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Décisions

CJCE, 2e ch., 7 octobre 1985, n° 199-84

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Procuratore della repubblica

Défendeur :

Tiziano Migliorini et Tibor Tiburzio Fischl

CJCE n° 199-84

7 octobre 1985

LA COUR,

1. Par ordonnance du 13 juillet 1984, parvenue à la Cour le 6 août suivant, la corte suprema di cassazione a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, une question préjudicielle relative à l'interprétation du règlement n° 3225-82 du Conseil, du 23 novembre 1982, portant ouverture, répartition et mode de gestion d'un contingent tarifaire communautaire pour la viande bovine congelée, de la sous-position 02.01 a ii b) du tarif douanier commun (année 1983) (JO L 340, p. 4), en vue d'apprécier la compatibilité avec cette réglementation communautaire de l'exportation vers un autre Etat membre de viande bovine congelée provenant de pays tiers.

2. Cette question a été soulevée dans le cadre d'une procédure pénale engagée par le Procureur de la République contre M. T. Migliorini, employé des magasins généraux de Vérone (Italie), en tant que gardien de marchandise, et M. T. Fischl, administrateur de l'entreprise Spa Soicarni, sise à Milan (ci-après dénommés les prévenus), pour avoir exporté vers la République fédérale d'Allemagne de la viande bovine congelée importée de Tchécoslovaquie et faisant partie de la quote-part du contingent tarifaire communautaire attribuée à l'Italie pour l'année 1983. Ledit contingent communautaire a été ouvert conformément à l'engagement auquel la communauté a souscrit en 1962 dans le cadre de l'accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT).

3. L'article 1er du règlement susmentionné ouvre un contingent tarifaire communautaire de viande bovine congelée d'un volume total de 50 000 tonnes pour l'année 1983 et fixe le droit du tarif douanier commun applicable a 20 %. Par contre, aucun prélèvement n'est prévu dans le cadre de l'organisation commune du marché. L'article 2 précise que ce contingent est subdivisé en deux parties, dont, respectivement, 9 658 et 4 757 tonnes sont ventilées à l'Italie. Aux termes de l'article 3, les Etats membres prennent toutes les dispositions utiles pour garantir à tous les opérateurs intéressés établis sur leur territoire le libre accès aux quotes-parts qui leur sont attribuées. Selon le deuxième considérant du même règlement, la répartition du contingent entre les Etats membres doit être effectuée au prorata de leurs besoins, " afin d'aboutir à une répartition équitable entre les Etats membres ".

4. Lors de l'importation en Italie de la marchandise concernée, tous les droits en cas d'importation d'un pays tiers ont été acquittés par l'entreprise importatrice. Néanmoins, les autorités douanières Italiennes, estimant que les prévenus ont tente d'employer indûment la marchandise pour des objectifs autres que celui pour lequel l'importation avait été facilitée, étant donné qu'elle ne devait être utilisée que pour les besoins de l'Italie, donc ne pas être exportée, ont saisi la marchandise. Cette mesure a été confirmée ultérieurement par le Procureur de la République de Vérone qui a considéré que l'exportation était constitutive du délit de contrebande. Apres que le Tribunal de Vérone eut levé la saisie, le Procureur de la République a formé un pourvoi en cassation, il a également ordonné une nouvelle saisie de la viande, en se referant cette fois au délit d'escroquerie aggravée au détriment de l'état Italien et de la communauté (article 640, n° 1, du Code pénal Italien). Les prévenus, après la confirmation de la deuxième saisie par le Tribunal de Vérone ont, à leur tour, formé un pourvoi en cassation auprès de la corte suprema di cassazione.

5. La corte suprema di cassazione constate qu'il est essentiel pour sa décision de déterminer l'interprétation à donner au règlement n° 3225-82 précité dans la mesure ou la répartition équitable du contingent entre les Etats membres est effectuée au prorata de leurs besoins et ou le choix du système de gestion de sa quote-part est laissé à chaque Etat membre, de manière à assurer une répartition qui soit appropriée d'un point de vue économique (quatrième considérant du règlement). En réalité, il s'agit, selon la juridiction nationale, de déterminer, en premier lieu, la portée d'une répartition formulée en référence aux besoins du pays bénéficiaire et, en particulier, de déclarer si le règlement a entendu ainsi identifier l'utilisation de la viande pour répondre aux nécessités de consommation interne du produit ou faire référence à un emploi économique quelconque de celui-ci. En second lieu, la juridiction nationale estime que, en absence d'une interdiction réglementaire expresse de réexporter la marchandise importée, il faut établir si cette interdiction peut être déduite du système même de la répartition équitable du contingent entre les Etats membres.

