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Décisions

CJCE, 6e ch., 13 juillet 1994, n° C-131/93

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Commission des Communautés européennes

Défendeur :

République fédérale d'Allemagne

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président de chambre :

M. Mancini

Avocat général :

M. Van Gerven

Juges :

MM. Kakouris, Schockweiler, Kapteyn, Murray

CJCE n° C-131/93

13 juillet 1994

LA COUR (sixième chambre),

1 Par requête déposée au greffe de la Cour le 31 mars 1993, la Commission des Communautés européennes a introduit, en vertu de l'article 169 du traité CEE, un recours visant à faire constater que la République fédérale d'Allemagne, en interdisant, dans la mesure où elles ne répondent pas à des objectifs de recherche et d'enseignement, les importations d'écrevisses d'eau douce vivantes des espèces européennes en provenance des États membres ou des pays tiers et se trouvant en libre pratique dans les autres États membres, a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 30 et 36 du traité.

2 Par le premier règlement modifiant la Bundesartenschutzverordnung (règlement fédéral sur la protection des espèces, ci-après la "BArtSchV", BGBl. I, 1989, p. 1525), qu'elle a adopté le 24 juillet 1989 et qui est entré en vigueur le 1er août suivant, la République fédérale d'Allemagne a subordonné l'importation de toutes les espèces d'écrevisses vivantes à l'octroi d'une autorisation délivrée conformément à l'article 21 b) du Bundesnaturschutzgesetz (loi sur la protection de la nature, ci-après le "BNatSchG", dans la version telle que publiée au BGBl. I, 1987, p. 889). En application de cette disposition, une autorisation ne peut être accordée qu'à des fins de recherche ou d'enseignement; en revanche, l'importation d'écrevisses vivantes à des fins commerciales, notamment pour le repeuplement des bassins privés ou la consommation, est en principe interdite, sous réserve des dispositions de l'article 31, premier alinéa, du BNatSchG, aux termes duquel le Bundesamt fuer Ernaehrung und Forstwirtschaft (Office de l'alimentation et des forêts, ci-après le "Bundesamt") peut, sur demande, déroger à cette interdiction lorsque l'application de la disposition "aboutirait contre la volonté du législateur à une dureté excessive".

3 Il ressort de la requête de la Commission que la pollution des eaux et surtout la peste des écrevisses (aphanomycose), dont la propagation serait imputable essentiellement à l'importation d'écrevisses infectées en provenance d'Amérique du Nord, ont fait qu'il n'existe pratiquement plus en République fédérale d'Allemagne, comme dans les autres pays européens, de plans d'eau naturels abritant des écrevisses. Ce serait la raison pour laquelle la BArtSchV considère les écrevisses indigènes comme des espèces particulièrement protégées, voire menacées d'extinction. Étant donné que les espèces indigènes ne suffisent pas à couvrir les besoins, la République fédérale d'Allemagne aurait importé, depuis des années, quelques dizaines de tonnes d'écrevisses d'eau douce vivantes par an.

4 L'entrée en vigueur de la réglementation susmentionnée ayant prétendument porté atteinte aux activités de plusieurs entreprises allemandes, spécialisées dans l'importation d'écrevisses vivantes, dont le chiffre d'affaires aurait sensiblement fléchi au point que leur existence aurait été menacée, ces opérateurs ont introduit des recours devant les juridictions nationales, qui ont abouti à ce que le Bundesamt applique aux importateurs, à titre transitoire, la dérogation de l'article 31 du BNatSchG, en leur permettant d'obtenir jusqu'à présent des autorisations d'importation d'écrevisses, valables pour six mois seulement, et indiquant la quantité précise importée, le pays d'origine et le nom de l'espèce concernée. Ces autorisations sont assorties de conditions tendant notamment à assurer que les écrevisses ne soient cédées qu'à l'acheteur final - à l'exclusion des grossistes et des revendeurs - lequel doit être invité à prendre toutes les mesures de prévention et de désinfection adéquates, à empêcher toute mise en liberté des écrevisses importées et à garantir que l'eau ayant servi à la conservation des animaux soit désinfectée avant d'être jetée. L'autorisation peut être révoquée en cas d'inobservation de ces conditions.

5 A l'appui de son recours, la Commission a soutenu en substance que la réglementation allemande en cause était incompatible avec les articles 30 et 36 du traité, aux motifs qu'elle entravait les importations d'écrevisses d'eau douce vivantes originaires d'autres États membres ou s'y trouvant en libre pratique et qu'elle dépassait les exigences d'une protection efficace des espèces indigènes d'écrevisses contre la peste et les risques de modification de la faune.

