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Décisions

CJCE, 23 février 1988, n° 216-84

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Commission des Communautés européennes

Défendeur :

République française

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Mackenzie Stuart

Président de chambre :

M. Moitinho de Almeida

Avocat général :

Sir Gordon Slynn

Juges :

MM. Everling, Bahlmann, Galmot, Kakouris, O'Higgins

CJCE n° 216-84

23 février 1988

LA COUR,

1. Par requête déposée au greffe de la Cour le 21 août 1984, la Commission des Communautés européennes a introduit, en vertu de l'article 169 du traité CEE, un recours visant à faire reconnaître qu'en interdisant l'importation et la vente des succédanes de lait en poudre et de lait concentré, sous quelque dénomination que ce soit, la République française a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 30 du traité CEE.

2. L'interdiction nationale contestée par la Commission résulte de l'article 1er de la loi du 29 juin 1934 relative à la protection des produits laitiers (JORF du 1. 7. 1934).

3. Au cours de la procédure précontentieuse ainsi qu'à l'appui de son recours, la Commission a exposé, en substance, que la disposition en cause entraînerait une interdiction absolue de commercialiser et d'importer en France tout produit destiné à remplacer le lait en poudre ou le lait concentré, composé d'autres produits que du lait, quelle que soit la dénomination commerciale de ce produit. Bien que cette interdiction absolue s'applique indistinctement aux produits nationaux et importés, elle ne serait justifiée ni par l'une des raisons visées à l'article 36 du traité ni par une exigence impérative.

4. Le Gouvernement français défend la mesure litigieuse en faisant valoir qu'elle est nécessaire pour des raisons tenant aussi bien à la protection des consommateurs qu'à la protection de la santé humaine et qu'elle est conforme aux objectifs de la politique communautaire en matière de produits laitiers. En outre, le Gouvernement français se prévaut de la rétroactivité prétendue de l'article 5 du règlement n° 1898-87 du Conseil, du 2 juillet 1987, concernant la protection de la dénomination du lait et des produits laitiers lors de leur commercialisation (JO L 182, p. 36).

5. Pour un plus ample exposé du cadre juridique du litige, des faits de l'affaire, notamment de la réouverture de la procédure orale, et des arguments des parties, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-dessous que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.

6. Il convient d'abord de relever que, en l'absence de règles communes ou harmonisées relatives à la fabrication et à la commercialisation des succédanes de lait, il appartient à chaque Etat membre de réglementer, chacun sur son territoire, tout ce qui concerne la composition, la fabrication et la commercialisation de ces produits.

7. Toutefois, selon une jurisprudence constante de la Cour, il résulte des articles 30 et suivants du traité CEE que l'application d'une réglementation nationale aux produits importés des autres Etats membres n'est compatible avec ledit traité que dans la mesure ou elle est nécessaire pour satisfaire à des raisons d'intérêt général énumérées à l'article 36, comme la protection efficace de la santé des personnes, ou à des exigences impératives tenant, notamment, à la défense des consommateurs. Il en résulte également qu'un Etat membre ne saurait recourir aux dites raisons d'intérêt général ou à des exigences impératives pour justifier une mesure restreignant l'importation que si aucune autre mesure moins restrictive du point de vue de la libre circulation des marchandises n'est susceptible d'atteindre le même objectif.

8. Il convient donc d'examiner successivement, à la lumière de ladite jurisprudence, les divers moyens avances par le Gouvernement français pour justifier l'interdiction de toute transaction commerciale relative au produit concerné.

Quant à la défense des consommateurs

9. En ce qui concerne le moyen tenant à la défense des consommateurs, le Gouvernement français avance en substance trois arguments séparés, à savoir, en premier lieu, le problème de l'information des consommateurs sur le fait qu'on leur propose de consommer des succédanes, en second lieu, le risque d'une confusion des consommateurs sur les qualités du produit concerné, et, en troisième lieu, la possibilité que les succédanes supplantent progressivement les produits laitiers à cause de leur niveau inférieur de prix, privant ainsi les consommateurs de tout choix.

