CJCE, 7 mai 1985, n° 18-84
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Commission des Communautés européennes
Défendeur :
République française
LA COUR,
1. Par requête déposée au greffe de la Cour le 19 janvier 1984, la Commission des Communautés européennes a introduit, en vertu de l'article 169 du traité CEE, un recours visant à faire reconnaître qu'en excluant les entreprises de presse du bénéfice de certains avantages fiscaux pour leurs publications qu'elles font imprimer dans les autres Etats membres, la République française a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 30 du traité CEE.
2. Il résulte du recours que l'article 39 bis du Code général des impôts français prévoit certains avantages fiscaux au bénéfice des entreprises exploitant soit un journal, soit une revue mensuelle ou bimensuelle consacrée, pour une large part, à l'information politique. Ces avantages consistent en l'autorisation de constituer en franchise d'impôt, par prélèvement sur les résultats imposables, une provision pour acquisition d'éléments d'actif nécessaires à l'exploitation du journal, ou de déduire de ces résultats les dépenses exposées en vue du même objet. Les limites de ces prélèvements ou déductions ont fait l'objet de variations selon les exercices budgétaires, de même que la désignation des éléments d'actif pouvant être financés par ces mêmes prélèvements ou déductions.
3. Une innovation à cet égard a été introduite par l'article 80 de la loi de finances pour 1980 n° 80-30, du 18 janvier 1980 (JORF du 19. 1. 1980, p. 147), modifiant le régime prévu par l'article 39 bis du Code général des impôts. Aux termes du dernier alinéa de l'article 80 de la loi de finances, 'les entreprises de presse ne bénéficient pas des dispositions de l'article 39 bis précité pour la partie des publications qu'elles impriment à l'étranger'.
4. La Commission ayant jugé cette disposition contraire à l'article 30 du traité CEE, elle a adressé, le 29 mars 1982, au Gouvernement français, en vertu de l'article 169 du traité, une lettre de mise en demeure l'invitant à présenter ses observations au sujet de la mesure en question. Aucune réponse n'ayant été donnée à cette communication, la Commission a notifié à la République française un avis motivé en date du 5 mai 1983.
5. La Commission estime que la disposition en cause est susceptible d'inciter les entreprises de presse françaises à conclure des contrats avec des imprimeries françaises et à renoncer à conclure de tels contrats avec des imprimeries établies dans les autres Etats membres, afin de pouvoir bénéficier autant que possible du système d'avantages fiscaux ci-dessus décrit. De ce fait, le régime prévu par l'article 39 bis du Code général des impôts serait à qualifier de mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative, interdite par l'article 30 du traité CEE. La Commission rappelle également, dans ce contexte, sa directive 70-50, du 22 décembre 1969 (JO 1970, L 13, p. 29), dont l'article 2, paragraphe 3, sous k), qualifie de mesures d'effet équivalant à une restriction quantitative toutes dispositions nationales qui " font obstacle à l'achat par des particuliers des seuls produits importés, ou incitent à l'achat des seuls produits nationaux ou imposent cet achat ou lui accordent une préférence ".
6. La Commission ajoute que la disposition en cause fait partie d'un système d'avantages fiscaux qui pourraient constituer une aide au sens des articles 92 à 94 du traité. Mais elle considère que, s'agissant des modalités d'une aide non-nécessaires à l'objet ou au fonctionnement d'une telle aide, les dispositions citées du traité ne sauraient faire obstacle à l'application de l'article 30, ainsi que la Cour l'aurait dit pour droit dans son arrêt du 22 mars 1977 (Ianelli & Volpi, 74-76, Rec. p. 557).
7. Au cours de la procédure devant la Cour, la République française a développé trois moyens de défense.
8. En premier lieu, elle fait valoir que l'impression ne saurait être considérée comme un produit, mais qu'elle constitue une activité de service, de manière que la disposition fiscale critiquée par la Commission tomberait en dehors du champ d'application de l'article 30 du traité et de la directive 70-50. Une telle activité ne pourrait relever que des dispositions du traité relatives à la libre prestation des services. Quant à l'application de la directive 70-50, le Gouvernement français ajoute que l'article 2, paragraphe 3, sous k), en ce qu'il se réfère aux achats des " particuliers ", ne saurait être appliqué à des entreprises de presse, celles-ci ne pouvant être assimilées à de tels particuliers.
9. En deuxième lieu, la République française conteste que le fait, pour une publication, d'avoir été imprimée en France plutôt que dans un autre Etat membre puisse avoir une influence quelconque sur le choix du lecteur potentiel. C'est donc en vain que la Commission chercherait à démontrer que la mesure litigieuse doit être rangée parmi celles qui, au sens de la disposition citée de la directive 70-50, " incitent à l'achat des seuls produits nationaux ".
