CJCE, 5e ch., 2 février 1994, n° C-315/92
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Verband Sozialer Wettbewerb eV
Défendeur :
Clinique Laboratoires SNC, Estée Lauder Cosmetics GmbH
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
M. Moitinho de Almeida
Avocat général :
M. Gulmann
Juges :
MM. Edward, Joliet, Rodríguez Iglesias, Grévisse
Avocats :
Mes Burchert, Jacobsen
LA COUR (cinquième chambre),
1 Par ordonnance du 30 juin 1992, parvenue à la Cour le 22 juillet suivant, le Landgericht Berlin a posé, en application de l'article 177 du traité CEE, une question préjudicielle relative à l'interprétation des articles 30 et 36 du traité.
2 Cette question a été posée dans le cadre d'un litige opposant un groupement professionnel, le Verband Sozialer Wettbewerb eV aux sociétés Clinique Laboratories SNC et Estée Lauder Cosmetics GmbH, à propos de l'utilisation de la dénomination "Clinique" pour la commercialisation de produits cosmétiques en République fédérale d'Allemagne.
3 Ces sociétés sont des filiales française et allemande de l'entreprise américaine Estée Lauder qui commercialisent les produits cosmétiques fabriqués par cette entreprise. Ces produits étaient vendus depuis de nombreuses années sous la dénomination "Clinique", sauf en République fédérale d'Allemagne où ils étaient commercialisés, depuis leur lancement en 1972, sous la dénomination "Linique". Afin de réduire les frais de conditionnement et de publicité engendrés par cette différence de dénomination, l'entreprise a décidé de diffuser sous la marque "Clinique" les produits destinés au marché allemand.
4 Le Gesetz gegen unlauteren Wettbewerb du 7 juin 1909 (loi modifiée sur la répression de la concurrence déloyale, ci-après l'"UWG") ouvre, dans son article 3, une action judiciaire en cessation d'usage d'indications trompeuses à certaines catégories de personnes mentionnées à l'article 13, paragraphe 2, de la même loi. Par ailleurs, l'article 27 du Lebensmittel- und Bedarfsgegenstaendegesetz du 15 août 1974 (loi modifiée sur les produits alimentaires et les objets d'utilité courante, ci-après le "LMBG") interdit de commercialiser des produits cosmétiques sous des appellations ou des présentations trompeuses et notamment d'attribuer à ces produits des effets qu'ils ne possèdent pas.
5 Le groupement requérant au principal a introduit une action fondée sur l'article 3 de l'UWG et sur l'article 27 du LMBG, afin d'obtenir la cessation de l'utilisation en République fédérale d'Allemagne de la marque "Clinique" qui pourrait, selon lui, faire croire à tort aux consommateurs que les produits dont il s'agit ont des effets thérapeutiques.
6 Saisi du litige, le Landgericht Berlin a envisagé une mesure d'instruction, un sondage d'opinion destiné à vérifier si une telle dénomination avait effectivement un effet trompeur auprès d'une proportion significative de consommateurs. Mais il a constaté que cette mesure d'instruction serait inutile si, comme le soutenaient les défenderesses au principal, l'interdiction de la dénomination en cause constituait une restriction illicite au commerce intracommunautaire. Le juge national a estimé que cette dernière question nécessitait l'interprétation du traité CEE et il a, en conséquence, posé à la Cour la question préjudicielle suivante:
"Les articles 30 et 36 du traité CEE doivent-ils être interprétés en ce sens qu'ils s'opposent à l'application d'une disposition nationale en matière de concurrence déloyale qui permet d'interdire l'importation et la commercialisation d'un produit régulièrement fabriqué et/ou régulièrement commercialisé dans un autre pays européen, au motif que la dénomination du produit - Clinique - risque d'induire les consommateurs en erreur - dans la mesure où ils pourraient y voir un produit à effet thérapeutique -, lorsque ce produit est commercialisé sous le même nom légalement et sans donner lieu à contestation dans d'autres États membres de la Communauté européenne ?"
7 A titre liminaire, il y a lieu de rappeler que la Cour, qui est compétente, dans le cadre de l'article 177 du traité, pour fournir aux juridictions des États membres tous éléments d'interprétation du droit communautaire, peut être amenée à prendre en considération des normes de droit communautaire auxquelles la juridiction nationale n'a pas fait référence dans l'énoncé de sa question (arrêt du 12 décembre 1990, SARPP, C-241-89, Rec. p. I-4695, point 8). Il convient donc de déterminer quelles sont les dispositions communautaires applicables en l'espèce au principal avant d'examiner la question de savoir si celles-ci s'opposent à l'interdiction de l'usage de la dénomination "Clinique" dans les conditions précisées par le juge de renvoi.
