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Décisions

CJCE, 22 septembre 1988, n° 45-87

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Commission des Communautés européennes, Royaume d'Espagne

Défendeur :

Irlande

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Mackenzie Stuart

Présidents de chambre :

MM. Due, Moitinho De Almeida, Rodriguez Iglesias

Avocat général :

Me Darmon

Juges :

MM. Koopmans, Everling, Galmot, Kakouris, O'Higgins

CJCE n° 45-87

22 septembre 1988

LA COUR,

1. Par requête déposée au greffe de la Cour le 13 février 1987, la Commission des Communautés européennes a introduit, en vertu de l'article 169 du traité CEE, un recours visant à faire reconnaître que, en permettant l'inscription, dans le dossier d'appel d'offres relatif au marché n° 4 du projet concernant l'augmentation de l'approvisionnement en eau du district de Dundalk, d'une clause selon laquelle les conduites en amiante-ciment pour canalisation sous-pression devront avoir été certifiées conformes à la norme irlandaise 188-1975, conformément à l'Irish Standard Mark Licensing Scheme de l'Institut irlandais de recherches et de standardisation et, partant, en refusant d'examiner, ou en rejetant sans justification adéquate, une offre comportant l'utilisation de conduites en amiante-ciment fabriquées conformément à une autre norme donnant des garanties équivalentes de sécurité, de rendement et de fiabilité, l'Irlande a manqué aux obligations qui lui incombent au titre de l'article 30 du traité CEE et de l'article 10 de la directive 71-305 du Conseil, du 26 juillet 1971, portant coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux (JO L 185, p. 5).

2. Le Conseil du district urbain de Dundalk est le promoteur d'un projet d'amélioration du réseau d'approvisionnement en eau potable de Dundalk. Le marché n° 4 faisant partie de ce projet vise la construction d'une canalisation destinée à amener l'eau de la source de la rivière Fane à une installation d'épuration située à Cavan Hill et, de là, dans le réseau de distribution urbain existant. L'avis relatif à ce marché, à attribuer par voie d'appel d'offres ouvert, a été publié au supplément au Journal officiel des Communautés européennes du 13 mars 1986 (JO S 50, p. 13).

3. La clause 4.29 du cahier des charges relatif à ce marché n° 4 et inséré dans le dossier d'appel d'offres comportait l'alinéa suivant :

"Les conduites en amiante-ciment pour canalisation sous-pression seront certifiées conformes à la norme irlandaise 188-1975, conformément à l'Irish Standard Mark Licensing Scheme de l'Institut irlandais de recherches et de standardisation. Toutes les conduites en amiante-ciment seront revêtues intérieurement et extérieurement d'une couche de bitume. Ce revêtement sera appliqué en usine par trempage."

4. Le litige trouve son origine dans des plaintes qu'une entreprise irlandaise et une entreprise espagnole ont adressées à la Commission. L'entreprise irlandaise avait répondu à l'appel d'offres relatif au marché n° 4 en soumettant trois offres, dont l'une comportait l'utilisation de conduites fabriquées par l'entreprise espagnole; elle considérait que cette offre, qui était la plus basse de celles qu'elle avait proposées, lui donnait la meilleure possibilité d'obtenir le contrat. Cette offre a fait l'objet d'une lettre adressée à l'entreprise par des ingénieurs-conseils du projet qui avaient été consultés par les autorités de Dundalk; cette lettre indiquait qu'il était inutile de participer à un entretien préalable à l'adjudication si la preuve ne pouvait pas être apportée que la firme fournissant les conduites était agréée par l'Institut irlandais de recherches et de standardisation en raison de la conformité de ses produits avec la norme irlandaise 188-1975. Il est constant que l'entreprise espagnole en question n'avait pas été agréée par l'Institut irlandais mais que ses conduites étaient conformes aux normes internationales, en particulier à la norme ISO 160-1980 de l'Organisation Internationale de Normalisation.

