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Décisions

CJCE, 5e ch., 12 octobre 1995, n° C-85/94

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Piageme, Société générale des grandes sources et eaux minérales françaises, Evian, Apollinaris, Vittel

Défendeur :

Peeters BVBA

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président de chambre :

M. Edward

Avocat général :

M. Cosmas

Juges :

MM. Moitinho de Almeida, Gulmann, Jann, Sevon

Avocats :

Mes Horsmans, Puts, Dehond, Danckaerts, Shaw

CJCE n° C-85/94

12 octobre 1995

LA COUR (cinquième chambre),

1 Par arrêt du 24 février 1994, parvenu à la Cour le 9 mars suivant, la Hof van beroep te Brussel a posé, en application de l'article 177 du traité CE, trois questions préjudicielles sur l'interprétation des articles 30, 128 et 129 A du traité CE, et de l'article 14 de la directive 79-112-CEE du Conseil, du 18 décembre 1978, relative au rapprochement des législations des États membres concernant l'étiquetage et la présentation des denrées alimentaires destinées au consommateur final ainsi que la publicité faite à leur égard (JO 1979, L 33, p 1, ci-après la "directive").

2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant le Groupement des producteurs, importateurs et agents généraux d'eaux minérales étrangères (Piageme), la Société générale des grandes sources d'eaux minérales françaises (SGGSEMF) et les sociétés Évian, Apollinaris et Vittel (ci-après les "demanderesses") à la société Peeters (ci-après la "défenderesse").

3 Les demanderesses importent et distribuent diverses eaux minérales françaises et allemandes en Belgique. Elles considèrent que la défenderesse, qui fait commerce de ces eaux dans la région linguistique flamande, opère en infraction à la réglementation belge, car les bouteilles qu'elle met en vente sont étiquetées soit en français, soit en allemand, alors que dans cette région les mentions doivent être libellées en néerlandais, en application de l'arrêté royal belge du 13 novembre 1986.

4 L'article 11 de l'arrêté royal du 13 novembre 1986, qui a remplacé en des termes identiques l'article 10 de l'arrêté royal du 2 octobre 1980, prévoit:

"Les mentions prescrites à l'article 2 ainsi que celles prescrites par des réglementations particulières doivent être libellées au moins dans la langue ou les langues de la région linguistique où les denrées alimentaires sont mises en vente".

5 S'estimant lésées, les demanderesses ont assigné la défenderesse devant le Rechtbank van koophandel te Leuven (Belgique) siégeant en référé, afin de l'entendre condamner à interrompre ces ventes sous peine d'astreinte.

6 La défenderesse a fait valoir que l'article 11 de l'arrêté royal du 13 novembre 1986 est contraire au droit communautaire, en particulier à l'article 30 du traité CEE et à l'article 14 de la directive.

7 Il résulte de l'article 1er, paragraphe 3, de la directive:

"Au sens de la présente directive, on entend par:

a) étiquetage: les mentions, indications, marques de fabrique ou de commerce, images ou signes se rapportant à une denrée alimentaire et figurant sur tout emballage, document, écriteau, étiquette, bague ou collerette, accompagnant ou se référant à cette denrée alimentaire".

8 L'article 3 prévoit certaines mentions obligatoires qui sont essentiellement les suivantes:

- la dénomination de vente

- la liste des ingrédients

- la quantité nette (pour les denrées alimentaires préemballées)

- la date de durabilité minimale

- les conditions particulières de conservation et d'utilisation

- le nom ou la raison sociale et l'adresse du fabricant ou du conditionneur, ou d'un vendeur établi à l'intérieur de la Communauté

- le lieu d'origine ou de provenance dans les cas où l'omission de cette mention serait susceptible d'induire le consommateur en erreur sur l'origine ou la provenance réelle de la denrée alimentaire, et

- un mode d'emploi au cas où son omission ne permettrait pas de faire un usage approprié de la denrée alimentaire.

9 L'article 14 de la directive dispose:

"Les États membres s'abstiennent de préciser au-delà de ce qui est prévu aux articles 3 à 11 les modalités selon lesquelles les mentions prévues à l'article 3 et à l'article 4 paragraphe 2 doivent être indiquées.

Toutefois, les États membres veillent à interdire sur leur territoire le commerce des denrées alimentaires si les mentions prévues à l'article 3 et à l'article 4, paragraphe 2, ne figurent pas dans une langue facilement comprise par les acheteurs sauf si l'information de l'acheteur est assurée par d'autres mesures. Cette disposition ne fait pas obstacle à ce que lesdites mentions figurent en plusieurs langues."

