CJCE, 23 février 1995, n° C-358/93
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Défendeur :
Aldo Bordessa, Vicente Marí Mellado, Concepción Barbero Maestre
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Rodríguez Iglesias
Présidents de chambre :
M. Schockweiler, Kapteyn
Avocat général :
M. Tesauro
Juges :
MM. Mancini, Kakouris, Moitinho de Almeida, Murray
Avocat :
Me Colls Alsius
LA COUR,
1 Par ordonnance du 19 juin 1993, parvenue à la Cour le 16 juillet suivant et enregistrée sous le nº C-358-93, et par ordonnance du 20 septembre 1993, parvenue à la Cour le 7 octobre suivant et enregistrée sous le nº C-416-93, l'Audiencia Nacional a posé, en application de l'article 177 du traité CEE, quatre questions préjudicielles relatives à l'interprétation des articles 30 et 59 du traité CEE, ainsi que des articles 1er et 4 de la directive 88-361-CEE du Conseil, du 24 juin 1988, pour la mise en œuvre de l'article 67 du traité (JO L 178, p. 5, ci-après la "directive").
2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre de deux affaires pénales. Le 10 novembre 1992, M. Aldo Bordessa (affaire C-358-93), de nationalité italienne et résidant en Italie, s'est présenté au poste de douane de Junquera (Girona) (Espagne) à destination de la France. Lors d'une inspection de la voiture, des billets de banque pour une somme d'environ 50 000 000 PTA y ont été découverts, dissimulés en différents endroits. M. Bordessa, ne disposant pas de l'autorisation requise par la législation espagnole pour l'exportation d'une telle somme d'argent, a été arrêté et l'argent confisqué. Les époux Marí Mellado et Barbero Maestre (affaire C-416-93), de nationalité espagnole et résidant en Espagne, ont, le 19 novembre 1992, franchi la frontière au même poste de douane. Les autorités françaises ont ensuite découvert dans leur voiture, lors d'un contrôle effectué à l'intérieur du territoire, des billets de banque pour un montant de 38 000 000 PTA. Aucune autorisation pour l'exportation de la somme n'ayant été demandée auprès des autorités espagnoles, une procédure pénale a été entamée devant les juridictions espagnoles.
3 En vertu de l'article 4, paragraphe 1, du décret royal nº 1816 du 20 décembre 1991, relatif aux transactions économiques avec l'étranger, l'exportation notamment de monnaies en pièces, de billets de banque et de chèques bancaires au porteur, libellés en pesetas ou en monnaie étrangère, est soumise à une déclaration préalable lorsqu'elle porte sur un montant de plus de 1 000 000 PTA par personne et par voyage, et à une autorisation administrative préalable lorsqu'elle porte sur un montant de plus de 5 000 000 PTA par personne et par voyage.
4 Ce décret a été modifié par le décret royal nº 42 du 15 janvier 1993 qui ne représente, selon le juge de renvoi, rien de plus qu'une amélioration technique.
5 Le juge de renvoi estime que la validité et l'effet de cette disposition au regard du droit communautaire constituent une question préalable à la reconnaissance de l'infraction pénale prévue par la loi nº 40 du 10 décembre 1979 sur le régime juridique du contrôle des changes, modifiée par la loi organique nº 10 du 16 août 1983. C'est dans ces conditions que l'Audiencia Nacional a sursis à statuer et a posé à la Cour les questions préjudicielles suivantes:
"1) L'article 30 du traité CEE fait-il obstacle à une réglementation d'un État membre qui assujettit la sortie du territoire national avec des pièces, billets de banque ou chèques au porteur, à une déclaration préalable si leur montant est supérieur à 1 000 000 de pesetas, et à une autorisation administrative préalable si ce montant est supérieur à 5 000 000 de pesetas, en assortissant ces exigences de sanctions pénales qui peuvent aller jusqu'à la privation de liberté?
