CJCE, 14 juillet 1988, n° 90-86
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Défendeur :
Zoni
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Bosco
Présidents de chambre :
MM. Due, Moitinho de Almeida, Rodriguez Iglesias
Avocat général :
Me Mancini
Avocats :
Mes Berini, Capelli, Cimolino, Romagnoli
LA COUR,
1. Par jugement du 19 mars 1986, parvenu au greffe de la Cour le 26 mars de la même année, le Pretore Di Milano a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, une question préjudicielle relative à l'interprétation des articles 30 et 36 du traité en vue d'apprécier la compatibilité avec le droit communautaire d'une règlementation nationale interdisant la vente de pâtes obtenues à partir de blé tendre ou d'un mélange de blé tendre et de blé dur.
2. Cette question a été soulevée dans le cadre d'un litige opposant le Ministère public à un grossiste italien, M. Zoni, qui a importé d'Allemagne des pâtes obtenues à partir d'un mélange de blé tendre et de blé dur. Zoni est poursuivi pénalement devant le Pretore Di Milano pour violation de l'article 29 de la loi n° 580 du 4 juillet 1967 (Guri n° 189 du 29.7.1967) portant règlementation de la production et du commerce des pâtes alimentaires (ci-après "loi sur les pâtes alimentaires").
3. De l'article 29 de la loi sur les pâtes alimentaires, il résulte que l'emploi exclusif de blé dur est prescrit pour la production industrielle de pâtes sèches, qui peuvent être conservées un certain temps avant d'être consommées. En revanche, l'article 33 et l'article 50, alinéa 1, de la même loi autorisent l'emploi de blé tendre, tant pour la production artisanale de pâtes fraîches, qui sont destinées à la consommation immédiate, que pour la production de pâtes destinées à l'exportation.
4. L'article 36, alinéa 1, de la loi sur les pâtes alimentaires interdit de vendre en Italie des pâtes présentant des caractéristiques autres que celles définies par cette loi, c'est-à-dire notamment des pâtes sèches obtenues à partir de blé tendre ou d'un mélange de blé tendre et de blé dur. L'article 50, alinéa 2, de la loi précise que cette interdiction de vente s'applique également aux pâtes importées.
5. Ainsi que l'a indiqué le Gouvernement italien, des considérations de deux ordres ont amené le législateur à obliger les producteurs de pâtes à employer exclusivement du blé dur. Le législateur a voulu, d'une part, garantir la qualité des pâtes, celles qui sont obtenues uniquement avec du blé dur résistant beaucoup mieux à la cuisson. Il a voulu, d'autre part, favoriser le développement de la culture du blé dur, les producteurs de celui-ci n'ayant dans la Communauté guère d'autre débouché que le marché des pâtes et n'ayant pas de possibilité réelle, dans les régions du Mezzogiorno où ils sont établis, de se reconvertir à d'autres cultures.
6. Zoni a fait valoir pour sa défense que l'application de l'article 29 de la loi sur les pâtes alimentaires aux pâtes importées était incompatible avec l'article 30 du traité CEE. C'est dans ces conditions que la juridiction nationale a, par ordonnance du 19 mars 1986, posé une question préjudicielle :
"L'article 30 et l'article 36 du traité CEE doivent-ils être interprétés en ce sens que l'obligation imposée par la loi d'un Etat membre d'employer exclusivement du blé dur dans la fabrication de pâtes alimentaires sèches destinées à être commercialisées à l'intérieur du territoire de cet Etat membre doit être considérée comme légale, lorsqu'il est constaté et prouvé que cette obligation :
1) n'a été imposée qu'en vue de protéger les qualités supérieures des pâtes alimentaires fabriquées uniquement avec du blé dur;
2) n'entraîne aucune discrimination au détriment des produits, présentant les mêmes caractéristiques, provenant des autres pays membres ainsi qu'à l'égard des fabricants communautaires des mêmes produits, étant donné que les fabricants nationaux sont, eux aussi, assujettis aux mêmes limitations;
3) n'a pas été introduite en vue de poursuivre des objectifs protectionnistes en faveur du produit national et au détriment du produit communautaire présentant les mêmes caractéristiques ?"
