CJCE, 10 novembre 1992, n° C-3/91
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Exportur (SA)
Défendeur :
LOR (SA), Confiserie du Tech (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Due
Présidents de chambre :
MM. Kakouris, Rodríguez Iglesias, Zuleeg
Avocat général :
M. Lenz
Juges :
MM. Mancini, Joliet, Schockweiler, Moitinho de Almeida, Grévisse, Díez de Velasco, Kapteyn
Avocats :
Mes Greffe, Sharpston, Villaceque, Mitchell, Boespflug
LA COUR,
1 Par arrêt du 6 novembre 1990, parvenu à la Cour le 3 janvier 1991, la cour d'appel de Montpellier a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, deux questions préjudicielles relatives à l'interprétation des articles 30, 34 et 36 du traité CEE à propos de la protection en France de dénominations géographiques espagnoles.
2 Ces questions ont été posées dans le cadre d'un litige opposant la Société des Entreprises exportatrices de Tourons de Jijona (ci-après "Exportur"), établie à Jijona (province d'Alicante), aux sociétés LOR et la Confiserie du Tech, établies à Perpignan, à propos de l'utilisation par ces dernières, pour des confiseries fabriquées en France, des dénominations "Alicante" et "Jijona", qui sont celles de villes espagnoles.
3 Les sociétés LOR et la Confiserie du Tech fabriquent et vendent à Perpignan des confiseries, la première sous les appellations "touron Alicante" et "touron Jijona", la seconde sous les appellations "touron catalan type Alicante" et "touron catalan type Jijona".
4 En vertu de l'article 3 de la convention sur la protection des appellations d'origine, des indications de provenance et des dénominations de certains produits, signée à Madrid le 27 juin 1973 entre la République française et l'État espagnol (Journal officiel de la République française du 18 avril 1975, p. 4011, ci-après "convention franco-espagnole"), les dénominations "Turrón de Alicante" et "Turrón de Jijona" sont réservées exclusivement, sur le territoire français, aux produits et marchandises espagnols et ne peuvent être utilisées que dans les conditions prévues par la législation de l'État espagnol. Selon l'article 5, paragraphe 2, de cette convention, la règle s'applique même lorsque les dénominations en question sont accompagnées de termes tels que "façon", "genre" ou "type".
5 Sur la base de la convention franco-espagnole, Exportur a vainement tenté d'obtenir du juge des référés, puis du tribunal de commerce de Perpignan, qu'il soit interdit aux deux entreprises françaises d'utiliser les dénominations espagnoles en question. Exportur a interjeté appel du jugement du tribunal de commerce de Perpignan devant la cour d'appel de Montpellier.
6 Au vu de ses incertitudes sur l'interprétation à donner aux articles 30, 34 et 36 du traité, la cour d'appel de Montpellier a décidé de surseoir à statuer jusqu'à ce que la Cour se soit prononcée à titre préjudiciel sur les questions suivantes:
"1) Les articles 30 et 34 du traité de la CEE doivent-ils être interprétés comme prohibant les mesures de protection des appellations d'origine ou de provenance édictées par la convention franco-espagnole du 27 juin 1973, notamment les appellations Alicante ou Jijona pour les Tourons?
2) En cas de réponse positive à la question précédente, l'article 36 du traité doit-il être interprété comme autorisant la protection de ces mêmes appellations?"
7 Pour un plus ample exposé des faits du litige au principal, du déroulement de la procédure ainsi que des observations écrites déposées devant la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-après que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.
8 A titre liminaire, il convient de relever que c'est à bon droit que la juridiction nationale a estimé que les dispositions d'une convention conclue après le 1er janvier 1958 par un État membre avec un autre État ne pouvaient, à partir de l'adhésion de ce second État à la Communauté, s'appliquer dans les relations entre ces États, si elles se révèlent contraires aux règles du traité. Il importe dès lors de déterminer si les dispositions de la convention franco-espagnole sont compatibles avec les règles du traité sur la libre circulation des marchandises.
9 En vue de répondre à cette question, il convient d'abord d'examiner la convention franco-espagnole, son contexte et sa portée.
Sur la convention franco-espagnole, son contexte et sa portée
10 Il y a lieu de souligner que la convention franco-espagnole a pour objet de protéger les indications de provenance et appellations d'origine espagnoles sur le territoire français et, à l'inverse, les indications de provenance et appellations d'origine françaises sur le territoire espagnol.
