Cass. com., 11 mai 1976, n° 75-10.011
COUR DE CASSATION
Arrêt
Cassation
PARTIES
Demandeur :
Lemerle (Sté)
Défendeur :
Janeau
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Cénac
Rapporteur :
M. Mérimée
Avocat général :
M. Toubas
Avocats :
Mes Le Prado, Waquet.
LA COUR : - Sur le premier moyen : - Attendu que, selon les énonciations de l'arrêt attaqué (Angers, 28 octobre 1974), Janeau, entrepreneur de travaux agricoles, avait passé commande le 25 mars 1970 à la société Lemerle d'une "chargeuse" Massey Ferguson, neuve, munie de divers équipements, au prix de 270 600 francs ; que ce prix était stipule payable, à concurrence de 180 000 francs, grâce à un prêt consenti par une entreprise de financement, pour 32 400 francs par la dation en paiement d'un engin usage, le surplus par le règlement, fin août, fin septembre et fin octobre 1970, de lettres de change tirées par la société Lemerle sur Janeau et acceptées par celui-ci ;
Attendu qu'il est fait grief à la cour d'appel d'avoir prononce, à la demande de Janeau, la nullité de cette vente, pour infraction à la réglementation des ventes à crédit, au motif que la seule partie du prix payée comptant se réduisait en l'espèce à la somme de 32 400 francs susvisée, et se trouvait donc inférieure au minimum de 25 % du prix total, exigible à l'époque, alors, selon le pourvoi, que, en des écritures demeurées sans réponse, la société Lemerle avait fait valoir que Janeau avait emprunté en pleine connaissance de cause, que sans doute, l'acheteur, bénéficiaire du crédit, peut demander en principe la nullité d'une vente consentie en contravention aux règles applicables en matière de ventes à crédit, qu'il ne peut cependant en aller de même, lorsque, comme en l'espèce, l'acheteur a agi en pleine connaissance de cause, que, dans une telle situation, l'action en nullité doit être écartée par application de la Maxime Nemo Auditur ; qu'en tous les cas, les juges du fond devaient répondre au moyen tiré par la société Lemerle de ce que, professionnel, Janeau avait agi en connaissance de cause, et que l'on chercherait en vain dans la décision frappée de pourvoi, le moindre élément de réponse au moyen considéré ;
Mais attendu que la cour d'appel, en énonçant : "les dispositions du décret du 20 mai 1955 sont d'ordre public la nullité (résultant de l'infraction à ces dispositions) étant absolue, peut être invoquée par tout intéressé", a répondu aux conclusions prétendument délaissées et justifie sa décision de dire recevable l'action exercée par l'acheteur, bien que celui-ci ait connu l'irrégularité de la vente litigieuse au moment ou cette vente avait été conclue ; que le moyen est mal fonde ;
Sur le deuxième moyen, pris en sa première branche : - Attendu qu'il est encore reproche à la cour d'appel d'avoir accueilli la demande en nullité formée par Janeau, alors, selon le pourvoi, que la nullité de la vente ne pouvait être prononcée, l'appareil ayant été utilisé pendant de nombreuses heures, et ne pouvant, en conséquence, être restitué dans l'état dans lequel il était lors de la vente ; qu'en déclarant le contrat nul, la cour d'appel a, des lors, viole la loi, et, en toute hypothèse, omis de répondre au moyen tiré par la société Lemerle de ce que la nullité ne pouvait être prononcée ;
Mais attendu que les restitutions réciproques, conséquences nécessaires de la nullité, déclarée, du contrat de vente, pouvant, lorsqu'elles portent sur des corps certains, être exécutées en nature ou en valeur, la cour d'appel a déclaré à bon droit recevable la demande de Janeau en déclaration de nullité, bien que ce demandeur se trouvât dans l'impossibilité matérielle de restituer, dans l'état ou il l'avait reçu, le "chargeur" qu'il avait entre temps utilise ; que le moyen, en sa première branche est mal fondé ;
Sur le troisième moyen : - Attendu qu'il est aussi fait grief à l'arrêt d'avoir déclaré nulle la vente litigieuse, et condamne la société Lemerle à restituer à Janeau le prix perçu par elle, alors, selon le pourvoi, que l'existence d'un financement extérieur au contrat de vente excluait en toute hypothèse la faculté pour Janeau de demander la nullité de ce contrat, ou, en tout cas, excluait que le prix put être réservé audit Janeau, lui-même ;