6. Pour ces raisons, la juridiction nationale a estimé nécessaire de saisir la Cour et a posé la question préjudicielle suivante :

' Le règlement n° 3225 de 1982, en répartissant le contingent tarifaire entre les pays membres selon les besoins déterminés sur la base des critères qu'il a établis, a-t-il entendu se référer à la destination à la consommation et au commerce de la viande importée du pays tiers uniquement dans le cadre du pays importateur, sans la possibilité de la réexporter vers un pays différent membre de la communauté?'

7. Cette question vise, en substance, à savoir si le règlement n° 3225-82, compte tenu de la circonstance qu'il vise à garantir que la répartition du contingent tarifaire communautaire soit effectuée au prorata des besoins des Etats membres et laisse à chaque Etat membre le choix du système de gestion de ses quotes-parts, de manière à assurer une répartition qui soit appropriée d'un point de vue économique, doit être interprété dans ce sens qu'il autorise les Etats membres à prendre des mesures visant à empêcher, à restreindre ou à affecter la réexportation de la marchandise importée régulièrement dans le cadre dudit contingent.

8. Les prévenus font valoir que l'absence d'indication de la finalité de la répartition du quota dans le règlement n° 3225-82 montre qu'aucune limitation n'existe quant à la destination de la viande. Ils se réfèrent au deuxième considérant du règlement pour en conclure que la référence aux besoins des Etats membres ne constitue qu'un critère technique de la répartition du contingent. Il résulterait des principes énoncés dans les articles 39 et 40 du traité que le législateur national ne doit pas intervenir de manière à influencer la libre formation du prix du marché. Enfin, l'interdiction d'exporter constituerait une violation manifeste et la négation de toute philosophie communautaire.

9. Le Gouvernement Italien estime que la réglementation nationale vise à éviter toutes les inégalités d'accès ou d'approvisionnement de stocks de viande importés dans la communauté en exemption des droits de prélèvement. Lors d'une importation de viande réalisée uniquement pour obtenir la mise en libre pratique dans un Etat membre, avec l'intention de l'expédier directement vers une quelconque utilisation à l'extérieur de celui-ci, on ne pourrait pas considérer que la viande est destinée à répondre aux besoins du pays ou l'importation a été effectuée plutôt qu'a ceux du pays dans le circuit économique duquel la viande est immédiatement et effectivement introduite par la réexportation. Un tel comportement créerait également les inégalités précitées. Le Gouvernement Italien se réfère à l'article 3, paragraphe 1, du règlement en cause en combinaison avec la disposition de l'article 44, paragraphe 1, sous a), du règlement n° 3183-80 de la Commission, du 3 décembre 1980, portant modalités communes d'application du régime de certificats d'importation, d'exportation et de préfixation pour les produits agricoles (JO L 338, p. 1), pour exclure l'idée qu'un opérateur soit libre d'utiliser le certificat d'importation pour effectuer une importation destinée en définitive à un quelconque Etat membre de la communauté autre que celui à la quote-part duquel le lot de marchandise a été imputé. Le dernier article précité prévoirait, en effet, que le certificat d'importation n'est valable que dans l'Etat membre de délivrance. Des considérations qui précèdent, le Gouvernement Italien tire les conclusions que le rapport entre la quote-part nationale du contingent et les besoins de chaque Etat membre fait intrinsèquement partie de l'esprit et de la finalité communautaires du contingent et sert à traduire une destination des différentes quotes-parts nationales à la satisfaction des besoins intérieurs de chaque Etat membre.