11 D'un examen comparatif des droits nationaux, il résulte que les indications de provenance sont destinées à informer le consommateur de ce que le produit qui en est revêtu provient d'un lieu, d'une région ou d'un pays déterminé. A cette provenance géographique peut être rattachée une réputation plus ou moins grande. L'appellation d'origine, quant à elle, garantit, outre la provenance géographique du produit, le fait que la marchandise a été fabriquée selon des prescriptions de qualité ou des normes de fabrication arrêtées par un acte de l'autorité publique et contrôlées par cette autorité et donc la présence de certains caractères spécifiques (voir arrêt du 9 juin 1992, Delhaize, points 17 et 18, C-47-90, Rec. p. I-0000). Les indications de provenance sont protégées par le jeu des règles tendant à réprimer la publicité mensongère, voire l'exploitation abusive de la renommée d'autrui. En revanche, les appellations d'origine sont protégées en vertu des règles particulières énoncées dans les dispositions législatives ou réglementaires qui les consacrent. Ces règles excluent généralement l'usage de termes tels que "genre", "type" ou "façon" et empêchent, pour toute la durée du régime mis en place, la transformation de ces appellations en dénominations génériques.
12 Conformément au principe de la territorialité, la protection des indications de provenance et des appellations d'origine est régie par le droit du pays dans lequel la protection est demandée (pays d'importation), et non par celle du pays d'origine. Cette protection est donc déterminée par le droit du pays d'importation ainsi que par les conditions de fait et les conceptions existant dans ce pays. C'est au regard de ces conditions et de ces conceptions que s'appréciera l'existence d'une tromperie des acheteurs nationaux ou le cas échéant le caractère générique de la dénomination en question. Cette appréciation étant indépendante du droit du pays d'origine et des conditions existant dans celui-ci, une dénomination protégée dans le pays d'origine en tant qu'indication de provenance pourra être considérée comme une dénomination générique dans le pays d'importation et inversement.
13 C'est à ce principe de l'applicabilité du droit du pays d'importation que déroge la convention franco-espagnole sur la protection des appellations d'origine, des indications de provenance et des dénominations de certains produits.
14 Le système de la convention franco-espagnole repose sur les règles suivantes:
- les indications de provenance et les appellations d'origine protégées sont réservées aux produits et marchandises du pays d'origine (articles 2 et 3);
- les dénominations protégées sont énumérées dans deux listes annexées à la convention (articles 2 et 3);
- c'est le droit du pays d'origine, et non celui du pays où la protection est demandée, qui est à la base de la protection accordée (articles 2 et 3);
- la protection des dénominations énumérées est complétée par une clause générale qui interdit que soient portées, "sur les produits ou marchandises, dans leur présentation, sur leur conditionnement ou leur emballage extérieur, ainsi que sur les factures, lettres de voiture ou autres documents commerciaux, ou dans la publicité", des indications fausses ou fallacieuses qui tendent à tromper l'acheteur ou le consommateur sur leur véritable origine ou leur véritable provenance, sur leur nature ou leurs qualités substantielles (article 6);
- les interdictions édictées par la convention jouent également lorsque des dénominations protégées sont utilisées "soit en traduction, soit avec l'indication de la provenance véritable, soit avec l'adjonction de termes tels que 'façon', 'genre', 'type', 'style', 'imitation'ou 'similaire'" (article 5, paragraphe 1);
- enfin, il est précisé que "les produits ou marchandises originaires du territoire de l'un des États contractants, ainsi que leurs emballages, étiquettes, factures, lettres de voiture et autres documents commerciaux qui, au moment de l'entrée en vigueur de la présente convention, portent ou mentionnent habituellement des indications dont ladite convention prohibe l'utilisation, peuvent être vendus ou utilisés pendant un délai de cinq ans à compter de la date de son entrée en vigueur" (article 8, paragraphe 1).
15 Dans la mesure où elle rend applicable le droit du pays d'origine, la convention franco-espagnole se distingue de la convention de Paris pour la protection de la propriété industrielle du 20 mars 1883, telle qu'elle a été révisée en dernier lieu à Stockholm le 14 juillet 1967 (Recueil des traités des Nations unies, vol. 828, n 11851, p. 305), et de l'arrangement de Madrid concernant la répression des indications de provenance fausses ou fallacieuses du 14 avril 1891, tel qu'il a été révisé en dernier lieu à Stockholm le 14 juillet 1967 (Recueil des traités des Nations unies, vol. 828, n 11848, p. 163). En ce qu'elle s'étend aux indications de provenance et n'est donc pas limitée aux appellations d'origine, "reconnues et protégées à ce titre dans le pays d'origine", elle se différencie de l'arrangement de Lisbonne concernant la protection des appellations d'origine et leur enregistrement international du 31 octobre 1858, révisé à Stockholm le 14 juillet 1967 (Recueil des traités des Nations unies, vol. 828, n 13172, p. 205). C'est d'ailleurs pour remédier aux faiblesses des deux premières conventions multilatérales précitées et aux limitations de la troisième que de nombreux États européens ont conclu des accords bilatéraux de ce type.