6 Le Gouvernement allemand a en revanche fait valoir que dans la mesure où d'importantes dérogations à l'interdiction incriminée avaient été accordées aux importateurs, la réglementation litigieuse n'avait ni supprimé toute importation d'écrevisses ni cloisonné le marché allemand. Le Gouvernement défendeur a ajouté qu'en tout état de cause cette réglementation était justifiée, jusqu'à la fin de l'année 1992, au titre de l'article 36 du traité, puisque la mesure litigieuse était indispensable pour protéger efficacement et durablement les stocks d'écrevisses en République fédérale d'Allemagne contre la peste, et pour préserver leur identité génétique. Le Gouvernement fédéral a toutefois reconnu que depuis le 1er janvier 1993, date à laquelle la directive 91-67-CEE du Conseil, du 28 janvier 1991, relative aux conditions de police sanitaire régissant la mise sur le marché d'animaux et de produits d'aquaculture (JO L 46, p. 1), avait dû être transposée, l'interdiction d'importation des écrevisses n'était plus justifiée pour prévenir une épizootie. En conséquence, la procédure de modification de la BArtSchV aurait été entamée et, en attendant son aboutissement, instruction aurait été donnée aux autorités compétentes d'exempter sur simple demande les opérateurs concernés de l'obligation de détenir une autorisation pour importer des écrevisses vivantes en République fédérale d'Allemagne.

7 Afin d'apprécier le bien-fondé du grief de la Commission, il convient de relever d'abord que les articles 30 et 36 du traité font partie intégrante de l'organisation commune des marchés dans le secteur des produits de la pêche, instituée par le règlement (CEE) n 3796-81 du Conseil, du 29 décembre 1981 (JO L 379, p. 1).

8 En effet, même si les dispositions de ce règlement n'énoncent pas expressément l'interdiction des restrictions quantitatives à l'importation ainsi que des mesures d'effet équivalent en ce qui concerne les échanges intracommunautaires, il résulte cependant des dispositions combinées des articles 38 à 46 et 8, paragraphe 7, du traité que cette interdiction découle, au plus tard depuis l'expiration de la période de transition, de plein droit des dispositions du traité, ainsi qu'il a d'ailleurs été souligné au trentième considérant du règlement n 3796-81, précité (voir arrêt du 25 mai 1993, Commission/Italie, C-228-91, Rec. p. I-2701, point 11).

9 Il y a lieu de constater ensuite que la mesure allemande litigieuse a pour effet d'entraver le commerce intracommunautaire en ce qu'elle interdit l'importation à des fins commerciales des écrevisses d'eau douce vivantes en provenance d'un autre État membre ou d'un pays tiers et se trouvant en libre pratique dans la Communauté.

10 En conséquence, conformément à la jurisprudence constante de la Cour, cette réglementation tombe sous l'interdiction de l'article 30 du traité, dont les dispositions sont indistinctement applicables aux produits originaires de la Communauté et à ceux qui ont été mis en libre pratique à l'intérieur de l'un quelconque des États membres, quelle que soit l'origine première de ces produits (voir arrêt du 15 décembre 1976, Donckerwolcke et Schou, 41-76, Rec. p. 1921, point 18).

11 Cette conclusion n'est aucunement affectée par la circonstance, invoquée par le Gouvernement fédéral, que les autorités nationales compétentes ont fait un large usage de la possibilité de dérogation prévue par la réglementation allemande, en accordant, entre janvier 1989 et juin 1993, des autorisations d'importation portant sur une quantité totale de 961 400 kg d'écrevisses, que les importateurs concernés n'auraient d'ailleurs pas entièrement utilisées.

12 En effet, comme la Cour l'a déjà jugé (voir, par exemple, arrêt du 8 février 1983, Commission/Royaume-Uni, 124-81, Rec. p. 203, points 9 et 10), l'article 30 du traité fait obstacle à l'application, dans les rapports intracommunautaires, d'une législation nationale qui maintiendrait l'exigence, fût-elle purement formelle, de licences d'importation ou de tout autre procédé similaire, et une mesure d'un État membre n'échappe pas à cette interdiction par le seul fait que l'autorité compétente jouit, en la matière, d'un pouvoir d'appréciation pour accorder des dérogations.

13 Étant donné que le Gouvernement allemand a entendu justifier sa réglementation en matière d'importation des écrevisses d'eau douce vivantes par des considérations de protection de la santé et de la vie des animaux ainsi que de préservation des espèces indigènes, il convient de vérifier encore si le régime litigieux se situe dans le cadre des pouvoirs dont disposent les États membres pour atteindre ces objectifs.

14 La directive 91-67, précitée, a été adoptée postérieurement à l'avis motivé émis par la Commission dans la présente affaire. Son délai de transposition dans le droit des États membres n'est venu à échéance que le 31 décembre 1992.

15 Ainsi, la Communauté ne disposait pas encore de règles communes ou harmonisées en matière de police sanitaire des animaux d'aquaculture, dont les écrevisses, au moment où l'objet du présent litige a été défini dans la procédure précontentieuse.

16 Dans ces conditions, il appartenait aux États membres de décider du niveau auquel ils entendaient assurer la protection de la santé et de la vie des animaux dans ce domaine, tout en tenant compte des exigences de la libre circulation des marchandises à l'intérieur de la Communauté.

17 Il n'est pas contesté que la mesure nationale en cause a pour objet de protéger la santé et la vie des écrevisses indigènes, de sorte qu'elle relève de l'exception prévue par l'article 36 du traité.