8 Il ressort du dossier que les dispositions nationales en cause dans le litige au principal, à savoir l'article 3 de l'UWG et l'article 27 du LMBG, correspondent à certaines des dispositions des directives communautaires relatives au rapprochement des législations des États membres en matière de publicité trompeuse et en matière de produits cosmétiques.
9 La directive 84-450-CEE du Conseil, du 10 septembre 1984, relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres en matière de publicité trompeuse (JO L 250, p. 17), a pour objet la protection des consommateurs, des concurrents et du public en général contre la publicité trompeuse et ses conséquences déloyales.
10 Cette directive se limite, ainsi que l'a relevé la Cour, à une harmonisation partielle des législations nationales en matière de publicité trompeuse en fixant, d'une part, des critères minimaux et objectifs sur la base desquels il est possible de déterminer qu'une publicité est trompeuse et, d'autre part, des exigences minimales en ce qui concerne les modalités de protection contre une telle publicité (arrêt du 13 décembre 1990, Pall, C-238-89, Rec. p. I-4827, point 22).
11 La directive 76-768-CEE du Conseil, du 27 juillet 1976, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives aux produits cosmétiques (JO L 262, p. 169), a, au contraire, comme l'a déjà jugé la Cour, procédé à une harmonisation exhaustive des règles nationales d'emballage et d'étiquetage des produits cosmétiques (arrêt du 23 novembre 1989, Parfuemerie-Fabrik 4711, C-150-88, Rec. p. 3891, point 28).
12 Ainsi que le fait observer à juste titre la Commission, cette directive doit cependant, comme toute réglementation de droit dérivé, être interprétée à la lumière des règles du traité relatives à la libre circulation des marchandises (voir, notamment, arrêt du 9 juin 1992, Delhaize et Le Lion, C-47-90, Rec. p. I-3669, point 26).
13 A cet égard, la Cour a récemment précisé que l'article 30 du traité prohibait les obstacles à la libre circulation des marchandises résultant de règles relatives aux conditions auxquelles doivent répondre ces marchandises (telles que celles qui concernent leur dénomination, leur forme, leurs dimensions, leur poids, leur composition, leur présentation, leur étiquetage, leur conditionnement), même si ces règles sont indistinctement applicables à tous les produits, dès lors que cette application ne peut être justifiée par un but d'intérêt général de nature à primer les exigences de la libre circulation des marchandises (arrêt du 24 novembre 1993, Keck et Mithouard, C-267-91 et C-268-91, non encore publié au Recueil, point 15).
14 Parmi les règles définies par la directive 76-768 figure l'obligation énoncée en son article 6, paragraphe 2, dont la transposition dans la législation allemande est assurée par l'article 27, précité, du LMBG, et qui impose aux États membres de prendre "toute disposition utile pour que, dans l'étiquetage, la présentation à la vente et la publication concernant les produits cosmétiques, le texte, les dénominations, marques, images ou autres signes figuratifs ou non ne soient pas utilisés pour leur attribuer des caractéristiques qu'ils ne possèdent pas".
15 Cet article 6, paragraphe 2, qui se situe dans le cadre d'une directive tendant, ainsi qu'il ressort notamment de ses deuxième et troisième considérants, à assurer la liberté des échanges des produits cosmétiques, définit ainsi les mesures à prendre dans l'intérêt de la défense des consommateurs et de la loyauté des transactions commerciales, qui figurent au nombre des exigences impératives telles que précisées par la jurisprudence de la Cour pour l'application de l'article 30 du traité. Il poursuit également un objectif de protection de la santé des personnes, au sens de l'article 36 du traité, dans la mesure où une information trompeuse sur les caractéristiques de ces produits pourrait avoir une incidence sur la santé publique.
16 Il convient de rappeler, par ailleurs, que selon une jurisprudence constante la réglementation doit être proportionnée au but poursuivi (voir, notamment, arrêt du 16 mai 1989, Buet, 382-87, Rec. p. 1235, point 11).
17 Dans son application, la législation allemande qui a transposé l'article 6, paragraphe 2, de la directive 76-768 doit être conforme aux articles 30 et 36 du traité tels qu'interprétés par la jurisprudence de la Cour. C'est donc au regard des critères dégagés par cette jurisprudence que, pour répondre au juge national, il convient de vérifier si le droit communautaire s'oppose à l'interdiction dont fait mention la question préjudicielle.