Mais attendu que la cour d'appel énonce, "si la société de crédit qui a consenti le prêt à Janeau n'est pas rentrée dans ses fonds il lui appartiendra de faire valoir ses droits à l'encontre de son débiteur" ; qu'elle a fait ainsi ressortir, à bon droit, que le prêteur avait en l'espèce payé la société Lemerle en l'acquit de Janeau, conformément aux prévisions de l'article 1236, alinéa 2 du Code civil, et que ledit Janeau, créancier de la restitution du prix en raison de la nullité de la vente, demeurait tenu de rembourser le prêt en vertu du contrat de prêt, reste valable ; que le moyen est mal fondé ;
Sur le quatrième moyen : - Attendu que la cour d'appel est enfin critiquée pour avoir débouté la société Lemerle de sa demande contre Janeau en paiement d'un "loyer" pour l'usage fait par celui-ci du "chargeur", avant qu'il ne le restitue, alors, selon le pourvoi, que la faculté accordée par l'acheteur de solliciter la nullité d'une vente pour infraction à la législation sur les ventes à crédit ne saurait lui être en fait reconnue sans constituer pour cet acheteur, la source de l'enrichissement injuste consistant en l'usage du bien acheté, qu'il serait aise à l'acheteur, si un loyer ne devait pas être accordé au vendeur, d'utiliser le bien vendu jusqu'à ce qu'il soit usé et de solliciter, dans le dessein d'obtenir la restitution du prix, la nullité de la vente ; que l'existence de la prétendue faute relevée par la cour d'appel à la charge de la société Lemerle ne saurait avoir, si cette faute existait, d'incidence sur la faculté pour elle d'obtenir, en cas d'annulation, un loyer ; qu'en reconnaissant, en principe, à l'acheteur, la faculté d'agir en nullité pour infraction aux règles sur le crédit, la jurisprudence de la Cour de cassation a seulement voulu tirer les conséquences du caractère d'ordre public des règles en jeu, en faisant de l'acheteur même l'agent de leur sanction ; que la portée de la faculté ainsi conférée à l'acheteur doit être limitée à son objet ; que s'il peut être permis à l'acheteur d'agir pour que soient respectées les dispositions d'ordre public économique, cet acheteur ne saurait en toute hypothèse obtenir, grâce à la violation invoquée, une situation privilégiée ; que la connaissance éventuelle par le vendeur de la violation de la législation en cause ne saurait exercer aucune influence sur les données du problème ; que, des l'instant, en effet, ou l'ordre public se trouve satisfait par le prononce de la nullité, le respect de la législation se trouve assuré ; qu'interdire au vendeur de demander un prix de location revient à créer à son encontre une véritable peine privée, dont l'acheteur bénéficierait en ce qu'il aurait utilisé gratuitement le bien litigieux dont l'usage aurait diminué, voire anéanti la valeur, peine privée qu'aucun texte ne prévoit, et que le bon sens comme l'équité excluent ;
Mais attendu que la cour d'appel ayant reconnu la nullité qui, des l'origine, entachait la vente, les parties ne tiraient d'autres droits de cette déclaration de nullité, que la faculté d'obtenir, par voie de restitution, en nature, ou en valeur, ou en nature et en valeur, la remise des choses dans leur état antérieur, et n'étaient pas fondées à se prévaloir l'une contre l'autre de l'enrichissement qu'avait pu leur procurer l'exécution effective de la convention nulle ; que la cour d'appel a pu, des lors, dire irrecevable la demande formée par la société Lemerle contre Janeau en paiement d'un "loyer" pour l'usage fait par ce dernier de l'engin ; que le moyen est mal fondé ;
Mais sur le deuxième moyen, pris en sa seconde branche : - Vu l'article 102 du décret du 20 juillet 1972, alors en vigueur ; - Attendu que la cour d'appel, saisie à titre subsidiaire par la société Lemerle de conclusions tendant à ce qu'il lui soit tenu compte de la circonstance que la restitution de l'engin par Janeau porterait sur du matériel usagé, alors qu'elle lui avait livre un "chargeur" neuf, s'est bornée à ordonner la restitution dudit chargeur en son état usage actuel, sans donner aucun motif à l'appui du rejet implicite de la demande ainsi formulée, et qui tendait à ce que fut complétée par une indemnité appropriée la restitution en nature d'un "chargeur" de valeur diminuée ; en quoi elle a méconnu les exigences du texte susvisé ;
Par ces motifs : casse et annule, mais seulement dans les limites du deuxième moyen, pris en sa seconde branche, l'arrêt rendu entre les parties le 28 octobre 1974 par la cour d'appel d'Angers ; remet, en conséquence, quant à ce, la cause et les parties au même et semblable état ou elles étaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la Cour d'appel de Rennes.