CA Limoges, 1re et 2e ch., 12 février 1992, n° 118
LIMOGES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Cabinet Roux (SA)
Défendeur :
Auda (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Vray
Conseillers :
Mme Borie, MM. Leflaive, Jutteau, Etchepare
Avocats :
Mes Baulme, Jupile-Boisverd.
LA COUR
Par contrat du 30 mars 1976, la société Auda exerçant une activité de fabrique de bottes, a confié à la SA Cabinet Roux, en vue d'assurer les locaux où elle exerçait son activité, une mission d'expertise aux fins d'évaluer ses biens.
Aux termes de ce contrat, la société Cabinet Roux acceptait de réduire de 40 % le montant de ses honoraires et la société Auda s'engageait, en cas de sinistre, à confier au Cabinet Roux la mission de procéder à l'expertise contradictoire et d'évaluer le montant du dommage. Le contrat prévoyait qu'à défaut de confier cette mission au Cabinet Roux, la société Auda devrait lui régler une somme égale à 50 % des honoraires normaux d'expertise. Enfin, il précisait qu'il était valable 10 ans et renouvelable tacitement, sauf dénonciation par lettre recommandée par l'une des parties 6 mois au moins avant l'expiration de chaque période.
Le 25 mai 1978, les parties signaient un nouveau contrat limitant la mission du cabinet Roux en ce qui concerne l'évaluation des biens et établissant un nouveau barème d'honoraires, tout en reprenant les clauses du contrat précédent sur la mission confiée au Cabinet Roux en ce qui concerne l'expertise en cas de sinistre.
Le 25 février 1984, la société Auda était victime d'un incident détruisant la quasi-totalité de ses bâtiments, mais s'abstenait de confier au Cabinet Roux l'expertise après sinistre.
C'est dans ces conditions que le Cabinet Roux a assigné la société Auda pour la voir condamner à lui payer une somme égale à 50 % des honoraires d'expertise qu'il aurait dû percevoir ;
Par jugement du 2 mai 1986, le Tribunal de commerce d'Issoire a considéré, d'une part, que le contrat du 25 mai 1978 était nul, comme contraire aux dispositions de la loi du 22 décembre 1972, pour ne pas comporter la faculté de renonciation, s'agissant d'une commande de prestation de services passée à l'occasion d'un démarchage dans ses propres locaux ; d'autre part, que la société Auda était recevable à invoquer la nullité du contrat, nonobstant la prescription de 5 ans édictée par l'article 1304 du Code civil, s'agissant d'une défense à une demande tendant à l'exécution d'un acte nul ;
Que le cabinet Roux, quant à lui, n'était pas fondé à invoquer les dispositions de l'article 8 de la loi du 22 décembre 1972 excluant du domaine d'application de cette loi les prestations de services proposées pour les besoins d'une exploitation agricole, industrielle ou commerciale, ou d'une activité professionnelle ; qu'en effet, le contrat du 25 mai 1978, qui concernait l'expertise de bâtiments et de matériel, échappait à la compétence professionnelle de la société Auda, qui fabriquait des bottes ;
Que cependant, la société Auda en dépit de la nullité du contrat, n'était pas fondée à remettre en cause les obligations qu'elle avait déjà exécutées ;
En conséquence, le tribunal de commerce, après avoir annulé la Convention du 25 mai 1978, déboutait le Cabinet Roux de ses demandes ; déboutait également la société Auda de sa demande en remboursement des honoraires qu'elle avait versés en 1978 ; condamnait le Cabinet Roux à lui payer les sommes de 1 500 F à titre de dommages-intérêts pour procédure abusive et 1 000 F en vertu de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;
Par arrêt du 25 février 1988, la Cour d'appel de Riom réformait le jugement et condamnait la société Auda à payer au Cabinet Roux la somme de 104 109,45 F, outre 5 000 F en vertu de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Par arrêt du 6 février 1990, la Cour de cassation a cassé cet arrêt en toutes ses dispositions, sous le visa de l'article 1134 du Code civil, au motif que, pour accueillir la demande du Cabinet Roux, et rejeter l'exception de nullité du contrat d'exclusivité de 10 années, la Cour de Riom avait retenu que les parties avaient la possibilité de dénoncer leur engagement annuellement par lettre recommandée et que, faute d'avoir procédé à cette dénonciation, la société Auda ne pouvait pas valablement arguer d'une durée excessive de son engagement contractuel ;
Qu'en se déterminant ainsi, alors que le contrat stipulait que l'engagement de la société Auda était d'une durée de 10 années renouvelable tacitement par périodes successives d'égale durée, sauf dénonciation par lettre recommandée six mois au moins avant l'expiration de chaque période, la Cour de Riom a dénaturé les termes clairs et précis de la convention liant les parties.