Sur l'applicabilité de l'interdiction de restrictions à l'importation et à l'exportation
16 Il y a d'abord lieu de rappeler que, selon une jurisprudence constante (voir en premier lieu arrêt du 11 juillet 1974, Dassonville, point 5, 8-74, Rec. p. 837), l'interdiction des mesures d'effet équivalent à des restrictions quantitatives édictée à l'article 30 vise toute réglementation commerciale des États membres susceptible d'entraver directement ou indirectement, actuellement ou potentiellement, le commerce intracommunautaire.
17 En l'occurrence, la juridiction nationale a exprimé des doutes quant à l'applicabilité de l'article 30. A cet égard, la société Exportur a fait valoir que la convention franco-espagnole faisait obstacle à la vente en France de produits français et à la vente en Espagne de produits espagnols. En revanche, elle ne s'opposerait nullement à l'importation de produits espagnols en France ou à celle de produits français en Espagne. Selon Exportur, il n'y a donc pas de mesure d'effet équivalent au sens de l'article 30 et l'interprétation sollicitée n'est pas de nature à fournir à la juridiction nationale des éléments utiles à la solution du litige qui est pendant devant elle.
18 L'affirmation de la société Exportur n'est pas fondée. La convention franco-espagnole aboutit à interdire à des entreprises espagnoles d'utiliser en France des dénominations espagnoles protégées au cas où le droit de les utiliser leur serait refusé par le droit espagnol et à interdire à des entreprises françaises d'utiliser en Espagne des dénominations françaises protégées au cas où le droit d'utiliser ces dénominations leur serait refusé par le droit français.
19 En outre, comme l'ont souligné à juste titre les sociétés LOR et la Confiserie du Tech, une entreprise, établie dans un État membre autre que la France ou l'Espagne, qui exporterait des produits vers un de ces deux États, en se servant d'une dénomination protégée par la convention, se heurterait dans ces deux États à une interdiction d'utiliser la dénomination en question.
20 Ces effets potentiels sur le commerce intracommunautaire suffisent pour faire entrer les interdictions édictées par la convention franco-espagnole dans le champ d'application de l'article 30 du traité.
21 En revanche, la convention franco-espagnole ne comporte pas, ainsi que le requiert l'article 34 (voir arrêt du 8 novembre 1979, Groenveld, point 7, 15-79, Rec. p. 3409), de mesures qui auraient pour objet ou pour effet de restreindre spécifiquement les courants d'exportation et d'établir ainsi une différence de traitement entre le commerce intérieur d'un État membre et son commerce d'exportation, de manière à assurer un avantage particulier à la production nationale ou au marché intérieur de l'État intéressé, au détriment de la production ou du commerce d'autres États membres. Comme l'a montré la société Exportur, les dispositions de la convention ne visent l'utilisation des dénominations protégées que sur le territoire des deux États contractants. La commercialisation de produits français ou espagnols dans d'autres États membres demeure en dehors de leur champ d'application. Par ailleurs, si une entreprise française se trouve empêchée d'exporter en Espagne des produits revêtus de certaines dénominations réservées aux produits espagnols, ce n'est pas en raison du droit applicable sur le territoire français en vertu de la convention franco-espagnole, mais en raison du droit espagnol, qui serait de toute façon applicable dans le cas d'importations en Espagne.
22 Il convient dès lors de situer le problème au regard du seul article 30.
Sur l'applicabilité de l'article 36 du traité
En ce qui concerne les principes
23 Aux termes de l'article 36 du traité, l'article 30 du traité ne fait pas obstacle aux interdictions ou restrictions d'importation justifiées par des raisons de protection de la propriété industrielle ou commerciale.
24 En tant qu'il apporte une exception à un des principes fondamentaux du marché commun, l'article 36 n'admet cependant de dérogations à la libre circulation des marchandises que dans la mesure où ces dérogations sont justifiées par la sauvegarde des droits qui constituent l'objet spécifique de cette propriété (voir arrêt du 31 novembre 1974, Centrafarm, point 7, 16-74, Rec. p. 1183).