10 Dans ces conditions, le Rechtbank van koophandel te Leuven a sursis à statuer pour poser à la Cour la question préjudicielle suivante:

"L'article 10 de l'arrêté royal du 2 octobre 1980, actuellement l'article 11 de l'arrêté royal du 13 novembre 1986, est-il ou non incompatible avec l'article 30 du traité CEE et avec l'article 14 de la directive 79-112-CEE du 18 décembre 1978 ?"

11 Dans l'arrêt du 18 juin 1991, Piageme e.a. (C-369-89, Rec. p. I-2971), la Cour a dit pour droit que l'article 30 du traité CEE et l'article 14 de la directive s'opposent à ce qu'une réglementation nationale impose exclusivement l'utilisation d'une langue déterminée pour l'étiquetage des denrées alimentaires, sans retenir la possibilité que soit utilisée une autre langue facilement comprise par les acheteurs ou que l'information de l'acheteur soit assurée par d'autres mesures.

12 Dans le cadre d'un appel interjeté par les demanderesses, la Hof van beroep te Brussel a sursis à statuer et a saisi la Cour des questions préjudicielles suivantes:

"1) L'article 30 du traité CEE et l'article 14 de la directive 79-112-CEE, compte tenu notamment des dispositions des articles 128 et 129 A du traité CE, après leur modification par le traité sur l'Union européenne, s'opposent-ils à ce qu'un État membre, eu égard à l'exigence d'une langue facilement comprise par les acheteurs, impose l'utilisation de la langue dominante de la région où le produit est mis en vente, s'il n'exclut pas en outre l'utilisation d'une autre langue ?

2) Pour apprécier si une mention déterminée apposée sur une étiquette satisfait aux termes " langue facilement comprise " visés à l'article 14 de la directive, faut-il tenir compte exclusivement de toutes les mentions figurant sur l'emballage d'origine dans leur rapport entre elles ou peut-on à cet effet prendre également en compte certains éléments, tels que, par exemple, la large diffusion du produit ou de vastes campagnes d'information, dont il y a tout lieu de déduire que les consommateurs pouvaient être familiarisés avec le produit ?

3) Les " autres mesures " destinées à assurer l'information de l'acheteur qui sont visées à l'article 14 de la directive précitée doivent-elles être entendues en ce sens que, sur le plan des concepts, elles ne peuvent et ne doivent concerner que la compréhensibilité des données apposées sur une étiquette d'un conditionnement déterminé d'un produit, ou peuvent-elles aussi s'inscrire dans l'ensemble du contexte concret de la mise en vente d'un produit, pourvu que les informations visées aux articles 3 et 4, paragraphe 2, de la directive 79-112 y soient toutes mentionnées d'une manière facilement comprise par le consommateur ?"

13 Dans sa demande de décision préjudicielle, la juridiction de renvoi observe notamment que l'article 11 de l'arrêté royal litigieux ne contient aucune disposition interdisant l'utilisation d'une autre langue facilement comprise, mais prévoit simplement que les mentions prescrites doivent être libellées au moins dans la langue ou les langues de la région linguistique dans laquelle les denrées alimentaires sont commercialisées. L'arrêté royal permet donc, outre l'utilisation obligatoire de la langue de la région linguistique, l'utilisation simultanée d'autres langues.

Sur la première question

14 La première question préjudicielle vise à savoir si une réglementation nationale rendant obligatoire l'utilisation d'une langue déterminée pour l'étiquetage des denrées alimentaires est compatible avec l'article 30 du traité CE et l'article 14 de la directive, même si l'utilisation simultanée d'autres langues n'est pas exclue.

15 L'expression "langue facilement comprise", utilisée à l'article 14 de la directive, n'équivaut ni à l'expression "langue officielle de l'État membre" ni à celle de "langue de la région". En effet, elle vise à assurer l'information du consommateur plutôt qu'à imposer l'emploi d'une langue spécifique.

16 D'autres dispositions communautaires concernant l'étiquetage prévoient, en revanche, expressément l'obligation d'utiliser la ou les langues officielles de l'État membre sur le territoire duquel les produits sont commercialisés [voir, à cet effet, l'article 8 de la directive 92-27-CEE du Conseil, du 31 mars 1992, concernant l'étiquetage et la notice des médicaments à usage humain (JO L 113, p 8)].

17 Or, il y a lieu de rappeler que, dans l'arrêt Piageme e.a., précité, la Cour a constaté (point 16) que, d'une part, imposer une obligation plus stricte que celle de l'emploi d'une langue facilement comprise, à savoir, par exemple, le recours exclusif à la langue de la région linguistique, et, d'autre part, méconnaître la possibilité d'assurer l'information du consommateur par d'autres mesures va au-delà des exigences de la directive.

18 L'obligation d'utiliser une langue déterminée pour l'étiquetage des denrées alimentaires, même si l'utilisation simultanée d'autres langues n'est pas exclue, est également plus stricte que celle de l'emploi d'une langue facilement comprise.

