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Décisions

CJCE, 11 juin 1985, n° 288-83

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Commission des Communautés européennes

Défendeur :

Irlande

CJCE n° 288-83

11 juin 1985

LA COUR,

1. Par requête déposée au greffe de la Cour le 23 décembre 1983, la Commission des communautés européennes a introduit, en vertu de l'article 169 du traité CEE, un recours visant a faire reconnaître que l'Irlande, en exigeant des licences pour l'importation de pommes de terre originaires de pays tiers se trouvant en libre pratique dans un autre Etat membre et en interdisant l'importation de ces pommes de terre a défaut de licence, a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 30 du traité CEE.

Sur les antécédents du litige

2. Le 5 mars 1981, l'Irlande a mis en vigueur un arrêté réglementant les importations de pommes de terre - potatoes (regulation of import) order 1981 - aux termes duquel est interdite l'importation de pommes de terre " produites dans tout pays ou territoire autre que les Etats membres de la Communauté économique européenne ", à moins qu'elles ne soient importées sous le couvert d'une licence délivrée par le ministre de l'Agriculture.

3. Il résulte du dossier que, traditionnellement, la production de pommes de terre en Irlande a été suffisante pour couvrir les besoins du marché irlandais et qu'en raison des exigences phytosanitaires, il n'y a en fait pas eu d'importation jusqu'à l'entrée en vigueur du régime phytosanitaire de la communauté, le 1er mai 1980. Au cours de la période subséquente, le marché irlandais a été affecté par l'importation de quantités importantes de pommes de terre en provenance de la communauté, dont une partie notable était constituée par des pommes de terre de primeur originaires de chypre et introduites au Royaume-Uni, à la faveur d'un contingent tarifaire a droits réduits, accordé a ce pays dans le cadre des accords établis avec la communauté. C'est en vue de parer à ces difficultés que les autorités irlandaises, à la suite d'une consultation orale avec la Commission, ont, le 5 mars 1981, introduit l'arrêté litigieux, dont une copie a été adressée ultérieurement à la Commission.

4. A la suite d'une plainte reçue, en avril 1982, par un commerçant en Irlande, qui s'était vu refuser une licence pour l'importation d'un lot de pommes de terre origi naires de chypre, mises en libre pratique au Royaume-Uni, la Commission a adressé au Gouvernement irlandais, le 2 juin 1982, une lettre attirant son attention sur l'incompatibilité de l'arrêté avec le droit communautaire, pour autant qu'il a pour effet de restreindre l'importation, en Irlande, de pommes de terre se trouvant en libre pratique dans la communauté.

5. Le 13 octobre 1982, la Commission a adressé à l'Irlande une lettre de mise en demeure, conformément à l'article 169 du traité. Dans sa réponse du 22 février 1983, le Gouvernement irlandais a justifié la mesure prise. La Commission n'ayant pas accepte ces justifications, elle a émis, le 1er août 1983, un avis motivé en vertu de l'article 169. Dans cet avis, la Commission a fait connaître qu'elle n'élève pas d'objections contre la mesure irlandaise pour autant que celle-ci concerne les importations directes de pays tiers, mais qu'elle la considéré comme incompatible avec les règles du droit communautaire en ce qu'elle s'applique aux produits originaires de pays tiers mis en libre pratique dans un autre Etat membre. Dans cet avis, la Commission a donné à entendre qu'il serait loisible au Gouvernement irlandais de solliciter auprès d'elle l'autorisation d'exclure les pommes de terre originaires de pays tiers du traitement communautaire au titre de l'article 115 du traité CEE et qu'elle serait alors en mesure d'apprécier si les conditions d'octroi d'une telle autorisation sont remplies.

6. Dans sa réponse à cet avis, du 25 octobre 1983, après avoir encore une fois justifié la mesure prise, l'Irlande a demandé à la Commission une autorisation rétroactive au titre de l'article 115, pour les faits qui lui étaient reprochés. La Commission n'a pas donné suite à cette demande et elle a introduit le présent recours à la date du 23 décembre 1983.

Sur les arguments des parties

7. Les arguments des parties, tels qu'ils résultent des documents de la procédure préalable et des mémoires du recours, peuvent être résumés comme suit.