25 Il convient donc maintenant de vérifier si les interdictions édictées par la convention franco-espagnole sont justifiées par la sauvegarde des droits qui constituent l'objet spécifique des indications de provenance et des appellations d'origine.
26 Les sociétés LOR et la Confiserie du Tech font valoir d'abord que les tourons fabriqués à Alicante et à Jijona ne présentent sur le plan de leur composition et de leur qualité aucune différence significative par rapport aux tourons qu'elles fabriquent à Perpignan. Les qualités et les caractères de ces tourons seraient sans rapport avec leur origine géographique. Elles concluent dès lors, se référant à l'arrêt du 20 février 1975, Commission/Allemagne (12-74, Rec. p. 181), à l'incompatibilité de la convention franco-espagnole avec le droit communautaire.
27 La Commission expose, quant à elle, se référant au même arrêt Commission/Allemagne, précité, que la fonction spécifique d'une dénomination géographique n'est remplie, et l'interdiction faite à d'autres entreprises d'utiliser la dénomination justifiée par la protection de la propriété commerciale, que si le produit désigné par la dénomination protégée possède des qualités et des caractères dus à la localisation géographique de sa provenance et de nature à l'individualiser. Elle précise que là où le produit ne tire pas de saveur particulière du terroir, un étiquetage mentionnant le lieu d'origine ou de provenance réel du produit, conformément à l'article 3, septième alinéa, de la directive 79-112-CEE du Conseil, du 18 décembre 1978, concernant l'étiquetage et la présentation des denrées alimentaires destinées au consommateur final ainsi que de la publicité faite à leur égard (JO 1979, L 33, p. 1), suffirait pour protéger le consommateur contre le risque d'erreur.
28 La position préconisée par la Commission, qui rejoint ainsi celle défendue par les sociétés LOR et la Confiserie du Tech, doit être écartée. Elle aboutirait, en effet, à priver de toute protection les dénominations géographiques qui sont utilisées pour des produits dont il ne peut être démontré qu'ils doivent une saveur particulière au terroir et qui n'ont pas été produits selon des prescriptions de qualité et des normes de fabrication fixées par un acte de l'autorité publique, dénominations communément appelées indications de provenance. Ces dénominations peuvent néanmoins jouir d'une grande réputation auprès des consommateurs et constituer pour les producteurs, établis dans les lieux qu'elles désignent, un moyen essentiel de s'attacher une clientèle. Elles doivent dès lors être protégées.
29 L'arrêt Commission/Allemagne, précité, n'a pas la portée que lui attribue la Commission. Il résulte en substance de cet arrêt qu'un État membre ne peut, sans violer les dispositions de l'article 30, réserver, par le truchement d'un acte législatif, aux produits nationaux des dénominations qui ont été employées pour désigner des produits d'une provenance quelconque en contraignant les entreprises des autres États membres à se servir de dénominations inconnues ou moins appréciées du public. En raison de son caractère discriminatoire, pareille réglementation ne bénéficie pas de la dérogation de l'article 36.
30 Il y a lieu d'ailleurs de rappeler que, dans l'arrêt du 25 avril 1985, Commission/Royaume-Uni, point 21 (207-83, Rec. p. 1201), la Cour a jugé que le traité ne remettait pas en cause l'existence des règles permettant de faire interdire l'emploi d'indications d'origine fausses.
En ce qui concerne l'usage antérieur, ancien, loyal et traditionnel
31 Se référant à l'arrêt du 13 mars 1984, Prantl (16-83, Rec. p. 1299), les sociétés LOR et la Confiserie du Tech ont encore soutenu que la protection des dénominations géographiques n'était justifiée qu'à la condition de ne pas porter atteinte à un usage loyal et traditionnel par des tiers et que l'application de la convention franco-espagnole ne pouvait aboutir à les empêcher d'utiliser les dénominations "Turrón de Jijona" et "Turrón de Alicante" alors qu'elles les avaient utilisées de façon ancienne, durable et loyale.
32 Cet argument doit être rejeté. Il est vrai qu'on lit dans l'arrêt Prantl que, s'agissant de déterminer si une réglementation nationale peut valablement, en vue de défendre une désignation indirecte d'origine géographique dans un souci de protection du consommateur, interdire la commercialisation de vins importés dans un certain type de bouteille, il y a lieu de faire remarquer que, dans un régime de marché commun, la défense des consommateurs et la loyauté des transactions commerciales en matière de présentation des vins doivent être assurées dans le respect mutuel des usages loyalement et traditionnellement pratiqués dans les différents États membres.