La Cour de cassation a renvoyé la cause et les parties devant la Cour de Limoges, qui a été saisie par déclaration du 22 mai 1990.
Par ses dernières conclusions, le Cabinet Roux demande à la cour de ce siège d'infirmer le jugement du Tribunal de commerce d'Issoire ; de condamner la société Auda à lui payer la somme de 104 109,45 F, outre les sommes de 100 000 F à titre de dommages-intérêts et 50 000 F en vertu de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;
La société Auda conclut au débouté des demandes du Cabinet Roux. Formant appel incident, elle demande la condamnation de ce dernier à lui payer les sommes de :
- 5 473,90 F HT et remboursement des honoraires versés à la suite de la signature de l'acte du 25 mai 1978, déclaré nul ;
- 60 000 F en vertu de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;
Moyens et arguments des parties - motifs de la décision de la cour :
Au soutient de son appel, la SA Cabinet Roux fait valoir :
- que c'est à tort que, pour le débouter de sa demande, les premiers juges ont fait application de l'article 1 de la loi du 22 décembre 1972 ayant pour objet de protéger les consommateurs en matière de démarchage et de vente à domicile (loi Scrivener), dès lors que personnes physiques bénéficient de cette protection ;
- que la société Auda, pour échapper à ses obligations, n'est pas fondée à exciper de la nullité du contrat ;
La société Auda a répliqué, en substance :
Qu'elle n'a pas repris ses moyens tirés de l'application de la loi du 22 décembre 1972 ;
Que, par le contrat en cause, la société Roux assurait d'une part l'estimation préalable de ses bâtiments et de son matériel, nécessaire pour établir les contrats d'assurance les concernant ; d'autre part, l'estimation éventuelle postérieure à un sinistre, nécessaire pour le calcul des indemnités, elle-même s'engageant à prendre la société Roux comme expert ;
Que ces deux prestations étaient distinctes et non complémentaires, l'estimation après sinistre pouvant porter sur des préjudices concernant des éléments non compris dans l'estimation préalable ; qu'il s'agissait donc de deux contrats successifs ;
Que le contrat du 25 mai 1978 est nul en vertu de l'article 37 de l'ordonnance du 30 juin 1945 assimilant à la pratique de prix illicites, et la sanctionnant comme telle, celle des " ventes subordonnées ", définies comme étant " le fait de subordonner la vente d'un produit ou la prestation d'un service quelconque, soit à l'achat concomitant d'autres produits, soit l'achat d'une quantité imposée, soit la prestation d'un autre service " ;
Qu'en effet, la clause par laquelle la société Roux se voyait confier pendant 10 ans l'estimation après sinistre, totalement distincte de l'estimation préalable, constitue bien une vente subordonnée ;
Que subsidiairement, cette clause est nulle dans la mesure où elle constitue une clause d'exclusivité pendant 10 ans ; qu'elle a en effet un caractère léonin ; qu'elle est excessive, dans la mesure où les Compagnies d'assurance dont les contrats ne peuvent excéder une durée de trois ans, renouvelable une seule fois, refusent de prendre en considération les expertises préalables qui n'ont pas été révisées au-delà de 5 années, ce qui était le cas en l'espèce, alors que le sinistre s'est produit en 1984 et que la dernière évaluation, qui n'a pas été réactualisée, était intervenue en 1978, ce qui l'autorise par ailleurs à invoquer l'exception d'inexécution des obligations contractuelles souscrites par la société Roux ;
Que la nullité de l'obligation principale entraîne, en vertu de l'article 1277 du Code Civil, celle de la clause pénale de 50 % qui auraient dû être perçue, qui y est insérée ;
Que pour fixer l'indemnité à 104 109,45 F, la société Roux prend en considération le procès-verbal d'expertise de février 1984, alors que la société Auda n'était pas propriétaire de l'intégralité des bâtiments, ainsi que cela résulte de l'attestation de Maître Chanay, notaire, et que le calcul des honoraires porte sur des matériels qu'elle avait achetés postérieurement à l'intervention du Cabinet Roux ;