8. La Commission considère que le potatoes order de 1981 viole les articles 9, 10 et 30 du traité CEE en ce qu'il n'exempte de l'obligation de licence à l'importation que les pommes de terre originaires des autres Etats membres et restreint ainsi l'importation de pommes de terre en provenance de pays tiers, mises en libre pratique dans ces états en conformité des dispositions tarifaires et commerciales de la communauté. La Commission rappelle a ce propos l'arrêt du 15 décembre 1976 (Donckerwolcke, 41-76, Rec. p. 1921), dans lequel la Cour a défini la portée du régime de la libre pratique.

9. La Commission souligne que la réglementation irlandaise est loin d'être purement formelle, puisqu'elle interdit expressément l'importation de pommes de terre non couverte par une licence, qu'elle prévoit des sanctions sévères en cas d'infraction et qu'elle s'applique de manière permanente à des pommes de terre de toute provenance.

10. L'Irlande défend la mesure litigieuse en faisant valoir les arguments suivants :

a) la Commission, avertie du projet de la mesure en question, aurait donne son approbation " informelle " au cours d'un échange de vues oral et n'aurait pas élevé d'objections à la suite de la notification de l'arrêté litigieux intervenue le 15 avril 1981 ;

b) la Commission n'aurait pas établi la preuve que l'arrêté aurait été applique à des pommes de terre qui se seraient trouvées régulièrement en libre pratique dans un Etat membre. En réalité, il se serait agi d'importations directes d'un pays tiers, acheminées par le territoire d'un autre Etat membre ;

c) quant au fond du problème, l'Irlande fait état d'incertitudes inhérentes à l'arrêt Donckerwolcke, en ce qui concerne la portée des règles relatives à la libre pratique des marchandises originaires de pays tiers. S'agissant en l'occurrence d'un produit agricole, les règles spéciales des articles 39 a 46 du traité prendraient le pas sur les règles générales relatives à la libre circulation des marchandises, de manière que les principes relatifs à la libre pratique ne seraient pas applicables ;

d) en particulier, l'Irlande attire l'attention sur la restriction inhérente au contingent tarifaire à droits réduits accordé à chypre pour l'importation de pommes de terre de primeur. Ce contingent aurait été destineé exclusivement à l'importation au Royaume-Uni. La Commission aurait omis de prendre les mesures nécessaires en vue d'empêcher que les pommes de terre importées dans le cadre de ce contingent puissent être réexportées vers l'Irlande. La demande visant à l'obtention de telles mesures en vertu de l'article 115, à la suite de l'avis motive de la Commission, serait restée sans suite. On ne saurait donc reprocher à l'Irlande d'avoir pris unilatéralement les dispositions nécessaires en vue de protéger son marché ;

E) enfin, l'Irlande fait valoir que la mesure prise serait justifiée par l'article 36, qui permet aux Etats membres d'introduire des restrictions d'importation justifiées par des raisons d'ordre public. L'importation de pommes de terre en Irlande aurait des conséquences a tel point désastreuses pour l'écoulement de la production irlandaise que la protection du marché national serait devenue une question d'ordre public, d'autant plus que les conséquences de cette situation seraient de nature à se répercuter indéfiniment.

11. Pour sa part, la Commission conteste qu'elle ait jamais donne une approbation, même informelle, à la mesure irlandaise. Des consultations préalables ne sauraient tenir lieu d'assentiment. Au surplus, elle n'aurait eu aucune obligation de réagir instantanément à la notification qui lui a été faite de la mesure contestée. La Commission souligne aussi que son recours concerne le potatoes order de 1981 comme tel, dans son principe, et non des cas d'importation particuliers. Elle n'aurait donc aucune preuve à apporter en ce qui concerne de telles importations.

12. Quant au rapport entre, d'une part, les règles relatives à la libre pratique consacrées par les articles 9 et 10 du traité et, d'autre part, les dispositions des articles 39 et suivants sur la politique agricole commune, la Commission attire l'attention sur le fait que les pommes de terre ne sont pas soumises a une organisation commune de marché et qu'elles relèvent des lors des règles générales du traité relatives à l'union douanière et à la libre circulation des marchandises. Elle rappelle la jurisprudence constante de la Cour à ce sujet, telle qu'elle résulte notamment des arrêts du 16 mars 1977 (Commission/République française, 68-76, Rec. p. 515, " pommes de terre "), du 29 mars 1979 (Commission/Royaume-Uni, 231-78, Rec. p. 1447, " pommes de terre ") et du 25 septembre 1979 (Commission/République française, 232-78, Rec. p. 2727, " viande ovine ").

