CJCE, 13 décembre 1990, n° C-238/89
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Pall Corp.
Défendeur :
P J Dahlhausen & Co
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Mancini (faisant fonction)
Présidents de chambre :
MM. O'Higgins, Moitinho de Almeida, Rodríguez Iglesias, Díez de Velasco
Avocat général :
M. Tesauro
Juges :
Sir Gordon Slynn, MM. Kakouris, Schockweiler, Grévisse, Zuleeg, Kapteyn
Avocats :
Mes Pagenberg, Donle, Fiumara.
LA COUR,
1 Par ordonnance du 29 juin 1989, parvenue à la Cour le 31 juillet suivant, le Landgericht Muenchen I a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, deux questions préjudicielles relatives à l'interprétation des articles 30 et 36 de ce même traité.
2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant la société Pall Corp. (ci-après "Pall "), demanderesse au principal, et la société P J Dahlhausen & Co. (ci-après "Dahlhausen "). Celle-ci commercialise en République fédérale d'Allemagne des filtres à sang qu'elle importe d'Italie. Le fabricant italien appose sur les filtres eux-mêmes et sur les emballages la marque "Miropore", suivie de la lettre (R) entourée d'un cercle.
3 Pall a assigné Dahlhausen entre autres en cessation de l'usage en République fédérale d'Allemagne de la lettre (R) après la marque "Miropore" pour les filtres à sang, au motif que cette marque n'est pas déposée en Allemagne. De l'avis de Pall, l'utilisation de la lettre (R) dans ces conditions constitue une publicité trompeuse interdite en vertu de l'article 3 de l'UWG (loi allemande sur la concurrence déloyale). Cette disposition prévoit une interdiction des "indications trompeuses sur ... l'origine ... des marchandises (offertes) ... ou la source dont elles proviennent ...".
4 Le Landgericht Muenchen I, saisi du litige, estime que l'interdiction de commercialisation demandée par Pall s'impose en application de la législation allemande, mais il s'interroge sur le point de savoir si une telle interdiction n'équivaudrait pas à une restriction quantitative au sens de l'article 30 du traité CEE.
5 C'est dans ce contexte que la juridiction nationale a décidé de surseoir à statuer jusqu'à ce que la Cour se soit prononcée à titre préjudiciel sur les questions suivantes :
"1)L'interdiction, justifiée au regard de l'article 3 de l'UWG (loi allemande sur la concurrence déloyale) par la jurisprudence des juridictions de la République fédérale d'Allemagne, de mettre en circulation en République fédérale d'Allemagne des marchandises dont la dénomination est suivie d'un (R) lorsqu'aucune protection de la marque n'existe en République fédérale d'Allemagne constitue-t-elle une mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative à l'importation, interdite par l'article 30 du traité CEE, dans la mesure où elle est également appliquée lorsqu'une protection de la marque existe dans un autre État membre?
2) Dans les conditions particulières de la présente affaire, l'article 3 de l'UWG est-il applicable aux fins de protéger les biens visés à l'article 36 du traité CEE?"
6 Pour un plus ample exposé des faits du litige au principal, du déroulement de la procédure ainsi que des observations écrites déposées devant la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-après que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.
7 A titre liminaire, il y a lieu d'observer que, s'il n'appartient pas à la Cour, dans le cadre de l'article 177 du traité, de se prononcer sur la compatibilité d'une disposition nationale avec le traité, elle est, en revanche, compétente pour fournir à la juridiction nationale tous les éléments d'interprétation relevant du droit communautaire qui peuvent lui permettre d'apprécier cette compatibilité pour le jugement de l'affaire dont elle est saisie.
8 Il convient donc de comprendre les questions préjudicielles comme portant sur le point de savoir si les articles 30 et 36 du traité CEE doivent être interprétés en ce sens qu'ils s'opposent à l'application d'une disposition nationale sur la concurrence déloyale, qui permet à un opérateur économique d'obtenir l'interdiction, sur le territoire d'un État membre, de la commercialisation d'un produit portant la lettre (R) entourée d'un cercle à côté de la marque lorsque celle-ci n'est pas enregistrée dans cet État, mais est déposée dans un autre État membre.
9 L'utilisation du signe (R) - dérivé du mot anglais "registered" - à côté de la marque pour indiquer qu'il s'agit d'une marque déposée et que, par conséquent, elle jouit d'une protection légale constitue une pratique qui trouve son origine aux États-Unis, où elle fait l'objet d'une réglementation légale. Cette pratique est largement répandue dans plusieurs États membres de la Communauté.
10 Ainsi qu'il résulte du dossier, la législation allemande en matière de marques ne contient pas de règles relatives à l'utilisation du signe (R). Dans ces conditions, le problème posé, qui concerne la compatibilité d'une disposition nationale en matière de concurrence déloyale avec les règles communautaires sur la libre circulation des marchandises, doit être apprécié au regard du seul article 30.
11 Il y a lieu de rappeler la jurisprudence constante établie par l'arrêt du 11 juillet 1974, Dassonville, point 5 (8-74, Rec. p. 837), selon laquelle l'interdiction des mesures d'effet équivalant à des restrictions quantitatives édictée à l'article 30 du traité vise toute réglementation commerciale des États membres susceptible d'entraver directement ou indirectement, actuellement ou potentiellement, le commerce intracommunautaire.