Qu'elle est fondée elle-même dans sa demande reconventionnelle en restitution de la somme de 5 473,90 F qu'elle a versée à titre d'honoraires, en vertu du contrat du 25 mai 1978, qui est nul, et en vertu duquel la société Roux n'a fait que reprendre des travaux qu'elle n'avait d'ailleurs effectués que partiellement en 1976 ;
En réplique, la SA Cabinet Roux expose :
Que le contrat en cause avait bien un caractère synallagmatique, même si elle s'est engagée à effectuer deux prestations différentes et successives, l'estimation préalable d'une part, et l'évaluation du dommage après sinistre d'autre part ;
Qu'est sans application l'article 37 de l'ordonnance du 30 juin 1945 sur les ventes subordonnées, qui ne trouve son fondement que dans la situation de pénurie de l'époque, en vue d'empêcher la pratique consistant à ne vendre des produits contingentés que sous la condition d'acheter d'autres produits abondants sur le marché ; qu'il n'existe aucun lien entre la situation visée par ce texte et les conventions liant les parties ;
Que la clause d'exclusivité, qui n'a été imposée ni par violence ni par crainte, n'est pas léonine ;
Qu'est inopérant l'argument selon lequel les compagnies d'assurances refuseraient de prendre en considération des expertises préalables non révisées au delà de 5 années ; qu'en effet, elle a adressé chaque année des actualisations à ses clients, leur rappelant qu'elle se tenait à leur disposition pour exécuter, le cas échéant tous travaux de refonte et de mise à jour de l'estimation initiale ;
Que l'appel incident de la société Auda n'est pas fondé, car elle-même a exécuté les obligations qu'elle avait souscrites, en lui adressant ponctuellement les actualisations ;
Attendu que la demande du cabinet Roux est fondée sur l'application du contrat du 25 mai 1978 lui confiant d'une part une mission d'estimation préalable de ses biens pendant une période de 10 années, renouvelable par tacite reconduction, sauf dénonciation préalable l'expertise de ses biens, avec obligation pour lui de lui adresser chaque année les coefficients de redressement des valeurs de son estimation primitive ; stipulant d'autre part que la société Auda s'engageait, pour les mêmes durées, à prendre le cabinet Roux comme expert en cas de sinistre pour le règlement des dommages qui lui seraient occasionnés, qu'ils aient ou non fait l'objet d'une estimation par lui, à défaut de quoi la société Auda s'engageait à payer au Cabinet Roux une somme égale à 50 % des honoraires qui auraient dû lui être payés, en exécution de cette mission ;
Attendu qu'abandonnant le moyen tiré, devant les premiers juges, de l'application de la loi du 22 décembre 1972, la société Auda argue tout d'abord devant la cour de ce siège de l'illicéité, par application de l'article 37 de l'ordonnance du 30 juin 1945, de la partie de la convention, successive et distincte, mais non complémentaire à celle par laquelle elle lui confiait l'expertise " préalable " de ses biens, qui la contraignait à avoir recours au cabinet Roux pour l'expertise de ses dommages en cas de sinistre, cette dernière prestation ayant un caractère " subordonnée " ;
Mais attendu que le cabinet Roux objecte à juste titre qu'une telle argumentation est sans fondement, en l'absence de tout élément permettant d'accréditer la thèse selon laquelle la société Auda se serait vu imposer par lui l'obligation de recourir à ses services pour l'expertise après sinistre, comme condition de l'acceptation par le Cabinet Roux d'effectuer l'expertise préalable ; qu'en effet, il apparaît en l'espèce qu'à l'occasion de tous les termes de son engagement, la société Auda s'est liée en pleine liberté contractuelle, sans qu'il puisse être fait grief au Cabinet Roux de lui en avoir imposé une clause quelconque ;
Que ce moyen tiré de l'ordonnance du 30 juin 1945 ne peut donc prospérer ;