33 Dans cet arrêt, la Cour a conclu que l'exclusivité de l'usage d'un type de bouteille, assurée par une réglementation nationale dans un État membre, ne saurait donc être opposée à l'importation de vins originaires d'un autre État membre, conditionnés dans des bouteilles de forme identique ou similaire en vertu d'un usage loyalement et traditionnellement pratiqué dans cet État membre.
34 En l'espèce, sans qu'il y ait lieu de se prononcer sur le point, controversé entre les parties au litige principal, de savoir si l'usage des dénominations "Touron Alicante" et "Touron Jijona" par les sociétés LOR et la Confiserie du Tech est ou non antérieur à la convention franco-espagnole, il convient de souligner que la situation qui était à l'origine de l'arrêt Prantl est différente de la présente espèce. Dans l'affaire Prantl, les débats menés devant la Cour avaient fait apparaître (voir le point 28 de l'arrêt Prantl, précité) que des bouteilles du même type que le "Bocksbeutel", ou ne présentant avec celui-ci que des différences imperceptibles par le consommateur, servaient traditionnellement à commercialiser les vins originaires de certaines régions d'Italie. Autrement dit, à l'origine, la forme de la bouteille avait également été utilisée dans l'État membre d'exportation; il s'agissait d'organiser la coexistence d'une indication indirecte de provenance nationale et d'une indication indirecte de provenance étrangère. La situation n'est donc en rien semblable à l'utilisation de dénominations de villes espagnoles par des entreprises françaises, utilisation qui pose elle le problème de la protection dans un État de dénominations d'un autre État.
En ce qui concerne la légitimité de l'extension du régime applicable dans l'État d'origine à l'État dans lequel la protection est demandée
35 Les sociétés LOR et la Confiserie du Tech ont encore soutenu que les dénominations "Touron Alicante" et "Touron Jijona" sont des dénominations génériques qui désignent des types de produits et ne sont plus évocateurs d'une provenance géographique déterminée.
36 L'argumentation doit être comprise comme signifiant que la convention ne pourrait, en vertu de l'article 30 du traité, interdire l'utilisation en France d'une dénomination espagnole qui serait devenue générique en France. Le problème est dès lors de savoir s'il est contraire à la libre circulation des marchandises qu'un accord bilatéral entre deux États membres rende applicable, par dérogation au principe de la territorialité, le droit du pays d'origine au lieu de celui de l'État où la protection est demandée. C'est ce problème qu'il convient maintenant d'examiner.
37 A cet égard, il y a lieu de souligner que l'objectif de la convention est d'empêcher que les producteurs d'un État contractant utilisent les dénominations géographiques d'un autre État, en exploitant ainsi la renommée qui s'attache aux produits des entreprises établies dans les régions ou lieux que ces dénominations désignent. Pareil objectif qui tend à assurer la loyauté de la concurrence peut être considéré comme relevant de la sauvegarde de la propriété industrielle et commerciale au sens de l'article 36, pourvu que les dénominations en question n'aient pas acquis, au moment de l'entrée en vigueur de cette convention ou postérieurement à ce moment, un caractère générique dans l'État d'origine.
38 Dès lors que la protection assurée par un État à des dénominations désignant des régions ou des endroits de son territoire est justifiée au regard de l'article 36 du traité, celui-ci ne s'oppose pas non plus à ce que cette protection soit étendue au territoire d'un autre État membre.
39 Au regard des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre à la juridiction nationale que les articles 30 et 36 du traité ne s'opposent pas à l'application des règles édictées par une convention bilatérale entre États membres relative à la protection des indications de provenance et des appellations d'origine, telle que la convention franco-espagnole du 27 juin 1973, pourvu que les dénominations protégées n'aient pas acquis, au moment de l'entrée en vigueur de cette convention ou postérieurement à ce moment, un caractère générique dans l'État d'origine.
Sur les dépens
40 Les frais exposés par les Gouvernements allemand, espagnol et du Royaume-Uni et par la Commission, qui ont déposé des observations devant la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
Statuant sur les questions à elle soumises par la cour d'appel de Montpellier, par arrêt du 6 novembre 1990, dit pour droit:
Les articles 30 et 36 du traité ne s'opposent pas à l'application des règles édictées par une convention bilatérale entre États membres relative à la protection des indications de provenance et des appellations d'origine, telle que la convention franco-espagnole du 27 juin 1973, pourvu que les dénominations protégées n'aient pas acquis, au moment de l'entrée en vigueur de cette convention ou postérieurement à ce moment, un caractère générique dans l'État d'origine.