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Décisions

CA Paris, 1re ch. B, 19 janvier 1996, n° 94-19885

PARIS

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Galerie Eterso (SA)

Défendeur :

Parma, Granville

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Guerin

Conseillers :

MM. Pluyette, Boval

Avoués :

SCP Valdelievre-Garnier, SCP Ricard, SCP Bollet, Baskal

Avocats :

Mes Gonzales, Bensard, Postel-Vinay

TGI Paris, 1re ch., 2e sect., du 31 mars…

31 mars 1994

LA COUR statue sur l'appel interjeté par la société "Galerie Eterso" d'un jugement rendu le 31 mars 1994 par le Tribunal de grande instance de Paris qui a débouté toutes les parties de leurs demandes principales et reconventionnelles.

Pour un bref exposé des faits, il suffit de rappeler que le 2 janvier 1990, Mme Tran Ngoc Tuan a vendu pour 450 000 F à la Galerie Eterso une œuvre de Nicolas de Staël, signée et datée 47, accompagnée d'un certificat d'authenticité établi le 30 novembre 1989 par M. Granville, expert et spécialiste de cet artiste. Le certificat mentionnait le tableau comme étant une "huile sur papier" ce qui était erroné car il s'agissait en réalité d'un dessin à l'encre sur papier. M. Granville a reconnu peu après son erreur et a dressé un nouveau certificat le 10 mars 1990 rectifiant l'indication sur la nature du tableau, son authenticité n'étant pas contestée.

Estimant qu'elle avait fait l'objet de manœuvres dolosives et d'une erreur sur les qualités substantielles de l'objet vendu, la Galerie Eterso a fait assigner en février 1993 Mme Tran Ngoc Tuan et M. Granville pour obtenir l'annulation de la vente, la restitution du prix de vente avec intérêts ainsi que des dommages-intérêts. Pour rejeter l'ensemble de ses demandes, le tribunal a jugé que les manœuvres dolosives alléguées n'étaient pas établies et qu'en réalité, la Galerie Eterso invoquait une erreur sur la valeur et non une erreur déterminante de son consentement sur les qualités substantielles ; les premiers juges ont enfin rejeté la demande de dommages-intérêts formée à l'encontre de M. Granville, la Galerie Eterso n'apportant pas la preuve du préjudice qui lui aurait été causé du fait de cette erreur.

La Galerie Eterso poursuit la réformation du jugement en réitérant les mêmes moyens en fait et en droit ; elle demande à nouveau l'annulation de la vente, la restitution de la somme de 450 000 F avec intérêts au taux légal à compter du 2 janvier 1990 et la condamnation in solidum de Mme Tran Ngoc Tuan et de M. Granville à lui payer celle de 50 000 F à titre de dommages-intérêts pour le préjudice tant moral que financier subi du fait de n'avoir pas pu revendre l'œuvre qu'elle n'avait acheté que dans ce seul but ; elle sollicite enfin la somme de 15 000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Mme Tran Ngoc Tuan conclut à la confirmation du jugement et demande les sommes de 20 000 F pour procédure abusive et de 10 000 F au titre des frais irrépétibles ; elle soutient qu'elle n'a participé à aucune manœuvres pour vendre ce tableau à la Galerie Eterso et que la mention de ce qu'il s'agissait d'une huile sur papier n'a pas été déterminante de la volonté de l'acquéreur ; elle fait observer que son cocontractant ne s'est jamais plaint avant 1993, date de l'assignation qui correspond à l'époque où le marché de l'art s'est effondré et que l'appelant n'a subi aucun préjudice, l'œuvre ayant été vendue à l'époque à un prix normal.

M. Granville conclut également à la confirmation du jugement en soutenant qu'il n'y a pas de lien de causalité direct entre l'erreur commise et le préjudice allégué. Sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, il demande la somme de 20 000 F.

Sur ce, LA COUR,

Se référant pour un plus ample exposé des faits, de la procédure et des prétentions et moyens des parties au jugement déféré et aux conclusions d'appel ;

Considérant qu'il résulte des pièces et des attestations versées aux débats :

- que le 30 novembre 1989, Mme Tran Ngoc Tuan a acquis de la société "Les Modernes" une œuvre de Nicolas de Staël, au prix de 330 000 F TTC, intitulée sur la facture "huile/Papier de Nicolas de Staël", signée et datée 47 ; qu'il y était joint un certificat d'authenticité de la même date de M. Granville mentionnant la peinture reproduite comme étant une "huile sur papier" ;

- que le 1er décembre 1989, Mme Tran Ngoc Tuan a revendu l'œuvre au prix de 350 000 F TTC à la Galerie de Bellecour, avec la mention "huile sur papier de N. de Staël"

- qu'en décembre 1989, la Galerie de Bellecour a fait procéder au "marouflage" (fixation du papier sur toile) et au réencadrement de l'œuvre ;

