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Décisions

CJCE, 9 juillet 1992, n° C-2/90

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Commission des Communautés européennes

Défendeur :

Royaume de Belgique

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Due

Présidents de chambre :

MM. Joliet, Schockweiler, Grévisse, Kapteyn

Avocat général :

M. Jacobs

Juges :

MM. Mancini, Kakouris, Moitinho de Almeida, Rodríguez Iglesias, Díez de Velasco, M. Zuleeg

CJCE n° C-2/90

9 juillet 1992

LA COUR,

1 Par requête déposée au greffe de la Cour le 3 janvier 1990, la Commission des Communautés européennes a introduit, en vertu de l'article 169 du traité CEE, un recours visant à faire constater que, en interdisant d'entreposer, de déposer ou de déverser, de faire entreposer, de faire déposer ou de faire déverser dans la Région wallonne les déchets provenant d'un autre État membre ou d'une région autre que la Région wallonne, le royaume de Belgique a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de la directive 75-442-CEE du Conseil, du 15 juillet 1975, relative aux déchets (JO L 194, p. 39), de la directive 84-631-CEE du Conseil, du 6 décembre 1984, relative à la surveillance et au contrôle dans la Communauté des transferts transfrontaliers de déchets dangereux (JO L 326, p. 31), et des articles 30 et 36 du traité CEE.

2 Il ressort du dossier que l'instrument de base en matière de gestion des déchets en Région wallonne est le décret du conseil régional wallon du 5 juillet 1985, relatif aux déchets (Moniteur belge du 14.12.1985), qui a pour objectif de prévenir l'apparition de déchets, d'encourager le recyclage et la récupération d'énergie et de matières et d'organiser l'élimination des déchets (article 1er).

3 En exécution de l'article 19, paragraphe 6, de ce même décret, habilitant l'exécutif régional wallon à soumettre à des règles particulières l'utilisation des décharges contrôlées, des dépôts et des installations de traitement pour des déchets en provenance d'États étrangers et d'autres régions belges, l'exécutif en question a pris l'arrêté du 19 mars 1987, concernant la mise en décharge de certains déchets en Région wallonne (Moniteur belge du 28.3.1987, p. 4671).

4 Aux termes de l'article 1er de cet arrêté, tel que modifié par les arrêtés du 9 et du 23 juillet 1987,

"Il est interdit d'entreposer, de déposer ou de déverser, de faire entreposer, de faire déposer ou de faire déverser, des déchets provenant d'un État étranger dans les dépôts, entrepôts et décharges de déchets soumis à autorisation ... à l'exception des dépôts annexés à une installation de destruction, de neutralisation et d'élimination des déchets toxiques.

Il est interdit aux exploitants des établissements indiqués au premier alinéa d'autoriser ou de tolérer que des déchets provenant d'un État étranger soient déposés ou déversés dans les établissements qu'ils exploitent."

5 L'article 2 du même arrêté prévoit que des dérogations à l'article 1er peuvent être accordées à la demande d'une autorité publique étrangère. La dérogation ne peut toutefois être accordée que pour une durée déterminée et doit être justifiée par des circonstances graves et exceptionnelles.

6 En vertu de l'article 3, l'interdiction prévue à l'article 1er est également valable pour les déchets provenant d'une région belge autre que la Région wallonne. Des exceptions peuvent être admises en application d'accords conclus entre la Wallonie et les autres régions belges.

7 L'article 5 du même arrêté est formulé comme suit:

"Sont réputés provenir d'un État étranger ou d'une autre région que la Région wallonne, les déchets qui ne sont pas produits en Région wallonne.

Si le déchet est issu d'un processus où sont intervenus deux ou plusieurs États ou régions, il est originaire de l'État ou de la région où a lieu la dernière transformation substantielle, économiquement justifiée, effectuée dans une entreprise équipée à cet effet ..."

8 Considérant que cette réglementation belge est contraire aux règles communautaires, dans la mesure où elle interdit le dépôt en Wallonie de déchets provenant d'autres États membres et où, par l'effet combiné des articles 3 et 5 de l'arrêté du 19 mars 1987, précités, elle interdit la décharge en Région wallonne de déchets provenant d'autres États membres et ayant subi une transformation substantielle, économiquement justifiée, dans une autre région belge, la Commission a engagé à l'encontre du royaume de Belgique la procédure de l'article 169 du traité.