2) L'article 59 du traité CEE s'oppose-t-il à une réglementation telle que celle décrite dans la question nº 1?
3) Une réglementation telle que celle décrite dans les questions précédentes est-elle compatible avec les dispositions des articles 1er et 4 de la directive 88-361-CEE?
4) En cas de réponse négative à la troisième question, les dispositions de l'article 1er, en liaison avec l'article 4, de la directive 88-361-CEE satisfont-elles aux conditions nécessaires pour être invoquées à l'encontre de l'État espagnol devant les tribunaux nationaux et entraîner l'inapplicabilité des règles nationales qui leur sont contraires?"
6 Par ordonnance du président du 13 juin 1994, les deux affaires ont, conformément à l'article 43 du règlement de procédure, été jointes aux fins de la procédure orale et de l'arrêt.
7 Il convient de constater à titre liminaire que l'article 1er, paragraphe 1, de la directive impose aux États membres l'obligation de supprimer les restrictions aux mouvements de capitaux intervenant entre les personnes résidant dans les États membres. Toutefois, ainsi que le juge de renvoi l'a d'ailleurs relevé, le royaume d'Espagne était autorisé, en vertu de l'article 6, paragraphe 2, de la directive, à maintenir temporairement des restrictions aux mouvements de capitaux énumérés à l'annexe IV, dans les conditions et délais y prévus. Parmi les opérations énumérées dans cette annexe figurent notamment, dans la liste IV, l'importation et l'exportation matérielles de valeurs ° moyens de paiement, dont le royaume d'Espagne a pu différer la libéralisation jusqu'au 31 décembre 1992.
8 Les faits dans les deux affaires s'étant produits avant cette date, les Gouvernements français et portugais ont émis des doutes quant à l'applicabilité de la directive aux faits de la présente espèce.
9 Il ressort toutefois de l'ordonnance de renvoi que le juge national a estimé nécessaire d'interroger la Cour sur l'interprétation des articles 1er et 4 de la directive au motif qu'il ferait, le cas échéant, application du principe, connu de son droit national, de la rétroactivité de la loi pénale la plus favorable. Il écarterait donc le droit national pour autant que celui-ci serait contraire au droit communautaire. Cela a d'ailleurs été confirmé lors de l'audience par les parties au litige au principal.
10 Il y a lieu dès lors de répondre aux questions posées dans la mesure où il appartient au juge national d'apprécier tant la nécessité d'une décision préjudicielle pour être en mesure de rendre son jugement que la pertinence des questions qu'il pose à la Cour (voir arrêt du 2 juin 1994, AC-ATEL Electronics Vertriebs, C-30-93, Rec. p. I-2305).
Sur les deux premières questions
11 Par ces questions, le juge national vise à savoir si les articles 30 et 59 du traité s'opposent à une réglementation, telle que celle en l'espèce, qui subordonne l'exportation de pièces, de billets de banque ou de chèques au porteur, à une autorisation administrative ou à une déclaration préalable et qui assortit cette exigence de sanctions pénales.
12 En ce qui concerne en particulier l'article 30 du traité, il convient de relever d'abord qu'il ressort de la jurisprudence de la Cour que, dans le système du traité, les moyens de paiement ne sont pas à considérer comme marchandises tombant sous l'empire des articles 30 à 37 du traité (arrêt du 23 novembre 1978, Thompson e.a, 7-78, Rec. p. 2247, point 25).
13 Il ressort en outre du système du traité qu'un transfert matériel de valeurs ne relève pas des articles 30 et 59, mais de l'article 67 et de la directive pour la mise en œuvre de cette disposition.
14 Même s'il était établi qu'un tel transfert constituait un paiement afférent aux échanges de marchandises ou de services, cette opération ne serait pas régie par les articles 30 et 59, mais par l'article 106 du traité.