10. Enfin, le Gouvernement Italien confirme que l'application du règlement n° 3225-82 ne pourrait jamais avoir pour effet d'interdire la réexportation de la marchandise concernée. Elle n'aurait qu'une incidence sur la conservation du droit à la franchise douanière lorsque l'opération d'exportation ne s'avère pas compatible avec une destination conforme à celle prescrite par la réglementation communautaire.

11. Le Gouvernement belge se réfère également à l'article 44, paragraphe 1, sous a), du règlement n° 3183-80, mais constate que celui-ci, à l'instar du règlement n° 3225-82, ne prévoit aucune limitation à la réexportation. Il interprété la notion d'opérateurs intéressés en suivant les observations avancées par la Commission dans une précédente affaire (arrêt du 23 janvier 1980, Grosoli, 35-79, Rec. p. 177), comme englobant " toutes les personnes physiques ou morales établies sur le territoire d'un Etat membre qui procèdent ou font procéder au dédouanement de viande bovine congelée en vue de sa mise à la consommation sur ledit territoire ". Par " mise à la consommation ", l'on viserait manifestement plus que la simple mise en libre pratique. Par conséquent, toutes les autres taxes applicables à ces marchandises devraient être acquittées. Ceci fait, il n'existerait pas de base permettant d'interdire une exportation intracommunautaire vers d'autres Etats membres. Enfin, un Etat membre n'aurait pas le droit d'ajouter une condition ou une clause d'interdiction qui n'est pas prévue explicitement par le règlement n° 3225-82.

12. Selon la Commission, la marchandise importée dans un Etat membre dans le cadre d'un contingent tarifaire communautaire accordé sur la base du GATT et repartie entre les Etats membres suivant les critères déterminés peut être réexportée dans un autre Etat membre. La Commission déduit de la jurisprudence de la Cour que, d'une part, en l'absence de dispositions communautaires formelles, les Etats membres bénéficiaires ne peuvent réglementer la destination de la viande importée sous le régime considéré. D'autre part, la notion d'" opérateurs intéressés " aurait une large portée qui ne se limiterait pas a celles d'" importateurs ". La répartition du volume du contingent communautaire entre les Etats membres ne serait rien d'autre qu'une méthode réaliste de gestion qui permet de faire bénéficier les opérateurs de l'avantage tarifaire par l'intermédiaire des administrations nationales.

13. Dans une optique plus générale, la Commission estime qu'une interdiction de réexporter la viande dans un autre Etat membre ne saurait en aucun cas être prévue expressément dans un règlement communautaire, parce qu'elle serait contraire au principe de la libre circulation des marchandises et, plus particulièrement, à l'article 34 du traité, qui s'appliquerait non seulement aux produits originaires de la communauté, mais aussi aux produits en provenance de pays tiers qui se trouvent en libre pratique dans la communauté.

14. Pour répondre à la question posée, il convient de rappeler d'abord que la Cour a déjà eu, à maintes reprises, l'occasion de dire que l'élimination entre les Etats membres des obstacles à la commercialisation constitue un principe fondamental du marché commun, applicable à l'ensemble des produits et marchandises, de sorte que toute exception, d'ailleurs d'interprétation stricte, doit être clairement prévue (voir arrêt du 20 avril 1978, Commissionnaires réunis, 80 et 81-77, Rec. p. 927 et les références y mentionnées).

15. En ce qui concerne plus précisément les contingents tarifaires communautaires négociés par la communauté en vertu de la compétence que le traité lui a conférée en matière de politique tarifaire commerciale et ouverts dans le cadre du GATT, il est à constater que le règlement n° 3225-82 du Conseil, à l'instar des règlements précédents, qualifie expressément ce contingent de " communautaire ". Il s'ensuit que le même caractère appartient aux parts de contingents attribuées aux Etats membres.

16. Ledit règlement exposé, dans son deuxième considérant, d'une part, " qu'un système d'utilisation du contingent tarifaire communautaire fonde sur une répartition entre les Etats membres parait susceptible de respecter la nature communautaire dudit contingent... ". D'autre part, il résulte de ce même considérant que la répartition effectuée au prorata des besoins des Etats membres n'a pour but que d'aboutir à une répartition équitable entre les opérateurs économiques intéressés des Etats membres, notamment en ce qui concerne l'accès égal et continu de tous les opérateurs intéressés de la communauté audit contingent, quelles que soient la notion ou l'orientation de leurs activités.