5. Pour un plus ample exposé du cadre juridique et des antécédents du litige, ainsi que des moyens et arguments des parties et de la partie intervenante, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-dessous que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.

6. Selon la Commission, le présent recours soulève notamment le problème de la compatibilité avec le droit communautaire, en particulier avec l'article 30 du traité CEE et l'article 10 de la directive 71-305, de l'insertion, dans un cahier de charges, de clauses telles que la clause 4.29 dans le cas de l'espèce. En outre, le comportement des autorités irlandaises consistant à rejeter, sans aucun examen, une offre impliquant des conduites de fabrication espagnole non-conformes aux normes irlandaises violerait les mêmes dispositions de droit communautaire. Il convient d'examiner d'abord les problèmes soulevés par la clause 4.29.

Sur la directive 71-305

7. D'après l'article 10 de la directive 71-305, invoqué par la Commission, les Etats membres doivent interdire l'introduction, dans les clauses contractuelles propres à un marché déterminé, de spécifications techniques mentionnant des produits d'une fabrication ou d'une provenance déterminée, ou des procédés particuliers, et qui ont pour effet de favoriser ou d'éliminer certaines entreprises. Est notamment interdite l'indication de types, ou celle d'une origine ou production déterminée, mais une telle indication est autorisée lorsqu'elle est accompagnée de la mention "ou équivalent" si les pouvoirs adjudicataires ne peuvent pas décrire l'objet du marché au moyen de spécifications suffisamment précises et intelligibles pour tous les intéressés. Les mots "ou équivalent" ne figuraient pas dans la clause 4.29 de l'avis litigieux.

8. Le Gouvernement irlandais fait valoir que les dispositions de la directive ne s'appliquent pas au marché en cause. Il relève qu'aux termes de l'article 3, paragraphe 5, de la directive, celle-ci ne s'applique pas "aux marchés publics de travaux passés par les services de production, de distribution et de transport d'eau et d'énergie ". Il n'y aurait pas de doute que, en l'espèce, le contrat visait un marché public à passer par un service public de distribution d'eau.

9. Sans contester cette dernière constatation, la Commission souligne que l'Irlande a demandé l'insertion de l'avis du marché litigieux au Journal officiel des Communautés en se référant à la publication obligatoire des avis de marchés publics prévue par la directive. La Commission estime, comme le Gouvernement espagnol intervenu au soutien de ses conclusions, que l'Irlande était tenue de respecter les dispositions de la directive après s'être volontairement placée sous l'empire de ce texte.

10. A cet égard, l'argumentation du Gouvernement irlandais doit être accueillie. Le texte même de l'article 3, paragraphe 5, est dépourvu de toute ambiguïté en tant qu'il place les marchés publics comme ceux de l'espèce en dehors du champ d'application de la directive. Selon les considérants de la directive, cette exception à l'application générale de la directive a été prévue afin d'éviter que, pour leurs marchés de travaux, les services de distribution d'eau soient soumis à des régimes différents selon qu'ils relèvent de l'Etat et de collectivités de droit public ou qu'ils possèdent une personnalité juridique distincte. Il n'y a aucune raison pour considérer que l'exception en cause ne s'appliquerait plus, et que les motifs sur lesquels elle est fondée ne seraient plus valables, lorsqu'un Etat membre a fait publier l'avis de marché dans le Journal officiel des Communautés, par erreur ou parce qu'il avait initialement l'intention de solliciter une participation communautaire au financement des travaux.

11. Le recours doit donc être rejeté dans la mesure où il est fondé sur la violation de la directive 71-305.

Sur l'article 30 du traité

12. Il y a lieu d'observer à titre liminaire que la Commission a rappelé que le Conseil du district urbain de Dundalk est un organisme public dont les actes sont imputables au Gouvernement irlandais. Avant de passer un marché, ledit Conseil serait d'ailleurs obligé d'obtenir l'autorisation du ministère irlandais de l'Environnement. Ces constatations n'ont pas été contestées par le Gouvernement irlandais.