7. Pour un plus ample exposé des faits de l'affaire au principal, ainsi que du déroulement de la procédure et des observations présentées à la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-dessous que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.
8. La question de la juridiction nationale porte en substance sur la compatibilité avec les articles 30 et 36 du traité de l'extension aux produits importés d'une interdiction de vendre des pâtes obtenues à partir de blé tendre ou d'un mélange de blé tendre et de blé dur, telle que celle contenue dans la loi sur les pâtes alimentaires.
a) Sur l'existence d'un obstacle à la libre circulation des marchandises
9. Il convient de rappeler la jurisprudence constante de la Cour (en premier lieu, arrêt du 11 juillet 1974, Procureur du roi/Dassonville, 8-74, Rec. p. 837), selon laquelle l'interdiction des mesures d'effet équivalant à des restrictions quantitatives édictée à l'article 30 du traité englobe "toute règlementation commerciale des Etats membres susceptible de faire obstacle directement ou indirectement, actuellement ou potentiellement au commerce intracommunautaire".
10. Il résulte, en outre, d'une jurisprudence constante de la Cour (voir, en premier lieu, arrêt du 20 février 1979, Rewe, 120-78, Rec. p. 649) qu'en l'absence de réglementations communes, les obstacles à la libre circulation résultant de disparités entre les réglementations nationales relatives à la composition des produits doivent être acceptés, dès lors que ces règlementations nationales, indistinctement applicables aux produits nationaux et importés, sont nécessaires pour satisfaire à des exigences impératives telles que la protection des consommateurs et la loyauté des transactions. La Cour a toutefois précisé que ces règlementations devaient être proportionnées aux buts poursuivis et que, si un Etat membre disposait de moyens moins restrictifs permettant d'atteindre les mêmes buts, il lui incombait d'y recourir.
11. Il convient de constater qu'une interdiction de vendre des pâtes obtenues à partir de blé tendre ou d'un mélange de blé tendre et de blé dur constitue un obstacle à l'importation de pâtes licitement obtenues à partir de blé tendre ou d'un mélange de blé tendre et de blé dur dans d'autres Etats membres. Il reste donc à vérifier si cet obstacle peut être justifié par des raisons de sauvegarde de la santé publique au sens de l'article 36 du traité ou par des exigences impératives, telles que celles mentionnées ci-dessus.
b) Sur la possibilité de justifier l'entrave en cause par des raisons de sauvegarde de la santé publique
12. Le Gouvernement italien a attiré l'attention de la Cour sur le problème de l'emploi d'additifs chimiques et de colorants qui seraient souvent utilisés pour conférer aux pâtes obtenues à partir de blé tendre ou d'un mélange de blé tendre et de blé dur les caractéristiques organoleptiques, notamment la couleur ambrée, qui sont naturellement propres aux pâtes obtenues exclusivement à partir de blé dur. Selon lui, une absorption importante de ces additifs chimiques et colorants pourrait entraîner des effets préjudiciables pour la santé de l'homme.
13. En réponse à une question posée par la Cour, le Gouvernement italien a toutefois admis ne pas disposer d'éléments lui permettant d'affirmer que les pâtes obtenues à partir de blé tendre ou d'un mélange de blé tendre et de blé dur contiennent nécessairement des additifs chimiques ou des colorants.
14. Une interdiction générale de commercialiser des pâtes importées obtenues à partir de blé tendre ou d'un mélange de blé tendre et de blé dur est, dès lors, en toute hypothèse contraire au principe de proportionnalité et n'est pas justifiée par des raisons de sauvegarde de la santé publique au sens de l'article 36 du traité.
c) Sur la possibilité de justifier l'entrave en cause par certaines exigences impératives
15. Il a été soutenu qu'une interdiction de vendre des pâtes obtenues à partir de blé tendre ou d'un mélange de blé tendre et de blé dur est nécessaire pour protéger les consommateurs, pour garantir la loyauté des transactions et, enfin, pour assurer le plein effet de l'organisation commune des marchés dans le secteur des céréales.