18 La Cour a déjà jugé que l'interdiction, justifiée au regard de l'article 3 de l'UWG, de mettre en circulation en République fédérale d'Allemagne des marchandises dont la dénomination est suivie du signe (R) destiné à indiquer qu'il s'agit d'une marque déposée, alors qu'aucune protection de la marque n'existe dans cet État, était de nature à entraver le commerce intracommunautaire. En effet, une telle interdiction peut contraindre le titulaire d'une marque déposée dans un seul État membre à aménager de façon différente la présentation de ses produits en fonction du lieu de commercialisation prévu et à organiser des canaux de distribution cloisonnés de façon à s'assurer que les produits portant le signe (R) ne circulent pas dans le territoire des États qui ont établi l'interdiction en cause (arrêt Pall, précité, point 13).
19 L'interdiction, sur le fondement du même article 3 de l'UWG, de mettre en circulation en République fédérale d'Allemagne des produits cosmétiques sous la même dénomination que celle où ils sont commercialisés dans d'autres États membres constitue, en principe, une entrave de cette nature au commerce intracommunautaire. Le fait que, en raison de cette interdiction, l'entreprise concernée soit contrainte de poursuivre dans ce seul État membre la commercialisation de ses produits sous une autre dénomination et de supporter des frais supplémentaires de conditionnement et de publicité démontre que cette mesure porte atteinte à la liberté des échanges.
20 Pour déterminer si, en évitant que des caractéristiques qu'il ne possède pas soient attribuées au produit, l'interdiction d'utiliser en République fédérale d'Allemagne la dénomination "Clinique" pour la commercialisation de produits cosmétiques peut être justifiée par l'objectif de protection des consommateurs ou de la santé des personnes, il convient de prendre en compte les différentes indications contenues dans l'ordonnance de renvoi.
21 Il ressort notamment de ces indications que la gamme des produits cosmétiques de l'entreprise Estée Lauder n'est commercialisée en République fédérale d'Allemagne que dans des parfumeries ou dans les rayons de produits cosmétiques de grands magasins, c'est-à-dire qu'aucun de ces produits n'est disponible en pharmacie. Il n'est pas contesté que ces produits sont présentés comme des produits cosmétiques et non pas comme des médicaments. Il n'est pas allégué qu'indépendamment de la dénomination des produits cette présentation ne respecte pas les règles applicables en la matière aux produits cosmétiques. Enfin, selon les termes mêmes de la question posée, ces produits sont régulièrement commercialisés dans les autres pays sous la dénomination "Clinique" sans que l'usage d'une telle dénomination entraîne apparemment d'erreur pour les consommateurs.
22 Au vu de ces données de fait, l'interdiction de l'utilisation de cette dénomination en République fédérale d'Allemagne n'apparaît pas nécessaire pour satisfaire aux exigences de la protection des consommateurs ou de la santé des personnes.
23 En effet, la connotation hospitalière ou médicale du terme "Clinique" ne suffit pas à donner à cette appellation un effet trompeur susceptible de justifier son interdiction pour des produits commercialisés dans les conditions qui viennent d'être rappelées.
24 Il y a donc lieu de répondre à la question préjudicielle que les articles 30 et 36 du traité et l'article 6, paragraphe 2, de la directive 76-768-CEE du Conseil, du 27 juillet 1976, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives aux produits cosmétiques, doivent être interprétés en ce sens qu'ils s'opposent à ce qu'une mesure nationale interdise l'importation et la commercialisation d'un produit classé et présenté comme cosmétique en fondant cette interdiction sur le motif que ce produit porte la dénomination "Clinique".
Sur les dépens
25 Les frais exposés par le Gouvernement allemand et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR (cinquième chambre),
Statuant sur la question à elle soumise par le Landgericht Berlin, par ordonnance du 30 juin 1992, dit pour droit:
Les articles 30 et 36 du traité et l'article 6, paragraphe 2, de la directive 76-768-CEE du Conseil, du 27 juillet 1976, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives aux produits cosmétiques, doivent être interprétés en ce sens qu'ils s'opposent à ce qu'une mesure nationale interdise l'importation et la commercialisation d'un produit classé et présenté comme cosmétique en fondant cette interdiction sur le motif que ce produit porte la dénomination "Clinique".