9 Pour un plus ample exposé des faits du litige, du déroulement de la procédure ainsi que des moyens et arguments des parties, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-après que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.

10 La Commission soutient que la réglementation belge est contraire, d'une part, aux directives 75-442 et 84-631 et, d'autre part, aux articles 30 et 36 du traité.

Sur la directive 75-442

11 La Commission soutient qu'aucune des dispositions de la directive 75-442, relative aux déchets, n'autorise une interdiction générale du type de celle contenue dans la réglementation belge. Elle ajoute qu'une telle interdiction serait contraire aux objectifs de la directive et à l'économie de ses dispositions, qui tendent à assurer la libre circulation des déchets dans des conditions qui ne nuisent ni à la santé de l'homme ni à l'environnement.

12 Il convient de constater que la directive 75-442 énonce, en matière d'élimination des déchets, certains principes et comporte des dispositions de caractère général.

13 Elle prévoit ainsi que les États membres prennent les mesures appropriées pour promouvoir la prévention, le recyclage et la transformation des déchets, de même que les mesures nécessaires pour assurer que ceux-ci seront éliminés sans mettre en danger la santé de l'homme et l'environnement. Elle impose également aux États membres de désigner les autorités compétentes en matière de planification, d'organisation, d'autorisation et de supervision des opérations d'élimination des déchets et stipule que les entreprises qui assurent le transport, le ramassage, le stockage, le dépôt ou le traitement des déchets d'autrui ou de leurs propres déchets doivent obtenir une autorisation à cette fin ou être soumises à la surveillance des autorités compétentes.

14 Il résulte de ce qui précède que ni le cadre général institué par la directive en question ni aucune de ses dispositions ne visent de manière spécifique les échanges de déchets entre États membres et ne comportent une interdiction concrète d'adopter des mesures telles que celles instaurées par la réglementation incriminée. Dès lors, il y a lieu de constater que la violation de la directive 75-442, alléguée par la Commission, n'a pas été établie.

15 Il convient d'observer ensuite que la réglementation contestée est applicable aux déchets en général, sans distinction entre les déchets dangereux et non dangereux. Toutefois, la catégorie des déchets dangereux étant spécifiquement régie en droit communautaire par la directive 84-631, il y a lieu d'examiner d'abord le régime institué par cette directive.

Sur la directive 84-631

16 La directive 84-631, telle que modifiée par la directive 86-279-CEE du Conseil, du 12 juin 1986 (JO L 181, p. 13), et adaptée au progrès technique par la directive 87-112-CEE de la Commission, du 23 décembre 1986 (JO L 48, p. 31), s'insère, selon son premier considérant, dans les programmes d'action communautaire visant à contrôler l'élimination des déchets dangereux. Dans son deuxième considérant, il est rappelé que les États membres sont tenus de prendre les mesures nécessaires afin d'éliminer les déchets toxiques et dangereux sans mettre en péril la santé humaine et sans porter atteinte à l'environnement. Dans son troisième considérant, la directive indique que les transferts de déchets entre les États membres peuvent être nécessaires en vue de leur élimination dans les meilleures conditions possibles et, dans son septième considérant, elle rappelle la nécessité d'une surveillance et d'un contrôle des déchets dangereux depuis le moment de leur formation jusqu'à celui de leur traitement ou de leur élimination dans des conditions sûres.

17 Dans le cadre de ces objectifs, la directive pose, en ce qui concerne l'élimination des déchets en question, des conditions garantissant notamment que l'élimination ne présente de danger ni pour la santé humaine ni pour l'environnement et prévoit un système d'autorisation pour le stockage, le traitement ou la mise en dépôt de ces déchets, ainsi que la communication à la Commission par les États membres de certaines informations concernant les installations, établissements ou entreprises possédant une autorisation.