- que la Galerie Eterso ayant fait savoir A Mme Tran Ngoc Tuan qu'elle recherchait une nouvelle œuvre de N. de Staël, cette dernière a racheté, le 31 décembre 1989, à la Galerie de Bellecour le tableau précédemment vendu ; que le vendeur a facturé le 8 janvier 1990 le tableau 400 000 F à Mme Tran Ngoc Tuan avec la mention "Nicolas de Staël - œuvre sur papier marouflé sur toile - 1947"

- que suivant facture du 2 janvier 1990, Mine Tran Ngoc Tuan a cédé à la Galerie Eterso pour 450 000 F l'œuvre avec l'indication "l'œuvre de Nicolas de Staël, sur papier avec certificat...", lequel était celui que M. Granville avait établi le 30 novembre 1989 ;

- que peu après, au vu d'une réclamation de M. Lambert, directeur de la Galerie Eterso, M. Granville a reconnu dans une lettre du 6 mars 1990 avoir commis une erreur, "étant pressé par le temps et n'ayant pu désencadrer l'œuvre sous verre, su indiquant qu'il s'agissait d'une huile par de Staël alors qu'en fait il s'agit bien d'une œuvre de Nicolas de Staël mais exécutée à l'encre" ; que cet expert a alors établi un nouveau certificat le 10 mars 1990 ;

- que ce dessin a été reconnu comme étant authentique par Françoise de Staël ²et par Pierre Lecucie, à qui il avait été présenté dans la galerie Jeanne Bucher une première fois le 28 novembre 1989 puis une seconde fois le 19 mars 1990 ; que cependant. Françoise de Staël a refusé de délivrer pour cette œuvre un certificat et de la faire figurer au catalogue raisonné de l'œuvre de Nicolas de Staël

- Que par la suite, la Galerie Eterso a tenté sans succès de revendre ce dessin au prix de 850 000 F.

Sur le dol :

Considérant que pour demander la nullité de la vente, la Galerie Eterso soutient, en premier lieu, avoir été victime de manœuvres dolosives de la part de Mme Tran Ngoc Tuan, qui sachant qu'elle recherchait une peinture de N. de Staël, n'a pas hésité à lui proposer une encre accompagnée d'un certificat comportant les mots de "peinture" et de "huile sur papier" que l'appelante estime ce dol établi par les multiples achats et reventes de ce dessin à l'aide du même certificat, par le fait que Françoise de Staël ayant refusé de délivrer un certificat.

M. Granville a été sollicité en toute précipitation pour accréditer l'idée qu'il s'agissait d'une peinture, et, enfin, par le fait qu'aussitôt elle l'a fait maroufler sur toile au cours du mois de décembre 1989 ;

Mais considérant qu'à juste titre, le tribunal a estimé que les agissements critiqués n'émanaient pas de Mme Tran Ngoc Tuan, son cocontractant et que la preuve de leur caractère dolosif n'était pas rapportée ;

Qu'en effet, dans une attestation du 29 novembre 1994. M. Boudreault employé à la Galerie "Les Modernes" déclare que pour fournir à Mme Tran Ngoc Tuan, selon l'usage, un certificat d'authenticité, il s'est personnellement adressé à la Galerie Jeanne Bucher, qui a confirmé l'authenticité de l'œuvre mais qui n'a pu délivrer un certificat, lesquels n'étaient donnés que pour des œuvres provenant de sa galerie ; qu'il ajoute que cette galerie lui ayant précisé que M. Granville, conservateur du musée de Staël, avait compétence pour fournir des certificats pour les autres œuvres du peintre, il s'est alors adressé à celui-ci pour personnellement lui présenter l'œuvre afin d'obtenir un certificat d'authenticité ;

Que dans une autre attestation du 26 novembre 1994. M. Michali, responsable de la Galerie de Bellecour, certifie avoir fait procéder personnellement au marouflage et au réencadrement de l'œuvre en décembre 1989 et l'avoir revendue courant janvier 1990 à Mme Tran Ngoc Tuan car celle-ci était sollicitée par un client qui désirait l'acquérir ;

Considérant que le fait que Françoise de Staël ait refusé de délivrer un certificat et même de faire figurer l'œuvre au catalogue raisonné du peintre est sans aucune incidence dès lors que l'authenticité de l'œuvre est reconnue sans réserve ;

Qu'enfin, la multiplicité des opérations d'achats et de revente avant la cession du dessin à la Galerie Eterso ne fait que refléter les pratiques commerciales courantes à cette époque, caractérisée par un fort mouvement de spéculation dans le domaine du marché de l'art ;

Qu'il s'ensuit que le jugement déféré doit être confirmé an ce qu'il a rejeté la demande de nullité de la vente sur le fondement du dol ;

Sur l'erreur :