16. L'argument avance en premier lieu, selon lequel la loi sur les pâtes alimentaires vise à protéger les consommateurs, du fait qu'elle a pour objet de garantir la qualité supérieure des pâtes, produit italien de vieille tradition, ne peut être retenu. Il est certes légitime de vouloir donner aux consommateurs qui attribuent des qualités particulières aux pâtes obtenues exclusivement à partir de blé dur la possibilité d'opérer leur choix en fonction de cet élément. Cependant, ainsi que la Cour l'a déjà souligné (arrêts du 9 décembre 1981, Commission/Italie, 193-80, Rec. p. 3019, et du 12 mars 1987, Commission/République fédérale d'Allemagne, 178-84, Rec. p. 1227), pareille possibilité peut être assurée par des moyens qui n'entravent pas l'importation de produits légalement fabriqués et commercialisés dans d'autres Etats membres, et notamment par "l'apposition obligatoire d'un étiquetage adéquat concernant la nature du produit vendu".
17. Il convient d'observer ensuite que le législateur italien peut non seulement prescrire l'énumération des ingrédients selon les dispositions de la directive du conseil sur l'étiquetage et la présentation des denrées alimentaires (JO L 33 du 8.2.1979, p. 1), mais qu'en outre rien ne l'empêche de réserver la dénomination "pâtes de semoules de blé dur" aux pâtes obtenues exclusivement à partir de blé dur.
18. Etant donné que les pâtes sont des produits susceptibles d'être servis dans les établissements de restauration, il convient d'ajouter qu'il est possible de prévoir un système d'information du consommateur concernant la nature des pâtes qui lui sont offertes.
19. Il a été objecté qu'un étiquetage adéquat concernant la nature du produit vendu ne suffirait pas pour rendre les consommateurs italiens suffisamment attentifs à la nature des pâtes qu'ils achètent, étant donné que "pâtes" signifierait dans leur esprit un produit obtenu exclusivement à partir de blé dur.
20. Cette objection doit être écartée. D'une part, le terme "pâtes" est, ainsi qu'il ressort des articles 33 et 50 de la loi sur les pâtes alimentaires, utilisé par le législateur italien lui-même pour designer des produits qui sont obtenus à partir de blé tendre ou d'un mélange de blé tendre et de blé dur, à savoir des pâtes fraîches et des pâtes destinées à l'exportation. D'autre part, l'article 29 détermine ce qu'il faut entendre par "pâtes de semoules de blé dur". Le législateur italien lui-même a donc recours aux mots "semoules de blé dur" pour spécifier un type de pâtes, ce qui démontre que par lui-même le mot "pâtes" a un caractère générique et n'implique nullement que seul du blé dur soit intervenu dans la production desdites pâtes.
21. En second lieu, il a été soutenu que, en ce qui concerne les pâtes obtenues à partir de blé tendre ou d'un mélange de blé tendre et de blé dur, une liste des ingrédients ne permettrait pas d'assurer la loyauté des transactions. En l'état actuel des techniques d'analyse, il ne serait pas possible de vérifier l'exactitude des mentions y figurant de telle sorte que les producteurs de pâtes pourraient indiquer une proportion de blé dur plus élevée que celle réellement présente dans les pâtes. Compte tenu de la différence de prix entre le blé dur et le blé tendre, les producteurs pourraient ainsi faire payer aux consommateurs un prix plus élevé que celui que justifierait la proportion exacte de blé dur employé. Dans ces conditions, seule une interdiction de vendre des pâtes obtenues à partir de blé tendre serait de nature à prévenir pareille tromperie.