12 Il est également de jurisprudence constante que les obstacles au commerce intracommunautaire résultant de disparités des dispositions nationales doivent être acceptés dans la mesure où de telles dispositions, indistinctement applicables aux produits nationaux et aux produits importés, peuvent être justifiées comme étant nécessaires pour satisfaire à des exigences impératives tenant, entre autres, à la protection des consommateurs ou à la loyauté des transactions commerciales. Mais, pour qu'elles puissent être admises, il faut que ces dispositions soient proportionnées à l'objectif poursuivi et que cet objectif ne puisse pas être atteint par des mesures restreignant d'une manière moindre les échanges intracommunautaires (voir notamment l'arrêt du 20 février 1979, Rewe, 120-78, Rec. p. 649).
13 Il y a lieu de constater d'abord qu'une interdiction telle que celle qui est en cause dans la présente affaire est de nature à entraver le commerce intracommunautaire, car elle peut contraindre le titulaire d'une marque déposée dans un seul État membre à aménager de façon différente la présentation de ses produits en fonction du lieu de commercialisation prévu et à organiser des canaux de distribution cloisonnés de façon à s'assurer que les produits portant le signe (R) ne circulent pas dans le territoire des États qui ont établi l'interdiction en cause.
14 Il y a lieu de relever ensuite qu'une telle interdiction est indistinctement applicable aux produits nationaux et aux produits importés. En effet, elle vise à éviter des risques d'erreur quand au lieu où la marque du produit est enregistrée et protégée, sans que le fait que le produit soit de provenance nationale ou étrangère revête à cet égard une importance quelconque.
15 Il convient donc d'examiner si une telle interdiction peut être justifiée par les exigences impératives susvisées.
16 A cet égard, il a été soutenu que cette interdiction est justifiée parce que l'utilisation du signe (R), qui indique qu'une marque est déposée, induit en erreur les consommateurs si la marque n'est pas déposée dans le pays où les marchandises sont commercialisées.
17 Cette argumentation ne peut être accueillie.
18 D'une part, il n'est pas établi que, dans la pratique, le signe (R) soit généralement utilisé et compris comme indiquant que la marque est déposée dans le pays de commercialisation du produit.
19 D'autre part, à supposer même que les consommateurs ou une partie d'entre eux puissent être induits en erreur sur ce point, un tel risque ne saurait justifier une entrave si caractérisée à la libre circulation des marchandises, car les consommateurs sont davantage intéressés aux qualités du produit qu'au lieu du dépôt de la marque.
20 Il a été encore soutenu que l'utilisation du signe (R) dans un État dans lequel la marque n'est pas déposée devrait être considérée comme un acte de concurrence déloyale vis-à-vis des autres concurrents et que, si le dépôt d'une marque dans un État quelconque de la Communauté suffisait à justifier l'utilisation du signe en cause, les fabricants pourraient choisir de déposer leur marque dans les États les moins exigeants.
21 Cette argumentation doit être écartée. D'une part, les opérateurs économiques avertis ayant intérêt à savoir si la marque est déposée ou non sont en mesure de vérifier auprès du registre public quelle est la situation juridique de la marque en cause. D'autre part, la personne qui dépose une marque dans un État déterminé cherche à titre principal à la faire bénéficier dans cet État d'une protection légale. Le signe (R) comme les autres signes qui indiquent que la marque est déposée a un caractère accessoire ou complémentaire par rapport à cette protection légale, qui constitue l'objet du dépôt.
22 Enfin, compte tenu des arguments développés par le Gouvernement allemand sur la base de la directive 84-450-CEE du Conseil, du 10 septembre 1984, relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres en matière de publicité trompeuse (JO L 250, p. 17), il convient d'ajouter que, dès lors qu'il a été constaté que l'interdiction en cause n'est pas justifiée par des exigences impératives tenant à la protection des consommateurs ou à la loyauté des transactions commerciales, elle ne saurait trouver davantage un fondement dans la directive précitée. Cette directive se limite à une harmonisation partielle des législations nationales en matière de publicité trompeuse en fixant, d'une part, des critères minimaux et objectifs sur la base desquels il est possible de déterminer qu'une publicité est trompeuse et, d'autre part, des exigences minimales en ce qui concerne les modalités de protection contre une telle publicité.
23 Il y a donc lieu de répondre aux questions préjudicielles que l'article 30 du traité CEE doit être interprété en ce sens qu'il s'oppose à l'application d'une disposition nationale sur la concurrence déloyale qui permet à un opérateur économique d'obtenir l'interdiction, sur le territoire d'un État membre, de la commercialisation d'un produit portant la lettre (R), entourée d'un cercle à côté de la marque lorsque celle-ci n'est pas enregistrée dans cet État, mais est déposée dans un autre État membre.
Sur les dépens
24 Les frais exposés par les Gouvernements de la République fédérale d'Allemagne, de la République italienne et du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
Statuant sur les questions à elle soumises par le Landgericht Muenchen I, par ordonnance du 29 juin 1989, dit pour droit :
L'article 30 du traité CEE doit être interprété en ce sens qu'il s'oppose à l'application d'une disposition nationale sur la concurrence déloyale qui permet à un opérateur économique d'obtenir l'interdiction, sur le territoire d'un État membre, de la commercialisation d'un produit portant la lettre (R), entourée d'un cercle à côté de la marque lorsque celle-ci n'est pas enregistrée dans cet État, mais est déposée dans un autre État membre.