Attendu qu'en second lieu, la société Auda se prévaut de la nullité de la clause d'exclusivité pendant 10 ans, durée excessive qui lui conférerait un caractère léonin, eu égard également au fait que les contrats d'assurance ne pouvant avoir une durée supérieure à 6 ans, les estimations du cabinet Roux plus anciennes n'auraient pu être prises en considération ;
Mais attendu qu'en application de l'article 1344-1 alinéa 2 du Code Civil, la clause léonine n'est sanctionné par le droit positif qu'en matière de sociétés ;
Que, par ailleurs, il appartenait à la société Auda, demanderesse à l'exception de nullité, d'apporter la preuve de ce qu'elle se serait heurtée à un refus d'assurance en raison du caractère trop ancien de l'estimation préalable effectuée par le cabinet Roux ;
Qu'enfin, c'est également à la société Auda, qui prétend que le cabinet Roux a laissé inexécutée son obligation, qu'il soutient avoir remplie, d'actualiser chaque année son estimation préalable dont il est également soutenu qu'elle a été initialement incomplètement exécutée ; que, de ce chef, la société Auda ne produit aucun élément attestant qu'elle serait intervenue auprès du Cabinet Roux pour le rappeler à l'exécution de ses obligations, qui doivent ainsi être réputées avoir été totalement remplies ;
Attendu en conséquence que la société Auda n'est pas fondée en son exception de nullité pour durée excessive d'une convention d'exclusivité qui n'a également procédé que de la liberté contractuelle ;
Attendu, en troisième lieu, que la société Auda n'apporte pas la preuve de ce que le procès-verbal d'expertise, de 1984, sur lequel le Cabinet Roux s'est fondé pour calculer le montant des honoraires dus en vertu de la clause pénale et aux termes d'un calcul non contesté dans ses autres éléments, a porté sur des biens qui ne lui appartenaient pas ;
Que, pas davantage de ce chef, n'est fondé son refus d'exécuter ses engagements ;
Attendu en conséquence, que le jugement entrepris sera réformé en ce qu'il a débouté le cabinet Roux de ses demandes et l'a condamné à payer à la société Auda la somme de 1 500 F en vertu de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;
Que la cour, déboutant la société Auda des fins de son appel incident de ce chef, le confirmera en ce qu'il a débouté la société Auda de sa demande en restitution des honoraires versés en vertu du contrat, celui-ci étant pleinement valable ;
Attendu, sur les demandes accessoires formées par le Cabinet Roux, que la cour estime que la société Auda a manifesté un comportement procédural abusif, en s'opposant, par des moyens aussi divers qu'infondés, dont certains ont été finalement abandonnés, à une demande dont elle ne pouvait ignorer le bien fondé ; que ce comportement, source de préjudice pour le cabinet Roux, justifie que lui soient alloués de légitimes dommages-intérêts ;
Attendu que l'équité commande de faire partiellement droit à sa demande formée en vertu de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile,
Par ces motifs : LA COUR, statuant publiquement et contradictoirement, en audience solennelle et sur renvoi de Cassation ; réforme partiellement le jugement du Tribunal de Commerce d'Issoire du 2 mai 1986 ; condamne la SA Auda à payer au Cabinet Roux les sommes de : cent quatre mille cent neuf francs quarante cinq (104 109,45), avec intérêts au taux légal à compter de l'assignation de première instance ; dix mille francs (10 000,00) à titre de dommages-intérêts ; dix mille francs (10 000,00) en vertu de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; déboute la SA Auda des fins de son appel incident ; déboute les parties de toutes demandes plus amples ou contraires ; condamne la SA Auda aux dépens exposés devant le Tribunal de commerce d'Issoire, la Cour d'appel de Riom et la Cour de ce siège ; accorde à Maître Baulme, avoué, le bénéfice des dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.