13. Il convient de remarquer en outre que le Gouvernement irlandais a relevé que l'exigence de conformité à des normes irlandaises est une pratique généralement suivie en matière de marchés de travaux publics en Irlande.

14. Le Gouvernement irlandais fait valoir que le marché litigieux ne porte pas sur la vente de marchandises mais sur l'exécution de travaux, les clauses relatives aux matériaux à utiliser étant tout à fait accessoires. Or, les contrats portant sur l'exécution des travaux relèveraient de l'application des dispositions du traité en matière de libre prestation de services, sans préjudice de mesures d'harmonisation qui auraient pu être prises en vertu de l'article 100. Par voie de conséquence, l'article 30 ne saurait trouver application à un marché de travaux.

15. A cet égard, le Gouvernement irlandais rappelle la jurisprudence de la Cour, et notamment l'arrêt du 22 mars 1977 (Iannelli & Volpi, 74-76, Rec. p. 557), selon laquelle le champ d'application de l'article 30 ne comprend pas les entraves au traité visées par d'autres dispositions spécifiques de celui-ci.

16. Ce raisonnement ne saurait être admis. L'article 30 du traité a pour but d'éliminer toutes les mesures des Etats membres qui font obstacle aux courants d'importation dans le commerce intracommunautaire, que ces mesures portent directement sur la circulation des marchandises importées ou qu'elles aient indirectement pour effet d'entraver la commercialisation des produits provenant d'autres Etats membres. La circonstance que certaines de ces entraves doivent être examinées au regard de dispositions spécifiques du traité, comme celles de l'article 95 en matière de discrimination fiscale, ne diminue en rien le caractère général des interdictions que comporte l'article 30.

17. En revanche, les dispositions relatives à la libre prestation de services invoquées par le Gouvernement irlandais ne concernent pas la circulation de marchandises mais la liberté d'exercer des activités et celle d'en bénéficier; elles ne comportent aucune règle spécifique visant certaines entraves à la libre circulation des marchandises. Le fait qu'un marché public de travaux concerne la prestation de services ne peut donc avoir pour conséquence de soustraire aux interdictions de l'article 30 une limitation des matériaux à utiliser inscrite dans un avis d'appel d'offres.

18. Dès lors, il y a lieu d'examiner si l'insertion de la clause 4.29 dans l'avis d'appel d'offres et dans le cahier de charges était de nature à entraver les importations de tuyaux en Irlande.

19. A cet égard, il faut d'abord signaler que l'insertion d'une clause comme celle de l'espèce dans un avis de marché peut avoir pour conséquence que des opérateurs économiques produisant ou utilisant des tuyaux équivalant à ceux dont la conformité aux normes irlandaises a été certifiée s'abstiennent de répondre à des appels d'offres.

20. Il ressort en outre du dossier qu'une seule entreprise a été agréée par l'Institut irlandais de recherches et de standardisation au titre de la norme 188-1975 en vue de pouvoir apposer la marque normalisée irlandaise sur les tuyaux du type requis aux fins du marché de travaux en cause. Cette entreprise est établie en Irlande. L'insertion de la clause 4.29 a ainsi eu pour résultat de réserver la fourniture des conduites de canalisation nécessaires aux travaux de Dundalk aux seuls fabricants irlandais.

21. Le Gouvernement irlandais soutient que la spécification des normes selon lesquelles les matériaux doivent être fabriqués est nécessaire, en particulier dans un cas comme celui de l'espèce où les conduites utilisées doivent être adaptées au réseau déjà existant. La conformité des conduites à une autre norme, même à une norme internationale comme la norme ISO 160-1980, ne suffirait pas pour éliminer certaines difficultés techniques.