18 Toutefois, une réglementation restrictive des échanges intracommunautaires n'est compatible avec le traité que pour autant qu'elle est indispensable aux fins d'une protection efficace de la santé et de la vie des animaux. Elle ne bénéficie donc pas de la dérogation de l'article 36 lorsque cet objectif peut être atteint de manière aussi efficace par des mesures ayant des effets moins restrictifs sur les échanges intracommunautaires.

19 Il importe dès lors d'examiner si les restrictions allemandes litigieuses répondent au principe de proportionnalité ainsi exprimé.

20 A cet égard, le Gouvernement fédéral a fait valoir que l'interdiction totale d'importation des écrevisses d'eau douce vivantes était la seule mesure de protection efficace des écrevisses indigènes contre l'aphanomycose, puisque non seulement les animaux en provenance des pays tiers, mais également les espèces originaires d'autres États membres seraient susceptibles de porter le virus de la peste. En outre, la réglementation litigieuse serait nécessaire pour limiter autant que possible la prolifération d'espèces non indigènes dans les eaux naturelles allemandes, de manière à protéger l'identité génétique des populations locales d'écrevisses contre les altérations de la faune qui résulteraient de l'introduction, sur le territoire national, d'animaux de même espèce mais d'origines différentes. L'interdiction d'importer des écrevisses d'eau douce vivantes serait également justifiée par l'article 15 du règlement (CEE) n° 3626-82 du Conseil, du 3 décembre 1982, relatif à l'application dans la Communauté de la convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d'extinction (JO L 384, p. 1).

21 Ce dernier argument doit d'emblée être rejeté.

22 En effet, comme la Commission l'a souligné à juste titre, l'article 15, paragraphe 1, du règlement n° 3626-82, précité, dispose expressément que dans l'hypothèse où un État membre maintient ou adopte, en vue notamment de la conservation des espèces indigènes, des mesures plus strictes que celles prévues par ce règlement, il est tenu de respecter le traité et en particulier son article 36.

23 Or, il n'est pas contesté que l'interdiction totale d'importation en vigueur en République fédérale d'Allemagne constitue une mesure plus stricte que celles prévues par le règlement n 3626-82, précité.

24 S'agissant de la prévention du risque de propagation de la peste des écrevisses et de la protection contre les altérations de la faune, la Commission a soutenu que cet objectif pouvait être atteint par des mesures ayant des effets moins restrictifs sur les échanges intracommunautaires.

25 Ainsi, au lieu d'interdire purement et simplement l'importation de toutes les espèces d'écrevisses d'eau douce vivantes, la République fédérale d'Allemagne aurait pu se limiter à soumettre à des contrôles sanitaires les lots d'écrevisses en provenance d'autres États membres ou se trouvant déjà en libre pratique dans la Communauté et à n'effectuer que des contrôles par sondage, dans la mesure où ces lots auraient été accompagnés d'un certificat sanitaire délivré par les autorités compétentes de l'État membre d'expédition et attestant que le produit en cause ne présentait aucun risque pour la santé, ou bien se borner à réglementer la commercialisation des écrevisses sur son territoire, notamment en soumettant à autorisation le seul repeuplement des eaux intérieures avec des espèces susceptibles d'être porteuses de l'agent de la peste et en restreignant la mise en liberté des animaux ainsi que le repeuplement dans des zones abritant des espèces indigènes.

26 Or, le Gouvernement fédéral n'a pas établi de façon convaincante que de telles mesures, impliquant des restrictions moins graves aux échanges intracommunautaires, n'étaient pas aptes à protéger effectivement les intérêts invoqués.

27 De surcroît, les conditions imposées aux importateurs dans le cadre du régime d'autorisation appliqué par les autorités allemandes afin de tempérer la rigueur de l'interdiction d'importation prévue par la réglementation fédérale et tendant à obliger les opérateurs concernés à respecter toutes les mesures sanitaires, à utiliser les écrevisses importées de manière à empêcher toute mise en liberté dans la nature et à assurer la désinfection de l'eau dans laquelle elles ont été conservées, démontrent que le Gouvernement défendeur lui-même considère que ces moyens, moins restrictifs pour le commerce intracommunautaire qu'une interdiction totale d'importation, sont suffisants pour atteindre l'objectif de protection des écrevisses indigènes contre la peste et l'altération de la faune.

28 Il s'ensuit que le grief de la Commission est fondé.

29 Dans ces conditions, il convient de constater le manquement dans les termes des conclusions de la Commission.

Sur les dépens

30 Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens. La République fédérale d'Allemagne ayant succombé en ses moyens, il y a lieu de la condamner aux dépens.

Par ces motifs,

LA COUR (sixième chambre)

Déclare et arrête:

1) La République fédérale d'Allemagne, en interdisant, dans la mesure où elles ne répondent pas à des objectifs de recherche et d'enseignement, les importations d'écrevisses d'eau douce vivantes des espèces européennes en provenance des États membres ou des pays tiers et se trouvant en libre pratique dans les autres États membres, a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 30 et 36 du traité CEE.

2) La République fédérale d'Allemagne est condamnée aux dépens.