18 Quant aux transferts transfrontaliers de déchets dangereux en vue de leur élimination, la directive prévoit que leur détenteur, qui a l'intention de les transférer d'un État membre dans un autre ou de les faire transiter par un ou plusieurs États membres, doit adresser une notification aux autorités compétentes des États membres concernés, au moyen d'un "document de suivi" uniforme, contenant des informations concernant notamment l'origine et la composition des déchets, les dispositions prévues en matière d'itinéraire et d'assurance ainsi que les mesures devant être prises pour assurer la sécurité de leur transport (article 3).

19 Le transfert transfrontalier ne peut être effectué que lorsque les autorités compétentes des États membres concernés ont accusé réception de la notification. Celles-ci peuvent soulever des objections, qui doivent être motivées sur la base des dispositions législatives et réglementaires en matière de protection de l'environnement, d'ordre public et de sécurité publique ou de protection de la santé, conformes à la directive, à d'autres instruments communautaires ou à des conventions internationales que l'État membre concerné a conclues en la matière (article 4).

20 Il résulte de ce qui précède que la directive 84-631 a mis en place un système complet qui porte notamment sur des mouvements transfrontaliers de déchets dangereux en vue de leur élimination dans des établissements concrètement définis et est basé sur l'obligation de notification détaillée préalable de la part du détenteur des déchets; les autorités nationales concernées ont la faculté de soulever des objections, et donc d'interdire un transfert de déchets dangereux déterminé (par opposition aux transferts de déchets dangereux envisagés de manière générale), pour faire face aux problèmes relatifs, d'une part, à la protection de l'environnement et de la santé et, d'autre part, à l'ordre et à la sécurité publics. Ainsi, ce système ne laisse entendre aucune possibilité pour les États membres d'interdire globalement ces mouvements.

21 Il y a lieu, dès lors, de constater que la réglementation belge contestée, dans la mesure où elle écarte l'application de la procédure prévue par la directive et introduit une interdiction absolue d'importer des déchets dangereux en Wallonie, même si elle prévoit que certaines dérogations peuvent être accordées par les autorités concernées, n'est pas conforme à la directive en question.

Sur les articles 30 et 36 du traité

22 Il reste à examiner la réglementation belge en cause, pour autant qu'elle concerne les déchets qui n'entrent pas dans le champ d'application de la directive 84-631, à la lumière des articles 30 et 36 du traité.

23 Il n'est pas contesté que les déchets recyclables et réutilisables, éventuellement après traitement, ont une valeur commerciale intrinsèque et constituent des marchandises aux fins de l'application du traité et qu'ils relèvent par conséquent du champ d'application des articles 30 et suivants de celui-ci.

24 C'est pour les déchets non recyclables et non réutilisables qu'a été débattue devant la Cour la question de savoir s'ils relèvent également du champ d'application des articles 30 et suivants.

25 A cet égard, le Gouvernement belge a fait valoir que les déchets non recyclables et non réutilisables ne sauraient être considérés comme des marchandises, au sens des articles 30 et suivants du traité. En effet, ils n'auraient aucune valeur commerciale intrinsèque et ne pourraient dès lors faire l'objet d'une vente. Les opérations d'élimination ou de mise en décharge de tels déchets relèveraient des dispositions du traité relatives à la libre prestation de services.

26 Pour répondre à cette argumentation, il suffit d'observer que des objets qui sont transportés par delà une frontière pour donner lieu à des transactions commerciales sont soumis à l'article 30, quelle que soit la nature de ces transactions.

27 Il convient d'ailleurs de relever, ainsi qu'il a été exposé devant la Cour, que la distinction entre déchets recyclables et non recyclables soulève, du point de vue pratique, une sérieuse difficulté d'application, notamment en ce qui concerne les contrôles à la frontière. En effet, une telle distinction est fondée sur des éléments incertains, susceptibles de changer au fil du temps, en fonction du progrès technique. En outre, le caractère recyclable ou non d'un déchet dépend également du coût que comporte le recyclage et, partant, de la rentabilité de la réutilisation envisagée, de sorte que l'appréciation y afférente est nécessairement subjective et dépend de facteurs instables.

