CJCE, 6e ch., 5 juillet 1988, n° 269-86
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Mol
Défendeur :
Inspecteur der Invoerrechten en Accijnzen
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
M. Due
Avocat général :
M. Mancini
Juges :
MM. Koopmans, Bahlmann, Kakouris, O'higgins
Avocat :
Me de Wall
LA COUR (sixième chambre),
1. Par arrêt du 29 octobre 1986, parvenu à la Cour le 5 novembre 1986, le Hoge Raad der Nederlanden a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, une question préjudicielle relative à l'interprétation de l'article 2 de la sixième directive (77-388) du Conseil, du 17 mai 1977, en matière d'harmonisation des législations des Etats membres relatives aux taxes sur le chiffre d'affaires - système commun de taxe sur la valeur ajoutée : assiette uniforme (JO L 145, p. 1; ci-après "sixième directive").
2. Cette question a été soulevée dans le cadre d'un litige opposant l'administration fiscale néerlandaise à M. Mol, qui avait vendu des amphétamines, en infraction à la loi néerlandaise sur les stupéfiants, et portant sur la soumission de ce commerce d'amphétamines à la taxe sur le chiffre d'affaires. Le Gerechtshof de Leeuwarden ayant donné raison à l'administration, M. Mol s'est pourvu en cassation, en soutenant notamment que ces transactions, en raison de leur caractère illégal, n'étaient pas passibles de la taxe en question.
3. Considérant que ce litige soulevait un problème qui n'a pas encore été tranché dans la jurisprudence de la Cour, notamment pas dans l'arrêt du 28 février 1984 (Einberger, 294-82, Rec. p. 1177), le Hoge Raad a posé à la Cour la question préjudicielle suivante :
"L'article 2 de la sixième directive doit-il s'interpréter en ce sens que les livraisons d'amphétamines effectuées à titre onéreux à l'intérieur du pays ne sauraient être soumises à la taxe sur la valeur ajoutée, dans la mesure où il s'agit de livraisons interdites par la loi ?"
4. Pour un plus ample exposé des faits du litige au principal et des observations présentées à la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-dessous que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.
5. Il convient de relever tout d'abord que la question posée par la juridiction nationale comporte, en réalité, deux branches distinctes, l'une portant sur le point de savoir si l'article 2 de la sixième directive doit être interprété en ce sens qu'aucune dette de taxe sur le chiffre d'affaires ne prend naissance lors de la livraison illégale de stupéfiants effectuée à titre onéreux à l'intérieur du pays, et l'autre visant à savoir si, dans l'affirmative, la règle du non-assujettissement à la TVA couvre également la livraison illégale d'amphétamines.
Sur la première branche de la question
6. A cet égard, il y a lieu de rappeler que la Cour a interprété, dans son arrêt du 28 février 1984, précité, l'article 2, point 2, de la sixième directive en ce sens qu'aucune dette de taxe sur le chiffre d'affaires à l'importation ne prend naissance lors de l'importation illégale dans la Communauté de stupéfiants qui ne font pas partie du circuit économique strictement surveillé par les autorités compétentes en vue d'être utilisés à des fins médicales et scientifiques.
7. M. Mol et la Commission estiment que la solution adoptée dans l'arrêt cité doit être transposée au domaine des transactions à l'intérieur du pays. En effet, la Cour aurait basé sa décision essentiellement sur le raisonnement selon lequel les stupéfiants relèvent, par définition, d'une interdiction totale d'importation et de commercialisation dans la Communauté, ce qui exclurait du champ d'application de la sixième directive également la livraison à l'intérieur du pays de ces mêmes stupéfiants.
8. Les Gouvernements néerlandais, français et allemand soutiennent que l'arrêt cité se limite à l'importation illégale de stupéfiants et ne préjuge donc pas d'une décision relative à leur livraison à l'intérieur du pays, d'autant plus que la Cour a expressément relevé dans le même arrêt qu'il existe entre ces deux transactions des différences sur les plans économique et juridique. En effet, dans le cas de l'importation, le fait générateur de la TVA serait essentiellement identique à celui des droits de douane, alors que la livraison à l'intérieur du pays n'est imposable que si elle est effectuée à titre onéreux par un assujetti agissant en tant que tel.
9. En présence de ces arguments divergents, il convient de rappeler que l'article 2 de la sixième directive cite, en tant que champ d'application de la taxe sur la valeur ajoutée :
" 1) les livraisons de biens et les prestations de services effectuées à titre onéreux à l'intérieur du pays par un assujetti agissant en tant que tel;
2) les importations de biens ".