Considérant qu'aux termes de l'article 1110 du Code civil, l'erreur est une cause de nullité de la convention lorsqu'elle tombe sur la substance même de la chose qui su est l'objet ; qu'elle s'entend non seulement de celle qui porte sur la matière même dont la chose est composée mais aussi et plus généralement de celle qui a trait aux qualités substantielles en considération desquelles les parties ont contracté ;

Considérant qu'en l'espèce, Mme Tran Ngoc Tuan a vendu l'œuvre avec la mention "l'œuvre de Nicolas de Staël sur papier avec certificat" ; que le certificat joint établi par M. Granville le 30 novembre 1989 mentionnait l'œuvre comme étant une "peinture" à savoir une "huile sur papier" ; que celui-ci a reconnu l'erreur qu'il avait ainsi commise, due, selon lui, à la précipitation ;

Qu'à l'évidence, cette erreur porte sur un élément essentiel de la chose, un dessin à l'encre sur papier ne pouvant en aucun cas être considéré comme une "peinture" et encore moins une "huile", même si le support en est le papier ; que pour la Galerie Eterso cette erreur s'est trouvée accréditée par le fait que l'œuvre avait été "marouflée" sur une toile ;

Que contrairement à ce qu'a jugé le tribunal, la Galerie Eterso n'a pas été victime d'une simple erreur sur la valeur de l'objet acquis mais d'une erreur déterminante de son consentement ; qu'elle s'est portée, en effet, acquéreur de la "peinture" non pas pour l'objet lui-même mais pour le revendre à un tiers en fonction de ses caractéristiques particulières ; qu'à cet égard, l'appréciation artistique et financière d'un simple dessin à l'encre de Nicolas de Staël ne peut pas être assimilée à celle d'une peinture sur huile qui est d'une nature différente ; que même si la Galerie Eterso fait profession du commerce des œuvres d'art, l'erreur commise était pour elle excusable dans les circonstances de fait dans lesquelles l'objet lui a été cédé ;

Qu'enfin, Mme Tran Ngoc Tuan ne saurait tirer arguments du fait que la Galerie Eterso a tenté de revendre l'œuvre à un prix supérieur et du fait que celle-ci n'a assigné qu'en 1993 alors que dès le mois de mars 1990, l'appelante a saisi M. Granville pour lui faire reconnaître son erreur et a émis toutes réserves sur les conséquences de cette constatation ;

Considérant que la vente du 2 janvier 1990 doit donc être déclarée nulle en application de l'article 1110 du Code civil ; qu'en conséquence, Mme Tran Ngoc Tuan doit être condamnée à rembourser à la Galerie Eterso le prix de vente, à savoir 450 000 F, avec intérêts au taux légal à compter de l'assignation valant mise su demeure, soit le 23 février 1993 ; que la Galerie Eterso doit lui restituer l'œuvre acquise

Sur la responsabilité de N. Granville

Considérant qu'en procédant à un examen de l'œuvre dans des conditions qu'il reconnaît lui-même avoir été précipitées et beaucoup trop rapides. - "j'ai fait une erreur étant pressé par le temps et n'ayant pu désencadrer l'œuvre sous verre" - M. Granville a commis une négligence fautive qui a été à l'origine du litige ;

Que cette faute a causé un préjudice certain à la Galerie Eterso qui a dû supporter la situation actuelle tant sur un plan matériel que financier n'ayant pas pu revendre l'œuvre ainsi qu'elle l'espérait et ce qu'elle démontre par les pièces versées ;

Qu'en réparation de ce préjudice, pour lequel Mme Tran Ngoc Tuan, n'a pas de responsabilité, M. Granville doit être condamné à verser à l'appelante la somme de 20 000 F ;

Considérant que les intimés ne justifient pas du caractère abusif de la présente procédure ;

Considérant qu'en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, Mme Tran Ngoc Tuan et M. Granville doivent être condamnés in solidum à la somme de 10 000 F.

Par ces motifs, Vu l'article 1110 du Code civil Infirme le jugement déféré et statuant à nouveau, Prononce la nullité de la vente de l'œuvre de Nicolas de Staël cédée le 2 janvier 1990 par Mme Tran Ngoc Tuan à la Galerie Eterso au prix de 450 000 F TTC. Condamne Mme Tran Ngoc Tuan à rembourser la somme de 450 000 F avec intérêts au taux légal à compter du 23 février 1993. Dit que la Galerie Eterso doit restituer l'œuvre à Mme Tran Ngoc Tuan. Condamne M. Granville à verser à la Galerie Eterso la somme de 20 000 F à titre de dommages-intérêts. Rejette le surplus des demandes. Condamne in solidum Mme Tran Ngoc Tuan et M. Granville à payer à la Galerie Eterso la somme de 10 000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile et les entiers dépens. Admet la SCP Valdelievre - Garnier, titulaire d'un office d'avoué, au bénéfice des dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.