L'applicabilité des articles 92 et 93 du traité
16. Le Gouvernement irlandais soutient que la campagne litigieuse, même si elle avait eu pour objet ou pour effet de décourager les importations en provenance d'autres Etats membres, doit être appréciée sur la base des articles 92 et 93 du traité relatifs aux aides accordées par les Etats. L'applicabilité de ces dispositions écarterait celle de l'article 30 du traité sur lequel la Commission a fondé son recours.
17. A cet égard, le Gouvernement irlandais fait valoir que la campagne a en fait été menée par l'Irish Goods Council et que le rôle du Gouvernement s'est limité à un encouragement moral et à un soutien financier. Si cette campagne, comme l'allègue la Commission, était susceptible de gêner la libre-circulation des marchandises à l'intérieur de la Communauté, en favorisant la production nationale par rapport aux produits importés, une telle circonstance ne pourrait être attribuée qu'à une seule décision Gouvernementale, celle de subventionner l'Irish Goods Council.
18. Il y a lieu de constater, cependant, que le fait qu'une partie substantielle de la campagne litigieuse soit financée par le Gouvernement irlandais, et que les articles 92 et 93 du traité pourraient être applicables à ce mode de financement, n'implique pas que la campagne en tant que telle puisse échapper aux interdictions prévues à l'article 30.
19. En tout état de cause, si le Gouvernement irlandais considérait que ce financement constituait une aide au sens des articles 92 et 93, il lui aurait appartenu de notifier cette aide à la Commission conformément au paragraphe 3 de l'article 93.
IV - L'application de l'article 30 du traité
20. La Commission soutient que la campagne " achetez irlandais " et les mesures prises pour la mise en œuvre de cette campagne doivent, dans leur ensemble, être considérées comme des mesures qui incitent à l'achat des seuls produits nationaux. De telles mesures seraient contraires aux obligations incombant aux Etats membres en vertu de l'article 30. La Commission rappelle à ce sujet la disposition de l'article 2, paragraphe 3, lettre K, de la directive 70-50 de la Commission, du 22 décembre 1969, fondée sur les dispositions de l'article 33, paragraphe 7, portant suppression des mesures d'effet équivalant à des restrictions quantitatives à l'importation non-visées par d'autres dispositions prises en vertu du traité CEE (JO L 13, p. 29), aux termes de laquelle les mesures qui incitent à l'achat des seuls produits nationaux doivent être considérées comme contraires aux interdictions du traité.
21. D'après le Gouvernement irlandais, l'interdiction des mesures d'effet équivalent que comporte l'article 30 ne frappe que des " mesures ", c'est-à-dire des actes qui ont un effet contraignant et qui émanent d'une autorité publique. Aucun acte relevant de cette catégorie n'aurait cependant été pris par le Gouvernement irlandais, celui-ci s'étant limité à donner un encouragement moral et un concours financier aux activités développées par les industries irlandaises.
22. Le Gouvernement irlandais souligne ensuite que la campagne litigieuse n'a pas eu d'effets restrictifs sur les importations, la proportion des marchandises irlandaises vendues sur le marché irlandais, par rapport à l'ensemble des marchandises vendues sur ce marché, étant tombée de 49,2 % en 1977 a 43,4 % en 1980.
23. Il convient de constater d'abord que la campagne litigieuse ne peut être assimilée à une action publicitaire, de la part d'entreprises privées ou publiques, ou d'un groupement d'entreprises, en faveur de l'achat de marchandises qu'elles produisent. Elle reflète, quelles que soient les méthodes employées pour sa mise en œuvre, la volonté délibérée du Gouvernement irlandais de substituer, sur le marché irlandais, les produits nationaux aux produits importés et de freiner ainsi les importations en provenance des autres Etats membres.
24. Il y a lieu de rappeler, à cet égard, que le porte-parole du Gouvernement irlandais a indiqué, au moment où la campagne était déclenchée, que celle-ci consisterait en un ensemble soigneusement étudié d'initiatives formant un programme intégré de promotion des produits nationaux ; que l'Irish Goods Council a été institué, à l'initiative du Gouvernement irlandais, quelques mois plus tard ; et que la mise en œuvre du programme intégré tel qu'envisagé par le Gouvernement a été confiée ou laissée aux soins de ce council.
25. S'il est vrai que les deux éléments du programme qui ont été poursuivis, à savoir la campagne publicitaire et l'utilisation du label " garanti irlandais ", n'ont pas eu pour effet de contribuer de façon notable à la conquête du marché irlandais par des produits nationaux, on ne saurait cependant méconnaître que ces deux activités, quelle qu'en soit l'efficacité, font partie d'un programme gouvernemental qui a pour objet d'effectuer la substitution des produits importés par les produits nationaux et qui est de nature à affecter le niveau des échanges intracommunautaires.
26. En effet, la campagne publicitaire en faveur de la vente et de l'achat de produits irlandais ne saurait être isolée, ni de son origine dans le cadre du programme gouvernemental, ni de sa relation avec l'introduction du label " garanti irlandais " et l'organisation d'un système particulier pour examiner les réclamations concernant les produits munis de ce label. La mise en place de ce système d'examen des réclamations relatives aux produits irlandais confirme effectivement le degré d'organisation de la campagne " achetez irlandais " et le caractère discriminatoire de celle-ci.
27. Dans ces conditions, les deux activités en cause reviennent à instaurer une pratique nationale, introduite par le Gouvernement irlandais et exécutée avec son concours, dont l'effet potentiel sur les importations en provenance d'autres Etats membres est comparable à celui résultant d'actes gouvernementaux à caractère obligatoire.
28. Une telle pratique n'échappe pas aux interdictions prévues par l'article 30 du traité du seul fait qu'elle n'est pas fondée sur des décisions ayant un effet obligatoire pour les entreprises. En effet, même des actes d'un Gouvernement d'un Etat membre dépourvus de force contraignante peuvent être de nature à influer sur le comportement des commerçants et des consommateurs sur le territoire de cet état et avoir ainsi pour effet de mettre en échec les finalités de la Communauté telles qu'énoncées à l'article 2 et élaborées par l'article 3 du traité.
29. Tel est le cas lorsque, comme en l'espèce, une telle pratique restrictive constitue la mise en œuvre d'un programme défini par le Gouvernement qui touche l'ensemble de l'économie nationale et qui vise à freiner les échanges intracommunautaires par la promotion de l'achat de produits nationaux moyennant une campagne de publicité à l'échelle nationale et par l'organisation de procédures spéciales applicables aux seuls produits nationaux, et lorsque l'ensemble de ces activités est imputable au Gouvernement et fonctionne de façon organisée sur tout le territoire national.
30. Il en découle que l'Irlande a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu du traité en organisant une campagne pour la promotion de la vente et de l'achat de produits irlandais sur son territoire.
Sur les dépens
31. Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens. La partie défenderesse ayant succombé, il y a lieu de la condamner aux dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
Déclare et arrête :
1) l'Irlande a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu du traité en organisant une campagne pour la promotion de la vente et de l'achat de produits irlandais sur son territoire.
2) la partie défenderesse est condamnée aux dépens.