10. Dans ce contexte, il y a lieu de constater, à titre préliminaire, que la juridiction nationale a posé la question préjudicielle, prise dans sa première branche, exclusivement par rapport à la livraison illégale de stupéfiants effectuée à l'intérieur de l'Etat membre en question. Or, le point de savoir si une telle opération est passible de la TVA n'a pas encore fait l'objet de la jurisprudence de la Cour, qui, en dehors des arrêts relatifs au régime douanier de stupéfiants importés en contrebande, n'a été amenée à se prononcer, dans son arrêt du 28 février 1984, précité, que sur l'interprétation de l'article 2, point 2, de la sixième directive au sujet d'une importation illégale de stupéfiants dans la Communauté. Dans cet arrêt, la question des livraisons illégales à l'intérieur du pays n'a pas été tranchée.
11. A défaut de dispositions expresses de la directive sur ce point se pose d'abord la question de savoir si la livraison illégale de stupéfiants à l'intérieur du pays constitue ou non une opération imposable ou si la directive doit être interprétée comme laissant aux Etats membres la faculté d'en décider.
12. A cet égard, il y a lieu de constater, ainsi que la Cour l'a déjà dit à l'égard des importations de stupéfiants dans l'arrêt cité, que la directive ne saurait être interprétée comme laissant cette question en dehors de son champ d'application. Pareille interprétation serait inconciliable avec le but poursuivi par la directive, qui vise à une harmonisation étendue dans ce domaine, et notamment en ce qui concerne le champ d'application de la taxe sur la valeur ajoutée.
13. Il convient, ensuite, d'examiner si la sixième directive, eu égard à son contexte et à ses objectifs, s'oppose à la soumission à la TVA des stupéfiants à l'occasion de leur livraison illégale à l'intérieur du pays.
14. A ce propos, il y a lieu de constater que la sixième directive est fondée sur les articles 99 et 100 du traité CEE et qu'elle a pour objectif l'harmonisation ou le rapprochement des législations des Etats membres relatives aux taxes sur le chiffre d'affaires "dans l'intérêt du Marché commun ". Aux termes de ses troisième et quatrième considérants, l'établissement d'un système commun de TVA doit contribuer à la libération effective de la circulation des personnes, des biens, des services, des capitaux et à l'interpénétration des économies ainsi qu'à la réalisation d'un Marché commun comportant une saine concurrence et ayant des caractéristiques analogues à celles d'un véritable marché intérieur.
15. Or, la nocivité des stupéfiants étant généralement reconnue, leur commercialisation est interdite dans tous les Etats membres, exception faite d'un commerce strictement contrôlé en vue d'une utilisation à des fins médicales et scientifiques. Ainsi que la Cour l'a déjà jugé dans l'arrêt du 28 février 1984, précité, au sujet de leur importation illégale dans la Communauté, ces produits relèvent, par définition, d'une interdiction totale d'importation et de commercialisation dans la Communauté. La Cour a ajouté que de telles marchandises, dont l'introduction dans le circuit économique et commercial de la Communauté est absolument exclue et dont l'importation illégale ne peut donner lieu qu'à des mesures répressives, sont tout à fait étrangères aux dispositions de la sixième directive concernant la définition de l'assiette et, par voie de conséquence, à celles concernant la naissance d'une dette fiscale en matière de taxe sur le chiffre d'affaires.
16. Ce raisonnement est également valable pour la perception de la TVA lors de la livraison à l'intérieur du pays. En effet, la circulation illicite de stupéfiants à l'intérieur du pays, qui ne peut donner lieu elle aussi qu'à des mesures répressives, est tout aussi étrangère aux objectifs susmentionnés de la sixième directive et, par voie de conséquence, à la naissance d'une dette fiscale en matière de taxe sur le chiffre d'affaires que l'importation illicite des mêmes stupéfiants.
17. En ce qui concerne la thèse développée en sens contraire par les trois Gouvernements qui sont intervenus dans cette affaire, il convient d'observer qu'elle semble être dictée par la crainte qu'il sera impossible de délimiter la jurisprudence relative au commerce illégal de stupéfiants d'autres opérations économiques illicites, de sorte que, par un traitement fiscal plus favorable du commerce illicite en général, le principe de neutralité fiscale du système de TVA serait entravé.
18. A cet égard, il faut admettre que le principe de neutralité fiscale s'oppose effectivement, en matière de perception de la TVA, à une différenciation généralisée entre les transactions licites et les transactions illicites. Cela n'est pourtant pas vrai pour la livraison de produits tels que les stupéfiants, qui présentent des caractéristiques particulières en ce qu'ils relèvent, par leur nature même, d'une interdiction totale de mise en circulation dans tous les Etats membres, à l'exception d'un circuit économique strictement surveillé en vue d'une utilisation à des fins médicales et scientifiques. Dans une telle situation spécifique ou toute concurrence entre un secteur économique licite et un secteur illicite est exclue, le non-assujettissement à la TVA ne saurait affecter le principe de neutralité fiscale.