22. Cet argument technique ne saurait être retenu. Le grief de la Commission ne porte pas sur le respect des exigences techniques mais sur le refus des autorités irlandaises de vérifier si ces exigences sont respectées dans le cas où le fabricant des matériaux n'a pas été agréé par l'Institut irlandais au titre de la norme irlandaise 188-1975. En insérant, dans l'avis litigieux, le terme "ou équivalent" après l'indication de la norme irlandaise, comme le prescrit la directive 71-305 pour le cas où elle est applicable, les autorités irlandaises auraient pu contrôler le respect des conditions techniques sans réserver le marché dès le début aux seuls soumissionnaires se proposant d'utiliser des matériaux irlandais.

23. Le Gouvernement irlandais objecte encore que les conduites fabriquées par l'entreprise espagnole qui était en cause dans l'offre rejetée seraient en tout état de cause défectueuses du point de vue technique, mais cet argument n'est pas non plus pertinent en vue de l'examen de la compatibilité avec le traité de l'insertion d'une clause comme la clause 4.29 dans un avis d'appel d'offres.

24. Le Gouvernement irlandais soutient également que la protection de la santé publique justifie le fait d'exiger le respect de la norme irlandaise. Celle-ci garantirait en effet l'absence de contact entre l'eau et les fibres d'amiante des conduites en béton, contact préjudiciable à la qualité de l'eau potable.

25. Cet argument doit être rejeté. Comme la Commission l'a relevé à juste titre, le revêtement des conduites, à l'intérieur aussi bien qu'à l'extérieur, faisait l'objet d'une exigence distincte dans l'avis d'appel d'offres. Le Gouvernement irlandais n'a pas montré pourquoi le respect de cette exigence ne serait pas de nature à permettre l'isolation de l'eau et des fibres d'amiante qu'il estime nécessaire pour des raisons de santé publique.

26. Le Gouvernement irlandais n'ayant avancé aucun autre argument de nature à réfuter les conclusions de la Commission et du Gouvernement espagnol, il y a lieu de faire droit à celles-ci.

27. Dès lors, il convient de reconnaître que, en permettant l'inscription, dans le dossier d'appel d'offres relatif àun marche de travaux publics, d'une clause selon laquelle les conduites en amiante-ciment pour canalisation sous-pression doivent avoir été certifiées conformes à la norme irlandaise 188-1975, en vertu de l'Irish Standard Mark Licensing Scheme de l'Institut irlandais de recherches et de standardisation, l'Irlande a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 30 du traité CEE.

Sur le rejet de l'offre impliquant l'utilisation des conduites de fabrication espagnole

28. Le second chef de la demande formulée par la Commission concerne l'attitude des autorités irlandaises à l'égard d'une entreprise donnée lors du déroulement de la procédure d'adjudication du marché litigieux.

29. Il est apparu, au cours de l'audience, que cette deuxième partie de la demande vise, en réalité, la simple mise en application de la mesure qui fait l'objet de la première partie. Il y a donc lieu de considérer qu'il ne s'agit pas d'un grief distinct et qu'il n'y a pas lieu de statuer séparément à son sujet.

Sur les dépens

30. Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens. Toutefois, selon le paragraphe 3, alinéa 1, du même article, la Cour peut compenser les dépens en totalité ou en partie, si les parties succombent respectivement sur un ou plusieurs chefs. La requérante ayant succombé en un de ses moyens, il y a lieu de compenser les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR,

Déclare et arrête :

1) en permettant l'inscription, dans le dossier d'appel d'offres relatif à un marché de travaux publics, d'une clause selon laquelle les conduites en amiante-ciment pour canalisation sous pression doivent avoir été certifiées conformes à la norme irlandaise 188-1975, en vertu de l'Irish Standard Mark Licensing Scheme de l'Institut irlandais de recherches et de standardisation, l'Irlande a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 30 du traité CEE.

2) le recours est rejeté pour le surplus.

3) chacune des parties, y compris la partie intervenante, supportera ses propres dépens.