15 Il y a donc lieu de répondre aux deux premières questions qu'une réglementation qui subordonne l'exportation de pièces, de billets de banque ou de chèques au porteur, à une autorisation administrative ou à une déclaration préalable et qui assortit cette exigence de sanctions pénales n'entre pas dans le champ d'application des articles 30 et 59 du traité.
Sur la troisième question
16 Par sa troisième question, la juridiction de renvoi vise en substance à savoir si les articles 1er et 4 de la directive s'opposent à ce qu'une législation nationale subordonne l'exportation de pièces, de billets de banque ou de chèques au porteur à une autorisation ou à une déclaration préalable.
17 Il y a lieu de rappeler d'abord que la directive a réalisé la libéralisation complète des mouvements de capitaux et impose à cette fin aux États membres, dans son article 1er, l'obligation de supprimer les restrictions aux mouvements de capitaux intervenant entre les personnes résidant dans les États membres.
18 Il convient de préciser ensuite que, en vertu de l'article 4, premier alinéa, de cette même directive, les États membres peuvent "prendre les mesures indispensables pour faire échec aux infractions à leurs lois et règlements, notamment en matière fiscale ou de surveillance prudentielle des établissements financiers, et (de) prévoir des procédures de déclaration des mouvements de capitaux à des fins d'information administrative ou statistique".
19 Il y a lieu de relever à cet égard que l'efficacité des contrôles fiscaux et la lutte contre des activités illicites, telles que la fraude fiscale, le blanchiment d'argent, le trafic des stupéfiants et le terrorisme, ont été invoquées comme buts justifiant la réglementation en cause.
20 Il convient dès lors d'examiner si les États membres, en poursuivant de tels buts, prennent des mesures qui s'insèrent dans le cadre de l'article 4, premier alinéa, de la directive et concernent, par conséquent, des intérêts qu'ils peuvent légitimement préserver.
21 Il y a lieu de constater à cet égard que l'article 4, premier alinéa, de la directive fait expressément référence à des mesures indispensables pour faire échec aux infractions à leurs lois et règlements "notamment" en matière fiscale ou de surveillance prudentielle des établissements financiers. Il en ressort que d'autres mesures sont également autorisées pour autant qu'elles visent à empêcher des activités illicites d'une gravité comparable, telles que le blanchiment d'argent, le trafic des stupéfiants et le terrorisme.
22 Une telle interprétation est d'ailleurs confirmée par l'introduction, dans le traité instituant la Communauté européenne, de l'article 73 D qui reprend en substance, dans son paragraphe 1, sous b), l'article 4, premier alinéa, de la directive, tout en ajoutant que les États membres ont le droit de prendre des mesures justifiées par des motifs liés à l'ordre public ou à la sécurité publique.
23 C'est à la lumière de ces considérations qu'il convient dès lors d'examiner si l'exigence d'une autorisation ou d'une déclaration préalable imposée par les autorités d'un État membre lors d'un transfert de pièces, de billets de banque ou de chèques au porteur est à considérer comme une mesure indispensable au sens de l'article 4, premier alinéa, de la directive.
24 Il convient de remarquer d'abord que, comme l'avocat général l'a relevé au point 17 de ses conclusions, l'autorisation a un effet suspensif à l'exportation de devises et la subordonne cas par cas à l'approbation de l'administration qui doit être sollicitée par une demande spéciale.
25 Une telle exigence reviendrait à soumettre l'exercice de la libre circulation des capitaux à la discrétion de l'administration et serait susceptible, de ce fait, de rendre cette liberté illusoire (voir arrêt du 31 janvier 1984, Luisi et Carbone, 286-82 et 26-83, Rec. p. 377, point 34). Elle pourrait avoir pour effet d'empêcher les mouvements de capitaux effectués en conformité avec les dispositions du droit communautaire, ce qui irait à l'encontre de l'article 4, deuxième alinéa, de la directive.
26 En effet, en vertu de cette dernière disposition, l'application des mesures et procédures visées au premier alinéa "ne peut avoir pour effet d'empêcher les mouvements de capitaux effectués en conformité avec les dispositions du droit communautaire".