19 Or, ni l'article 128 ni l'article 129 A du traité n'autorisent un État membre à substituer une norme plus contraignante à celle prévue par la directive.

20 Au vu de ce qui précède, il n'est pas nécessaire d'examiner le problème sous l'angle de l'article 30.

21 Il convient dès lors de répondre à la première question que l'article 14 de la directive s'oppose à ce qu'un État membre, eu égard à l'exigence d'une langue facilement comprise par les acheteurs, impose l'utilisation de la langue dominante de la région dans laquelle le produit est mis en vente, même si l'utilisation simultanée d'une autre langue n'est pas exclue.

Sur les deuxième et troisième questions

22 Par ses deuxième et troisième questions, la juridiction de renvoi vise essentiellement à savoir quels sont les éléments qui peuvent ou doivent être pris en compte pour déterminer si les mentions obligatoires satisfont aux conditions prévues à l'article 14, deuxième alinéa, de la directive. Il convient d'examiner ces deux questions ensemble.

23 L'objectif de l'article 14 est d'assurer que le consommateur puisse prendre aisément connaissance des mentions obligatoires prévues par la directive.

24 Pour répondre à l'impératif d'information et de protection des consommateurs, il est nécessaire qu'ils puissent, à tout moment, prendre connaissance de toutes les mentions obligatoires prévues par la directive, non seulement au moment de l'achat, mais également au moment de la consommation. Cette constatation s'impose particulièrement en ce qui concerne la date de durabilité minimale et les conditions particulières de conservation et d'utilisation du produit.

25 En outre, il y a lieu de rappeler que le consommateur final n'est pas nécessairement celui qui a acheté les denrées alimentaires.

26 Il s'ensuit que la protection du consommateur n'est pas assurée par des mesures ne figurant pas sur l'étiquetage telles que, par exemple, des informations fournies au point de vente ou dans le cadre de vastes campagnes d'information.

27 Toutes les mentions obligatoires prévues par la directive doivent figurer sur l'étiquetage dans une langue facilement comprise par les acheteurs ou au moyen d'autres mesures telles que, par exemple, dessins, symboles ou pictogrammes.

28 Il appartient au juge national d'apprécier, dans chaque cas d'espèce, si les éléments figurant sur l'étiquetage sont susceptibles d'informer pleinement les consommateurs des mentions obligatoires prévues par la directive.

29 Il appartient également au juge national d'apprécier, dans chaque cas d'espèce, si des mentions obligatoires fournies dans une langue autre que la langue principalement utilisée dans l'État membre ou la région concerné sont susceptibles d'être facilement comprises par les consommateurs de cet État ou de cette région.

30 A cet égard, peuvent constituer des indices pertinents, sans être pour autant déterminants en soi, divers facteurs, tels que l'éventuelle similarité des mots dans différentes langues, la connaissance générale de plus d'une langue par la population concernée, ou l'existence de circonstances particulières telles qu'une vaste campagne d'information ou une large diffusion du produit, pourvu qu'il puisse être constaté que le consommateur est suffisamment informé.

31 Il convient dès lors de répondre aux deuxième et troisième questions que toutes les mentions obligatoires prévues par la directive doivent figurer sur l'étiquetage dans une langue facilement comprise par les consommateurs de l'État ou de la région concerné, ou au moyen d'autres mesures telles que dessins, symboles ou pictogrammes. La facilité de compréhension des informations fournies doit être appréciée à la lumière de toutes les circonstances de chaque cas d'espèce.

Sur les dépens

32 Les frais exposés par les Gouvernements belge, hellénique, français et du Royaume-Uni, ainsi que par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR (cinquième chambre),

Statuant sur les questions à elle soumises par la Hof van beroep te Brussel, par arrêt du 24 février 1994, dit pour droit:

1) L'article 14 de la directive 79-112-CEE du Conseil, du 18 décembre 1978, relative au rapprochement des législations des États membres concernant l'étiquetage et la présentation des denrées alimentaires destinées au consommateur final ainsi que la publicité faite à leur égard, s'oppose à ce qu'un État membre, eu égard à l'exigence d'une langue facilement comprise par les acheteurs, impose l'utilisation de la langue dominante de la région dans laquelle le produit est mis en vente, même si l'utilisation simultanée d'une autre langue n'est pas exclue.

2) Toutes les mentions obligatoires prévues par la directive 79-112 doivent figurer sur l'étiquetage dans une langue facilement comprise par les consommateurs de l'État ou de la région concerné, ou au moyen d'autres mesures telles que dessins, symboles ou pictogrammes. La facilité de compréhension des informations fournies doit être appréciée à la lumière de toutes les circonstances de chaque cas d'espèce.