28 Il convient par conséquent de conclure que les déchets, recyclables ou non, doivent être considérés comme des produits dont la circulation, conformément à l'article 30 du traité, ne devrait pas en principe être empêchée.

29 Pour justifier les entraves apportées à la circulation des déchets, l'État défendeur fait valoir que la réglementation litigieuse répond, d'une part, aux exigences impératives tenant à la protection de l'environnement ainsi qu'à l'objectif de la protection de la santé, qui prime l'objectif de la libre circulation des marchandises, et constitue, d'autre part, une mesure exceptionnelle et temporaire de sauvegarde face à un afflux, vers la Wallonie, de déchets provenant de pays limitrophes.

30 S'agissant de l'environnement, il convient de relever que les déchets sont des objets de nature particulière. Leur accumulation, avant même qu'ils ne deviennent dangereux pour la santé, constitue, compte tenu notamment de la capacité limitée de chaque région ou localité à les recevoir, un danger pour l'environnement.

31 En l'espèce, le Gouvernement belge a fait valoir, sans être contredit par la Commission, qu'un afflux massif et anormal de déchets provenant d'autres régions s'est produit aux fins de dépôt en Wallonie, constituant ainsi un danger réel pour l'environnement, eu égard aux capacités limitées de cette région.

32 Il s'ensuit que l'argument selon lequel des exigences impératives tenant à la protection de l'environnement justifient les mesures contestées doit être considéré comme fondé.

33 La Commission soutient toutefois que ces exigences impératives ne sauraient être invoquées en l'espèce, étant donné que les mesures en cause sont discriminatoires à l'égard des déchets provenant des autres États membres, qui ne sont pas plus nuisibles que ceux produits en Wallonie.

34 Il est vrai que les exigences impératives n'entrent en ligne de compte que s'agissant de mesures indistinctement applicables aux produits nationaux et importés (voir notamment arrêt du 25 juillet 1991, Aragonesa de publicidad, C-1-90, Rec. p. I-0000). Toutefois, pour apprécier le caractère discriminatoire ou non de l'entrave en cause, il faut tenir compte de la particularité des déchets. En effet, le principe de la correction, par priorité à la source, des atteintes à l'environnement, principe établi pour l'action de la Communauté en matière d'environnement à l'article 130 R, paragraphe 2, du traité, implique qu'il appartient à chaque région, commune ou autre entité locale de prendre les mesures appropriées afin d'assurer la réception, le traitement et l'élimination de ses propres déchets; ceux-ci doivent donc être éliminés aussi près que possible du lieu de leur production, en vue de limiter leur transport autant que faire se peut.

35 Par ailleurs, ce principe concorde avec les principes d'autosuffisance et de proximité, énoncés dans la convention de Bâle du 22 mars 1989, sur le contrôle des mouvements transfrontaliers des déchets dangereux et de leur élimination, convention dont la Communauté est partie signataire (International environmental Law, Kluwer, Deventer-Boston, 1991, p. 546).

36 Il en ressort que, compte tenu des différences entre les déchets produits d'un lieu à un autre et de leur lien avec le lieu de leur production, les mesures contestées ne sauraient être considérées comme discriminatoires.

37 Dès lors, il y a lieu de conclure que le recours doit être rejeté dans la mesure où il concerne les déchets non couverts par la directive 84-631.

Sur les dépens

38 Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens s'il est conclu en ce sens. Le royaume de Belgique n'ayant que partiellement succombé, il y a lieu, en application de l'article 69, paragraphe 3, du règlement de procédure, de condamner chacune des parties à supporter ses propres dépens.

Par ces motifs,

LA COUR

Déclare et arrête:

1) En introduisant une interdiction absolue d'entreposer, de déposer ou de déverser dans la Région wallonne des déchets dangereux provenant d'un autre État membre et en écartant ainsi l'application de la procédure établie par la directive 84-631-CEE du Conseil, du 6 décembre 1984, relative à la surveillance et au contrôle dans la Communauté des transferts transfrontaliers de déchets dangereux, le royaume de Belgique a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de cette directive.

2) Le recours est rejeté pour le surplus.

3) Chaque partie supportera ses propres dépens.