17. C'est dans ce contexte qu'il convient de rappeler également la jurisprudence constante de la Cour, selon laquelle, d'une part, la gestion de quotes-parts laissée aux Etats membres pour en faire la répartition selon leurs propres dispositions administratives n'autorise pas ceux-ci à prendre des dispositions visant à réglementer la destination des quantités qui leur étaient attribuées, et, d'autre part, ne saurait être compris comme dépassant le cadre des règles techniques et procédurales destinées à assurer le respect des limites globales du contingent et de l'égalité de traitement des bénéficiaires (arrêts du 12 décembre 1973, Grosoli, 131-73, Rec. p. 1555, et du 30 octobre 1982, Norddeutsches Vieh- und Fleischkontor, 213 a 215-83, Rec. p. 3583). Il s'ensuit que seules les entreprises établies dans l'Etat membre concerné ont le droit d'importer la marchandise dans le cadre du contingent sur la base du certificat d'importation qui, partant, n'est valable que dans l'Etat membre de délivrance (article 44, paragraphe 1, du règlement n° 3183-80). Mais cette limitation territoriale de la validité du certificat n'affecte en rien le commerce intracommunautaire de la marchandise.

18. Il y a aussi lieu de souligner que la Cour a déjà eu l'occasion de juger que, si une répartition d'un contingent tarifaire global en quotas nationaux peut être compatible avec le traité, c'est à la condition expresse qu'elle ne porte pas atteinte à la libre circulation des produits faisant l'objet du contingent, après qu'ils ont été admis en libre pratique sur le territoire d'un Etat membre (arrêt du 13 décembre 1983, Commission/Conseil, 218-82, Rec. p. 4063).

19. En ce qui concerne l'opinion du Gouvernement Italien selon laquelle le règlement en cause ne pourrait, certes, pas avoir pour effet d'interdire la réexportation, mais admettrait de soumettre la marchandise aux droits de douane lorsqu'elle ne reste pas dans l'Etat membre sur le contingent duquel elle était importée dans la communauté, il est a constater que toute disposition ou mesure d'un Etat membre ayant pour effet d'affecter la nature communautaire d'un contingent porte atteinte à un des objectifs principaux du marché commun, à savoir à la libre circulation de marchandises. Aux termes de l'article 9, paragraphe 2, du traité, l'élimination des restrictions dans le commerce intracommunautaire s'applique également aux produits en provenance de pays tiers qui se trouvent en libre pratique dans un Etat membre.

20. Il découle des considérations précédentes qu'il y a lieu de répondre à la question posée par la juridiction nationale que le règlement n° 3225-82 vise a garantir que la repartition du contingent tarifaire communautaire est effectuée au prorata des besoins des Etats membres et doit être interprétée dans ce sens que le contingent communautaire doit être reparti équitablement entre les opérateurs intéressés de chaque Etat membre, mais n'autorise pas les Etats membres à prendre des mesures visant à empêcher, à restreindre ou à affecter la réexportation de la marchandise importée régulièrement dans le cadre dudit contingent et se trouvant de ce fait en libre pratique dans un Etat membre.

Sur les dépens

21. Les frais exposés par les Gouvernements de la République Italienne et du Royaume de Belgique, ainsi que par la Commission des communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé au cours de la procédure pénale pendant devant la corte di cassazione de Roma, il appartient a celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR (deuxième chambre),

Statuant sur la question a elle soumise par la corte suprema di cassazione, par ordonnance du 13 juillet 1984, dit pour droit :

Le règlement n° 3225-82 vise à garantir que la répartition du contingent tarifaire communautaire est effectuée au prorata des besoins des Etats membres et doit être interprété dans ce sens que le contingent communautaire doit être reparti équitablement entre les opérateurs intéressés de chaque Etat membre, mais n'autorise pas les Etats membres à prendre des mesures visant à empêcher, à restreindre ou à affecter la réexportation de la marchandise importée régulièrement dans le cadre dudit contingent et se trouvant de ce fait en libre pratique dans un Etat membre.