13. Pour ce qui est, en particulier, de l'importation de pommes de terre originaires de chypre, la Commission fait valoir qu'il s'agit en l'occurrence de contingents communautaires, négocies par la communauté et repartis en vertu de règlements du conseil (règlement n° 3746-81, du 21 décembre 1981, fixant le régime applicable aux échanges commerciaux avec chypre, JO L 374, p. 4 ; règlement n° 671-82, du 22 mars 1982, portant ouverture, répartition et mode de gestion d'un contingent communautaire de pommes de terre originaires de chypre, JO L 79, p. 3 ; règlement n° 1226-83, du 16 mai 1983, portant sur le même objet, JO L 131, p. 3).

14. Quant à l'application de l'article 115, la Commission relève que l'Irlande ne lui a jamais adresse une demande motivée qui aurait permis d'examiner si les conditions de cette disposition étaient rempliés, compte tenu de la décision 80-47 de la Commission, du 20 décembre 1979, relative aux mesures de surveillance et de protection que les Etats membres peuvent être autorises à prendre à l'égard de l'importation de certains produits originaires de pays tiers et mis en libre pratique dans un autre Etat membre (JO L 16, p. 14). De toute manière, la Commission estime qu'une dérogation en vertu de l'article 115 ne saurait être accordée à titre rétroactif.

15. Enfin, la Commission considère que l'exception d'ordre public prévue à l'article 36 du traité ne saurait en aucun cas être invoquée pour protéger les intérêts économiques d'un Etat membre.

Sur le fond

16. Les circonstances de l'affaire donnent lieu, tout d'abord, à préciser l'objet et la portée du litige.

17. La lettre de mise en demeure et l'avis motive font reconnaître que la Commission n'élève pas d'objection, sous réserve des exigences découlant des accords commerciaux conclus par la communauté, contre le potatoes order de 1981 pour autant qu'il s'applique aux importations directes de pays tiers. La Commission n'ayant pas indique les raisons de sa position sur ce point, cette question, qui n'a pas fait l'objet d'un examen contradictoire, doit être réservée.

18. Il y a lieu, également, de réduire à leur juste mesure les arguments tires par l'Irlande du fait que la mise en vigueur de l'arrêté litigieux aurait été occasionnée par des importations de pommes de terre de primeur importées au Royaume-Uni en vertu d'un contingent tarifaire accorde a chypre. En effet, même si de telles importations ont été à l'origine de la mesure contestée, il n'en reste pas moins que l'arrêté en lui-même à un caractère permanent et general, en ce qu'il concerne l'importation de pommes de terre de toute provenance, sauf celles originaires des Etats membres, et cela en toutes saisons, peu importe donc qu'il s'agisse de pommes de terre de primeur ou d'autres catégories de pommes de terre.

19. Il découle de ce qui précède que l'arrêté litigieux doit être apprécié dans son principe, au regard des exigences du droit communautaire, mais seulement en ce qui concerne les pommes de terre originaires de pays tiers mises en libre pratique dans la communauté, à l'exclusion de la question des importations directes, qui doit rester réservée. C'est dans le cadre ainsi défini que doivent être examines les moyens développés par le Gouvernement irlandais.

20. Aux termes de l'article 30 du traité, sont interdites entre les Etats membres, sans préjudice des exceptions prévues par le traité même, " les restrictions quantitatives à l'importation ", c'est-à-dire toutes interdictions d'importation et toutes autres mesures limitatives, sous forme de licences d'importation ou d'autres procédés similaires.

21. L'Irlande a fait valoir un ensemble d'arguments, rappelés ci-dessus, pour justifier néanmoins l'exigence, par l'arrêté litigieux, d'une licence d'importation pour les pommes de terre produites dans tout pays ou territoire autre que les Etats membres.

22. L'argument tire par l'Irlande de consultations préalables avec la Commission et de l'inaction observée par la Commission au cours d'une première phase après la notification de l'arrêté ne saurait être retenu. Même si l'Irlande a pu en retirer l'impression que sa mesure ne soulevait pas d'objection, la Commission ne saurait, même en approuvant, expressément ou tacitement, une mesure instituée unilatéralement par un Etat membre, conférer à cet état le droit de maintenir des dispositions objectivement contraires au droit communautaire.