19. Pour cette même raison, l'argument tiré dans ce contexte par les trois Gouvernements de l'article 4, paragraphe 1, de la sixième directive, qui soumet à la TVA toute activité économique, "quels que soient les buts ou les résultats de cette activité", ne saurait être retenu. En effet, si la disposition invoquée, en définissant la notion d'assujetti, couvre généralement des opérations économiques sans distinguer des opérations licites et illicites, cette conclusion n'est pourtant pas pertinente pour le régime fiscal des stupéfiants, étant donné que ces produits sont déjà exclus du champ d'application de la TVA défini à l'article 2 de la sixième directive.
20. Il faut ajouter que cette constatation ne préjuge en rien la compétence des Etats membres pour poursuivre les infractions à leur législation en matière de stupéfiants par des sanctions appropriées avec toutes les conséquences que celles-ci peuvent comporter, notamment dans le domaine pécuniaire.
21. Il y a donc lieu de répondre à la première branche de la question préjudicielle que l'article 2 de la sixième directive doit être interprété en ce sens qu'aucune dette de taxe sur le chiffre d'affaires ne prend naissance lors de la livraison illégale de stupéfiants effectuée à titre onéreux à l'intérieur du pays, dans la mesure où ces produits ne font pas partie du circuit économique strictement surveillé par les autorités compétentes en vue d'être utilisés à des fins médicales et scientifiques.
Sur la seconde branche de la question
22. Par cette partie de la question, la juridiction nationale vise à savoir si la règle du non-assujettissement à la TVA, applicable à la livraison illégale de stupéfiants à l'intérieur du pays, couvre également la livraison illégale d'amphétamines.
23. A cet égard, il convient d'observer qu'il résulte des observations déposées devant la Cour dans le cadre de la présente affaire préjudicielle que le commerce d'amphétamines, en raison de leur nocivité reconnue, est généralement interdit dans tous les Etats membres.
24. Cette situation juridique se reflète, sur le plan international, dans la Convention sur les substances psychotropes de 1971 (recueil des traités des Nations unies, 1019, n° 14956), qui vise à prévenir, entre autres, le trafic illicite des amphétamines, même s'il faut reconnaître que cette convention n'a pas été signée par certains Etats membres, parmi lesquels le Royaume des Pays-Bas, et qu'elle ne constitue donc pas une base pour l'interprétation du droit communautaire.
25. Il convient, ensuite, de constater que l'interdiction du commerce d'amphétamines prévue en droit national des Etats membres connaît certaines exceptions d'utilisation bien limitées et strictement contrôlées par les autorités compétentes. Ainsi, il existe pour les Etats membres qui sont parties à la convention précitée les exceptions prévues par celle-ci. En effet, la convention dispose, dans ses articles 5, paragraphe 2, et 4 que le commerce d'amphétamines n'est pas interdit pour l'usage aux fins médicales et scientifiques; en outre, elle autorise le transport par les voyageurs internationaux de petites quantités de préparations pour l'usage personnel, l'emploi de substances psychotropes dans l'industrie pour la fabrication de substances ou produits non-psychotropes et l'utilisation de ces substances pour la capture d'animaux par des personnes expressément autorisées, à condition, toutefois, que ces utilisations soient strictement contrôlées par les autorités compétentes.
26. Il s'ensuit que, à l'égard de l'application de la sixième directive, les amphétamines se trouvent dans la même situation que les stupéfiants. Elles sont, par conséquent, exclues du champ d'application de la TVA défini à l'article 2 de la sixième directive, sauf pour des utilisations strictement contrôlées à des fins bien déterminées par le droit national.
27. Il y a donc lieu de répondre à la seconde branche de la question préjudicielle que la règle du non-assujettissement à la TVA couvre également la livraison illégale d'amphétamines, dans la mesure où ces produits ne font pas partie du circuit économique strictement surveillé par les autorités compétentes.
Sur les dépens
28. Les frais exposés par la République fédérale d'Allemagne, la République française, le Royaume des Pays-Bas et la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR (sixième chambre),
Statuant sur la question à elle soumise par le Hoge Raad der Nederlanden, par arrêt du 29 octobre 1986, dit pour droit :
1) l'article 2 de la sixième directive du Conseil, du 17 mai 1977, en matière d'harmonisation des législations des Etats membres relatives aux taxes sur le chiffre d'affaires - système commun de taxe sur la valeur ajoutée : assiette uniforme, doit être interprété en ce sens qu'aucune dette de taxe sur le chiffre d'affaires ne prend naissance lors de la livraison illégale de stupéfiants effectuée à titre onéreux à l'intérieur du pays, dans la mesure où ces produits ne font pas partie du circuit économique strictement surveillé par les autorités compétentes en vue d'être utilisés à des fins médicales et scientifiques.
2) la règle du non-assujettissement à la TVA couvre également la livraison illégale d'amphétamines, dans la mesure où ces produits ne font pas partie du circuit économique strictement surveillé par les autorités compétentes.