10. A cet égard, il y a lieu d'observer d'abord que la préoccupation du Gouvernement français de veiller à ce que les consommateurs soient correctement informés sur les produits qu'ils consomment peut être justifiée. En l'espèce cependant, une telle information peut être assurée notamment par un étiquetage adéquat concernant la nature, les ingrédients et les caractéristiques du produit offert. Comme la Commission l'a observé à juste titre, une telle information peut également être réalisée lorsque les produits sont vendus par distributeurs automatiques de boissons ainsi que, en principe, dans les lieux de restauration collective. Bien qu'une information complète et détaillée des consommateurs lors de l'utilisation des succédanes de lait dans la restauration collective puisse soulever quelques difficultés, il y a lieu de remarquer qu'une telle information complète et détaillée n'existe pas non plus sur les autres composants des denrées et des repas offerts dans lesdits lieux. Il n'existe aucune raison particulière pour que les consommateurs soient informés d'une manière plus stricte s'agissant de succédanes de lait.

11. En ce qui concerne le problème d'une information des consommateurs susceptible de les induire en erreur, il résulte de la jurisprudence de la Cour (arrêt du 16 décembre 1980, Fietje, 27-80, Rec. p. 3839) que des mesures nationales nécessaires pour garantir les dénominations correctes des produits, évitant toute confusion dans l'esprit du consommateur et assurant la loyauté des transactions commerciales, peuvent être adoptées sans enfreindre le principe de la libre circulation des marchandises consacré par les articles 30 et suivants du traité. Le droit communautaire ne s'oppose donc pas à une mesure nationale garantissant une information correcte des consommateurs et évitant ainsi toute confusion. Toutefois, la mesure en cause va au-delà d'une telle garantie.

12. Quant au risque d'une éviction des produits laitiers par leurs succédanés à cause de leurs prix inférieurs, il suffit de remarquer qu'un Etat membre ne saurait recourir à une exigence impérative comme la défense des consommateurs pour soustraire un produit aux effets d'une concurrence des prix sous prétexte des difficultés économiques occasionnées par l'élimination des entraves au commerce intracommunautaire. En interdisant la commercialisation des succédanés de lait, la disposition en question ne garantit pas non plus la liberté de choix du consommateur. Ce n'est au contraire que la possibilité d'importer ces succédanés qui donne aux consommateurs un choix réel entre les agents blanchissants et les produits laitiers.

13. Il s'ensuit qu'une interdiction absolue de l'importation et de la vente des succédanes de lait n'est pas nécessaire pour la défense des consommateurs et que, dès lors, le premier moyen du Gouvernement français doit être rejeté.

Quant à la protection de la santé

14. A cet égard, le Gouvernement français se fonde sur deux éléments, le premier concernant la valeur nutritive, le second alléguant l'effet nuisible des succédanés pour certains groupes de la population.

15. En ce qui concerne le premier argument, il convient de relever qu'un Etat membre ne saurait invoquer des raisons de santé publique pour interdire l'importation d'un produit au motif que celui-ci aurait une valeur nutritive inférieure ou une teneur en matières grasses plus élevée qu'un autre produit qui se trouve déjà sur le marché concerné. En effet, il est évident que le choix alimentaire des consommateurs dans la Communauté est tel que la seule circonstance qu'un produit importé soit d'une qualité nutritive inférieure n'entraîne pas un danger réel pour la santé humaine. En outre, comme la Commission l'a souligné, sans être contredite par le Gouvernement français, il existe sur le marché français des produits qui sont également d'une valeur nutritive réduite ou composés substantiellement de mêmes matières grasses que les succédanes sans que leur commercialisation soit interdite. Partant, cet argument ne peut être retenu.