22. Cet argument doit également être écarté. Il suffit de relever que le Gouvernement italien dispose, en toute hypothèse, d'un moyen moins restrictif pour assurer la loyauté des transactions. En effet, en réservant la dénomination "pâtes de semoules de blé dur" aux pâtes obtenues exclusivement à partir de blé dur, il donnera aux consommateurs italiens la possibilité d'exprimer leurs préférences pour le produit auquel ils sont habitués et la certitude que la différence de prix est bien justifiée par une différence de qualité.
23. En troisième lieu, il a été soutenu qu'en assurant un débouché aux cultivateurs, la loi sur les pâtes alimentaires complète la politique agricole commune dans le secteur des céréales, laquelle a pour objet, d'une part, de garantir un revenu aux cultivateurs de blé dur grâce à la fixation d'un prix d'intervention pour le blé dur à un niveau nettement supérieur à celui fixé pour le blé tendre et, d'autre part, de les inciter, par l'octroi d'aides directes à la production, à cultiver du blé dur. L'abrogation de la loi sur les pâtes alimentaires conduirait les producteurs italiens à utiliser du blé tendre pour les pâtes destinées au marché italien. Le blé dur se trouverait ainsi privé progressivement de ses débouchés, ce qui provoquerait des excédents entraînant davantage d'achats d'intervention à charge du budget communautaire.
24. Le Gouvernement italien a fait valoir, en outre, que sans débouché garanti, la culture du blé dur disparaîtrait dans les régions du Mezzogiorno où elle est pratiquée. Cette disparition impliquerait l'abandon de la terre, étant donné que les possibilités de reconversion y sont presque inexistantes, et créerait un mouvement d'émigration accompagné d'un préjudice grave sur le plan social et de l'environnement.
25. Il y a lieu de souligner d'abord que c'est l'extension de la loi sur les pâtes alimentaires aux produits importés qui est en cause et que le droit communautaire n'exige pas que le législateur abroge la loi en ce qui concerne les producteurs de pâtes établis sur le territoire italien.
26. Il y a lieu de rappeler ensuite que, ainsi qu'il résulte de l'arrêt de la Cour du 23 février 1988 (Commission c. République française, 216-84, Rec. p. 0000), dès lors que la Communauté a établi une organisation commune de marché dans un secteur déterminé, les Etats membres sont tenus de s'abstenir de toute mesure unilatérale, même si celle-ci est de nature à servir de soutien à la politique commune de la Communauté. C'est à la Communauté qu'il incombe de rechercher une solution au problème posé ci-dessus dans le cadre de la politique agricole commune, et non pas à un Etat membre.
27. Il convient d'observer enfin que l'évolution de la situation sur les marchés d'exportation démontre que la concurrence par la qualité joue au profit du blé dur. Il ressort, en effet, des données statistiques fournies à la Cour que la part de marché qu'occupent les pâtes obtenues exclusivement à partir de blé dur, dans d'autres Etats membres où elles subissent d'ores et déjà la concurrence des pâtes obtenues à partir de blé tendre ou d'un mélange de blé tendre et de blé dur, s'accroît sans cesse. Dans ces circonstances, il apparaît que les craintes exprimées par le Gouvernement italien quant à la disparition de la culture du blé dur ne sont pas fondées.
28. Dans ces conditions, il y a lieu de répondre à la question posée par la juridiction nationale que l'extension, aux produits importés, d'une interdiction de vendre des pâtes obtenues à partir de blé tendre ou d'un mélange de blé tendre et de blé dur, telle que celle contenue dans la loi italienne sur les pâtes alimentaires, est incompatible avec les articles 30 et 36 du traité.
Sur les dépens
29. Les frais exposés par les Gouvernements italien, français et néerlandais, ainsi que par la Commission, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
Statuant sur la question à elle soumise par le Pretore Di Milano, par jugement du 19 mars 1986, dit pour droit :
L'extension aux produits importés d'une interdiction de vendre des pâtes obtenues à partir de blé tendre ou d'un mélange de blé tendre et de blé dur, telle que celle contenue dans la loi italienne sur les pâtes alimentaires, est incompatible avec les articles 30 et 36 du traité.