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Décisions

Cass. 1re civ., 23 avril 1985, n° 83-17.282

COUR DE CASSATION

Arrêt

Rejet

PARTIES

Demandeur :

Hilaire

Défendeur :

Lefranc-Bourgeois (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Joubrel

Rapporteur :

M. Camille Bernard

Avocat général :

M. Sadon

Avocats :

SCP Lyon-Caen Fabiani, Liard, Me Foussard

Versailles, du 29 sept. 1983

29 septembre 1983

LA COUR : - Sur le moyen unique, pris en ses cinq branches : - Attendu, selon les énonciations des juges du fond, que la société Lefranc-Bourgeois, spécialisée dans la fabrication des couleurs en vernis pour artistes peintres, a créé et fabriqué le produit dénommé "blanc relief", vendu sous tube ne comportant aucune indication d'emploi et qui n'est accompagné d'aucune notice précisant des précautions à prendre pour son utilisation ; que ce produit, destiné à procurer des effets d'épaisseur et de relief, se présente sous l'aspect d'une pâte qui peut être travaillée pendant trois ou quatre heures (délai de séchage) sur le support, avant de commencer à peindre ; que M. Hilaire, artiste-peintre en renom, ayant utilisé le "blanc relief", a reçu, au cours de l'année 1979, des réclamations tant des galeries d'exposition que d'acquéreurs de ses œuvres, se plaignant de leur détérioration résultant du fait que la peinture s'écaillait par plaques et se détachait de la toile ; que M. Hilaire, incriminant l'usage du "blanc relief", a, au vu d'un rapport d'expertise ordonnée par le juge des référés, assigné la société Lefranc-Bourgeois en paiement de la somme de 2 090 000 francs, à titre de dommages-intérêts, en réparation du préjudice qui résulterait de l'emploi du produit litigieux ; que l'arrêt infirmatif attaqué a déclaré la société Lefranc-Bourgeois entièrement responsable du dommage subi par M. Hilaire, au motif "que le fabricant d'un produit doit fournir tous les renseignements à son usage (de l'artiste peintre) et notamment, avertir l'utilisateur de toutes les précautions à prendre lorsque le produit est susceptible de causer un dommage" ;

Attendu que la société Lefranc-Bourgeois fait grief à la cour d'appel d'avoir ainsi statué sur sa responsabilité, alors, de première part, que le fabricant ne peut être tenu d'une obligation spéciale d'information envers l'utilisateur que lorsque le produit est dangereux, complexe ou d'emploi difficile, si bien qu'en imposant, selon le moyen, une telle obligation au fabricant d'un produit simple, inoffensif et dont elle relève que les caractéristiques étaient apparentes, la juridiction du second degré n'a pas donné de base légale à sa décision au regard de l'article 1135 du Code civil ; alors, de deuxième part, qu'en décidant que le fabricant d'un produit, dont les caractéristiques étaient apparentes, était tenu d'une obligation de renseignement envers un utilisateur professionnel, sans rechercher si celui-ci, peintre connu et expérimenté, ne devait pas connaître les conditions d'emploi de ce type de produit ou, à tout le moins, être assez avisé pour se renseigner et faire des essais, la cour d'appel aurait privé sa décision de base légale au regard de l'article 1135 du Code civil ; alors, de troisième part, qu'en mettant à la charge du fabricant l'obligation d'informer l'utilisateur du mode d'emploi d'un produit simple, tout en constatant que le revendeur spécialisé avait été mis par le fabricant en mesure de fournir ces renseignements à ses clients, la cour d'appel a encore privé sa décision de base légale au regard de l'article 1135 du Code civil ; alors, de quatrième part, que l'obligation de renseignement mise à la charge d'un fabricant ne peut être qu'une obligation de moyens, si bien qu'en retenant la responsabilité de la société Lefranc-Bourgeois pour le seul motif que le produit incriminé avait été vendu à M. Hilaire sans que les renseignements diffusés par elle ne soient portés à sa connaissance, la juridiction du second degré aurait violé l'article 1137 du Code civil ; alors, enfin, qu'il n'aurait pas été répondu aux conclusions par lesquelles, en se fondant sur le rapport d'expertise, la société Lefranc-Bourgeois soutenait que les dégradations de ses toiles dont se plaignait M. Hilaire étaient dues à la transgression des techniques les plus élémentaires de son art, consistant à avoir appliqué un produit maigre sur un support gras, un produit rigide sur un support souple, et à avoir déstabilisé le produit en ne laissant pas sécher la sous-couche et en employant la technique du jus de peinture très liquide ;

Mais attendu, en premier lieu, que la juridiction du second degré retient que les caractéristiques du "blanc relief", tenant à sa consistance particulière et à sa relative mâtité, considérées par l'expert comme apparentes, ne pouvaient pour qui ne connaissait pas la composition exacte du produit - qui était particulièrement complexe -, exonérer la société Lefranc-Bourgeois de sa responsabilité, ces caractéristiques ne pouvant, à elles seules, conduire l'utilisateur à deviner les précautions à prendre dans l'emploi du produit ; que sa décision est ainsi légalement justifiée sur ce point ;

Attendu, en deuxième lieu, qu'elle énonce que les dons et qualités manifestés par un artiste peintre n'impliquent pas nécessairement sa compétence et sa technicité lorsqu'il s'agit de la composition des produits que les fabricants mettent à sa disposition ; que cette appréciation souveraine, relative au caractère non professionnel de l'utilisateur, la dispensait de rechercher s'il aurait dû se renseigner ou procéder à des essais ;

Attendu, en troisième lieu, que l'obligation de renseignement incombe aussi bien au fabricant qu'au revendeur spécialisé ; qu'il ne peut donc être reproché à la cour d'appel de n'avoir tiré aucune conséquence du fait que le revendeur avait été mis en mesure de fournir les renseignements, dès lors qu'il n'avait pas été attrait dans la cause ;

Attendu, en quatrième lieu, que si l'obligation de renseignement est une obligation de moyens, le défaut d'information sur les conditions d'emploi du produit et les précautions à prendre, prive l'utilisateur du moyen d'en faire un usage correct, conforme à sa destination ; que l'arrêt attaqué n'a donc pas violé l'article 1137 du Code civil en imposant cette obligation, qui ne tend pas à garantir le résultat recherché ;

Attendu, enfin, que la juridiction du second degré a répondu aux conclusions invoquées en retenant que les caractéristiques du "blanc relief", tenant à sa consistance particulière et à sa relative matité ne pouvaient, à elles seules, conduire l'utilisateur à deviner les précautions à prendre dans l'emploi du produit ; d'où il suit que le moyen ne peut être accueilli en aucune de ses branches ;

Par ces motifs : rejette le pourvoi.