10. Enfin, pour le cas où la mesure en question serait reconnue comme faisant partie d'un régime d'aide, le Gouvernement français explique que la mesure fiscale en question ne serait pas détachable ou dissociable du régime d'aide à la presse prévu par les dispositions fiscales en cause. Une mesure faisant partie intégrante d'un tel système ne saurait être considérée, au sens de la jurisprudence citée par la Commission, comme une modalité accessoire, justiciable comme telle de l'article 30.
11. Ces défenses appellent les observations suivantes.
12. En premier lieu, on ne saurait qualifier de " services " les travaux d'imprimerie, dès lors que les prestations de l'imprimeur conduisent directement à la fabrication d'un objet matériel qui, en tant que tel, fait d'ailleurs l'objet d'une classification au tarif douanier commun, sous la position 49.02, " journaux et périodiques imprimés ". De toute manière, selon l'article 60 du traité, " sont considérées comme services les prestations fournies normalement contre rémunération, dans la mesure où elles ne sont pas régies par les dispositions relatives à la libre circulation des marchandises ". Il y a donc lieu de considérer le problème sous le seul aspect de l'article 30.
13. Quant à la question de savoir si la mesure prévue par la législation fiscale française pourrait être considérée éventuellement comme partie intégrante d'un régime d'aides, il est à remarquer, en premier lieu, ainsi qu'il résulte des réponses données à une question posée par la Cour, que ce régime n'a jamais été notifié comme tel à la Commission. En second lieu, il convient d'observer que les articles 92 et 94 ne sauraient en aucun cas servir à mettre en échec les règles du traité relatives à la libre circulation des marchandises, de même d'ailleurs que les règles relatives à l'élimination des discriminations fiscales, ainsi qu'il résulte d'une jurisprudence constante de la Cour. En effet, selon cette jurisprudence, les dispositions relatives à la libre circulation des marchandises, celles relatives à l'élimination des discriminations fiscales et celles relatives aux aides poursuivent un objectif commun, qui est d'assurer la libre circulation des marchandises entre Etats membres dans des conditions normales de concurrence (voir, outre l'arrêt du 22 mars 1977, cité par la Commission, les arrêts du 13 mars 1979, Hansen, 91-78, Rec. p. 935, du 26 juin 1979, Pigs and Bacon Commission, 177-78, Rec. p. 1261, et du 24 novembre 1982, Commission/Irlande, 249-81, Rec. p. 4005). Le fait qu'une mesure nationale puisse éventuellement être qualifiée d'aide au sens de l'article 92 n'est dès lors pas une raison suffisante pour l'exempter de l'interdiction de l'article 30. L'argument tiré du régime communautaire des aides, que le Gouvernement de la République française n'a d'ailleurs soulevé qu'à titre d'hypothèse, à la suite des observations de la Commission, ne saurait donc être retenu.
14. Quant à l'applicabilité des critères de la directive 70-50, il y a lieu de faire remarquer, tout d'abord, que la référence aux " particuliers ", par l'article 2, paragraphe 3, sous k), vise tous les opérateurs économiques de caractère privé, de manière qu'on ne saurait en exclure les entreprises de presse.
15. Pour ce qui est de l'argument tiré à propos de cette directive par le Gouvernement français du fait que l'origine des imprimés vendus par les entreprises de presse françaises ne saurait avoir une influence quelconque sur le choix du lecteur potentiel, il y a lieu de faire remarquer que le recours de la Commission vise non les destinataires finals des produits imprimés, mais bien les options des entreprises de presse, en ce qui concerne la fabrication de leurs imprimés. Or, on ne saurait contester que l'exclusion de l'avantage fiscal, prévue par l'article 39 bis du Code général des impôts, a pour effet d'inciter des entreprises à faire exécuter leurs travaux d'impression plutôt en France que dans un autre Etat membre. A cet égard, il y a lieu de constater que l'article 2, paragraphe 3, sous k), de la directive 70-50 permet de caractériser de manière pertinente le procédé fiscal visé par le recours comme entrave aux échanges intracommunautaires, en ce qu'il crée une préférence en faveur des imprimés fabriqués sur le territoire national.
16. Il apparaît ainsi que la disposition fiscale critiquée par la Commission, du fait qu'elle incite les entreprises de presse à faire fabriquer leurs imprimés en France plutôt que dans d'autres Etats membres, est de nature à freiner les importations de produits imprimés originaires de ces états et qu'elle doit dès lors être qualifiée de mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative, interdite par l'article 30.
17. Il y a donc lieu de reconnaître qu'en excluant les entreprises de presse françaises du bénéfice de certains avantages fiscaux pour les publications qu'elles font imprimer dans les autres Etats membres, la République française a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 30 du traité CEE.
Sur les dépens
18. Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens. La République française ayant succombé en ses moyens, il y a lieu de la condamner aux dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
Déclare et arrête :
1) en excluant les entreprises de presse du bénéfice de certains avantages fiscaux pour les publications qu'elles font imprimer dans les autres Etats membres, la République française a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 30 du traité CEE.
2) la République française est condamnée aux dépens.