23. Quant à l'argument tire de l'incertitude qui entourerait la portée des dispositions du traité relatives à la libre pratique des produits importés de pays tiers, il y a lieu de faire remarquer en premier lieu qu'en vertu d'une jurisprudence constante, qui a son origine dans l'arrêt du 10 décembre 1971 (Charmasson, 48-74, Rec. p. 1383) et qui a été confirmée par les arrêts des 16 mars 1977, 29 mars 1979 et 25 septembre 1979, déjà cités, les produits agricoles pour lesquels n'a pas été établie une organisation commune de marché sont soumis aux règles générales du Marché commun en ce qui concerne l'importation, l'exportation et la circulation intracommunautaire. Un Etat membre ne saurait donc invoquer les règles spéciales des articles 39 et suivants, dont l'objet est de définir les bases d'une politique agricole commune, en vue d'instituer ou de maintenir, sur son territoire, en ce qui concerne un produit non soumis à une organisation commune de marché, des dispositions dérogatoires aux principes du Marché commun.

24. Conformément à ces principes, fixes par les articles 9, 10 et 30 du traité, ainsi que la Cour l'a rappelé dans son arrêt du 15 décembre 1976 (Donckerwolcke, précité), les mesures prévues pour la libération des échanges intracommunautaires s'appliquent de manière identique tant aux produits originaires des Etats membres qu'aux produits en provenance de pays tiers qui se trouvent en " libre pratique " dans la communauté. Une fois que ces derniers produits ont été régulièrement importés dans la communauté, dans le respect des dispositions tarifaires et commerciales en vigueur, ils sont, ainsi que la Cour l'a souligné, " définitivement et totalement assimiles aux produits originaires des Etats membres " (arrêt cité, alinéa 17).

25. Ces considérations s'appliquent également aux produits importes dans la communauté en vertu d'un contingent communautaire, même si ce contingent est destine plus particulièrement au marché d'un Etat membre déterminé, soit en vertu de dispositions conventionnelles, soit en vertu d'une répartition ultérieure. Une fois que des marchandises relevant d'un tel contingent ont été régulièrement importées dans l'Etat membre de destination, elles se confondent avec les produits qui s'y trouvent en libre circulation et doivent donc pouvoir être introduites sans obstacle dans tout autre Etat membre, sauf disposition contraire expresse prise par une institution compétente de la communauté.

26. Quant à l'application éventuelle de l'article 115 du traité à une situation de ce genre, la Commission a fait remarquer que cette question n'a pu être examinée en l'absence de toute demande de l'Irlande, introduite en temps utile. Il convient donc d'écarter l'argument tiré par l'Irlande du fait que la mesure prise équivaudrait en substance à une dérogation éventuelle, accordée en vertu de l'article 115, d'autant plus qu'un Etat membre ne saurait agir de manière unilatérale en cette matière.

27. Il apparaît de ce qui précède que l'Irlande n'était pas habilitée à prendre unilatéralement une mesure de défense définie en des termes tels qu'elle permet de limiter l'importation de pommes de terre originaires de pays tiers mises en libre pratique dans la communauté. Il importe peu que cette mesure concerne des produits relevant du régime general tel qu'il est déterminé par les dispositions tarifaires et commerciales applicables, ou des produits relevant d'un régime conventionnel special, comme le contingent tarifaire accorde à la République de Chypre. La mesure irlandaise constitue donc pour autant une restriction quantitative interdite par l'article 30 du traité.

28. Enfin, l'Irlande ne saurait invoquer, à l'appui de la mesure litigieuse, l'exception de l'ordre public prévue à l'article 36 du traité. Cette disposition, ainsi que la Cour l'a constamment souligné dans sa jurisprudence, ne saurait être invoquée par un Etat membre pour protéger ses intérêts économiques (voir l'arrêt du 19 décembre 1961, Commission/République italienne, 7-61, Rec. p. 639, et, en dernier lieu, l'arrêt du 7 février 1984, Duphar, 238-82, Rec. p. 523, alinéa 23).

29. Il résulte de tout ce qui précède que le manquement est établi et qu'il y a donc lieu de reconnaître que l'Irlande, en exigeant des licences pour l'importation de pommes de terre originaires de pays tiers se trouvant en libre pratique dans un Etat membre et en interdisant l'importation de ces pommes de terre à défaut de licence, a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 30 du traité CEE.

Sur les dépens

30. Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens. L'Irlande ayant succombe en ses moyens, il y a lieu de la condamner aux dépens.

Par ces motifs,

LA COUR

Déclare et arrêté :

1) l'Irlande, en exigeant des licences pour l'importation de pommes de terre originaires de pays tiers se trouvant en libre pratique dans un Etat membre et en interdisant l'importation de ces pommes de terre à défaut de licence, a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 30 du traité CEE.

2) l'Irlande est condamnée aux dépens.