27 En revanche, une déclaration préalable peut constituer une mesure indispensable que les États membres sont autorisés à prendre puisque, contrairement à l'autorisation préalable, pareille déclaration ne suspend pas l'opération en cause tout en permettant néanmoins aux autorités nationales d'effectuer un contrôle effectif pour faire échec aux infractions à leurs lois et règlements.
28 Le Gouvernement espagnol a toutefois défendu la nécessité de l'autorisation préalable en faisant valoir que seul ce système permettrait de qualifier une infraction de pénale et d'infliger ainsi des sanctions pénales. Le non-respect de cette obligation pourrait entraîner en outre la confiscation des capitaux avec lesquels le délit aurait été commis.
29 Ce point de vue doit toutefois être écarté.
30 Il y a lieu de constater qu'il n'a pas été démontré à suffisance par le Gouvernement espagnol qu'il est impossible de lier des sanctions pénales à une omission de faire une déclaration préalable.
31 Dans ces conditions, il y a lieu de répondre à la troisième question que les articles 1er et 4 de la directive s'opposent à ce que l'exportation de pièces, de billets de banque ou de chèques au porteur soit subordonnée à une autorisation préalable mais, en revanche, ne s'opposent pas à ce qu'une telle opération soit subordonnée à une déclaration préalable.
Sur la quatrième question
32 Par sa quatrième question, le juge national vise à savoir si les dispositions de l'article 1er, en liaison avec l'article 4 de la directive, sont d'effet direct.
33 Il y a lieu de relever que l'obligation imposée aux États membres, en vertu de l'article 1er de la directive, de supprimer toutes les restrictions aux mouvements de capitaux, est formulée de façon claire et inconditionnelle et ne nécessite aucune mesure particulière de mise en œuvre.
34 Il convient de souligner que l'application de la réserve de l'article 4 de la directive est susceptible d'un contrôle juridictionnel, de sorte que la possibilité pour un État membre de s'en prévaloir n'empêche pas que les dispositions de l'article 1er de la directive, consacrant le principe de la libre circulation des capitaux, confèrent aux particuliers des droits qu'ils peuvent faire valoir en justice et que les juridictions nationales doivent sauvegarder.
35 Il s'ensuit qu'il convient de répondre à la quatrième question posée par la juridiction de renvoi que les dispositions de l'article 1er, en liaison avec l'article 4 de la directive, peuvent être invoquées devant le juge national et entraîner l'inapplicabilité des règles nationales qui leur sont contraires.
Sur les dépens
36 Les frais exposés par le Gouvernement espagnol, le Gouvernement belge, le Gouvernement français, le Gouvernement néerlandais, le Gouvernement portugais, le Gouvernement du Royaume-Uni, et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
Statuant sur les questions à elle soumises par le Juzgado Central de lo Penal de l'Audiencia Nacional, par ordonnance du 19 juin 1993 (affaire C-358-93), et par ordonnance du 20 septembre 1993 (affaire C-416-93), dit pour droit:
1) Une réglementation qui subordonne l'exportation de pièces, de billets de banque ou de chèques au porteur, à une autorisation administrative ou à une déclaration préalable et qui assortit cette exigence de sanctions pénales n'entre pas dans le champ d'application des articles 30 et 59 du traité.
2) Les articles 1er et 4 de la directive 88-361-CEE du Conseil, du 24 juin 1988, pour la mise en œuvre de l'article 67 du traité, s'opposent à ce que l'exportation de pièces, de billets de banque ou de chèques au porteur soit subordonnée à une autorisation préalable mais, en revanche, ne s'opposent pas à ce qu'une telle opération soit subordonnée à une déclaration préalable.
3) Les dispositions de l'article 1er, en liaison avec l'article 4 de la directive 88-361-CEE, peuvent être invoquées devant le juge national et entraîner l'inapplicabilité des règles nationales qui leur sont contraires.