16. En ce qui concerne l'effet nuisible des succédanés de lait pour certains groupes de la population, la Commission a souligné à juste titre que, d'une part, les produits laitiers comportent également des risques pour des groupes de personnes souffrant de certaines maladies et, d'autre part, qu'il y a manifestement désaccord entre les spécialistes sur les dangers réels et potentiels concernant des graisses animales et des graisses végétales sur la santé humaine. A cet égard, il importe de rappeler qu'un étiquetage approprié informant les consommateurs sur la nature, les ingrédients et les caractéristiques des succédanes offerts mettrait les personnes susceptibles d'être menacées par des graisses végétales ou les autres composants des succédanes en état de décider elles-mêmes de leur utilisation.

17. Dans ces conditions, une interdiction absolue d'importation des succédanes de lait pour des raisons tenant à la protection de la santé humaine ne peut être justifiée.

Quant à la conformité de la mesure litigieuse avec les objectifs de la politique communautaire en la matière

18. En ce qui concerne l'argumentation du Gouvernement français selon laquelle l'interdiction de commercialiser en France les succédanes de lait serait conforme à la politique agricole commune, il convient de constater d'abord que les produits laitiers sont soumis à une organisation commune de marché, destinée à stabiliser le marché laitier notamment par le recours à des mesures d'intervention. Il ressort d'une jurisprudence constante de la Cour que, dès lors que la Communauté a établi une organisation commune de marché dans un secteur déterminer, les Etats membres sont tenus de s'abstenir de toute mesure unilatérale qui rentre de ce chef dans la compétence de la Communauté. Il incombe donc à la Communauté, et non à un Etat membre, de rechercher une solution à ce problème dans le cadre de la politique agricole commune.

19. Dans ce contexte, il convient d'ajouter que des mesures nationales, même soutenant une politique commune de la Communauté, ne peuvent aller à l'encontre d'un des principes fondamentaux de la Communauté, en l'occurrence celui de la libre circulation des marchandises, sans être justifiées par des raisons reconnues par le droit communautaire.

20. Il apparaît de ce qui précède que la mesure litigieuse relève de l'interdiction prévue par l'article 30 du traité CEE sans être justifiée ni par une exigence impérative ni par une des raisons énumérées à l'article 36 dudit traité.

Quant à la justification de la mesure litigieuse par l'article 5 du règlement n° 1898-87

21. Le Gouvernement français interprète encore l'article 5 du règlement n° 1898-87, selon lequel les Etats membres peuvent, pour une certaine période, "dans le respect des règles générales du traité, maintenir une réglementation nationale qui restreint la fabrication et la commercialisation sur leur territoire des produits ne répondant pas aux conditions visées à l'article 2 du présent règlement", comme signifiant que la législation française dont il s'agit peut en tout état de cause continuer de s'appliquer.

22. Cet argument ne peut être retenu. Sans même qu'il soit nécessaire de trancher la question de savoir si la disposition en cause est assortie d'un effet rétroactif, il suffit de constater qu'elle ne justifie le maintien d'une réglementation nationale qu'à condition que les règles générales du traité CEE soient respectées. Or, comme la Cour l'a relevé ci-dessus, la réglementation dont il s'agit est contraire à l'article 30 du traité CEE et ne remplit donc pas les conditions posées par l'article 5 du règlement n° 1898-87.

23. Il résulte de tout ce qui précède que le manquement est établi. Il y a donc lieu de reconnaître que la République française, en interdisant l'importation des succédanes de lait en poudre et de lait concentré, sous quelque dénomination que ce soit, et la vente de ces produits importés, a manqué à une obligation qui lui incombe en vertu de l'article 30 du traité CEE.

Sur les dépens

24 aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s'il est conclu en ce sens. La partie défenderesse ayant succombé en ses moyens, il y a lieu de la condamner aux dépens.

Par ces motifs,

LA COUR

Déclare et arrête :

1) en interdisant l'importation des succédanés de lait en poudre et de lait concentré, sous quelque dénomination que ce soit, et la vente de ces produits importés, la République française a manqué à une obligation qui lui incombe en vertu de l'article 30 du traité CEE.

2) la République française est condamnée aux dépens.