CJCE, 12 février 1992, n° C-260/90
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Bernard Leplat
Défendeur :
Territoire de la Polynésie française
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Due
Présidents de chambre :
Sir Gordon Slynn, MM. Joliet, Grévisse, Kapteyn
Avocat général :
M. Jacobs
Juges :
MM. Mancini, Kakouris, Moitinho de Almeida, Rodríguez Iglesias, Díez de Velasco, Zuleeg
Avocats :
Mes Levy, Sarda
LA COUR,
1 Par jugement du 20 août 1990, parvenu à la Cour le 27 août 1990, le Tribunal de paix de Papeete (Polynésie française) a posé, en application de l'article 177 du traité CEE, quatre questions préjudicielles sur l'interprétation de l'article 133 du traité CEE et sur la validité de la décision 86-283-CEE du Conseil, du 30 juin 1986, relative à l'association des pays et territoires d'outre-mer à la Communauté économique européenne (JO L 175, p. 1).
2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant M. Bernard Leplat au territoire de la Polynésie française, au sujet de sa demande de remboursement de plusieurs montants acquittés par lui à l'occasion de l'importation sur ce territoire d'un véhicule originaire de la République fédérale d'Allemagne.
3 Il ressort du dossier qu'à l'occasion de l'importation, le 26 juillet 1988, M. Leplat a dû acquitter plusieurs montants au titre du droit fiscal d'entrée, de la taxe nouvelle de solidarité pour la protection sociale, du droit de péage et de la taxe de statistique.
4 M. Leplat a demandé au Tribunal de paix de Papeete de condamner le territoire de la Polynésie française à lui rembourser ces montants majorés des intérêts en vigueur. A l'appui de sa demande, il a fait valoir que les droits et taxes acquittés par lui constituaient des taxes d'effet équivalant à des droits de douane qui seraient visés et, dans les circonstances de l'affaire, prohibés par l'article 133 du traité CEE. En outre, il a soutenu que l'article 74 de la décision 86-283, précitée, ne pouvait servir de base légale à la perception des droits et taxes litigieux, dans la mesure où cette disposition contrevient aux termes de l'article 133 du traité.
5 Estimant que la solution du litige dépendait, d'une part, de l'interprétation du traité et, d'autre part, de la validité de la décision communautaire en cause, le Tribunal de paix de Papeete a décidé de surseoir à statuer et de saisir la Cour des questions préjudicielles suivantes :
"1) Les stipulations des articles 133, paragraphe 2, et 133, paragraphe 3, du traité du 25 mars 1957 visent-elles les mesures d'effet équivalant à des droits de douane?
2) Dans l'affirmative, les pays et territoires d'outre-mer associés à la Communauté peuvent-ils percevoir ces droits ou taxes à l'occasion de l'importation de produits originaires de la Communauté économique européenne?
3) Dans l'affirmative, quelles sont les obligations imposées aux pays et territoires d'outre-mer par l'objectif de réduction des droits de douane indiqué à l'article 133, paragraphe 3, du traité?
4) Dans la négative, les décisions du Conseil des Communautés européennes relatives à l'association des pays et territoires d'outre-mer qui autorisent ceux-ci à maintenir ou établir des droits de douane sur les produits importés de la Communauté, notamment l'article 74 de la décision 86-283-CEE, du 30 juin 1986, sont-elles valides au regard des articles 133 et 136 du traité?"
6 Pour un plus ample exposé des faits du litige au principal, du déroulement de la procédure ainsi que des observations écrites déposées devant la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-après que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.
Sur la compétence de la Cour
7 Le Royaume-Uni soutient que la demande de décision préjudicielle introduite par le Tribunal de paix de Papeete est irrecevable au motif que cette juridiction n'est pas une juridiction d'un État membre.
8 A cet égard, il y a lieu de rappeler qu'il résulte de l'arrêt du 10 décembre 1990, Kaefer et Procacci (C-100-89 et C-101-89, Rec. p. 4647), qu'une juridiction de la Polynésie française est une juridiction d'un des États membres au sens de l'article 177 du traité CEE.
9 Il y a donc lieu de constater que la Cour est compétente pour statuer à titre préjudiciel sur les questions posées par le Tribunal de paix de Papeete.
Sur le fond
10 Afin de répondre aux questions de la juridiction de renvoi, il convient de rappeler, à titre liminaire, la nature de l'association prévue par le traité CEE pour les pays et territoires d'outre-mer (ci-après "PTOM "). Cette association fait l'objet d'un régime défini dans la quatrième partie du traité (articles 131 à 136), de sorte que les dispositions générales du traité ne sont pas applicables aux PTOM sans référence expresse. Aux termes de l'article 131, le but de cette association "est la promotion du développement économique et social des pays et territoires, et l'établissement de relations économiques étroites entre eux et la Communauté dans son ensemble ". L'article 132 définit les objectifs de l'association en stipulant notamment que "les États membres appliquent à leurs échanges commerciaux avec les pays et territoires le régime qu'ils s'accordent entre eux" alors que "chaque pays ou territoire applique à ses échanges commerciaux avec les États membres et les autres pays et territoires le régime qu'il applique à l'État européen avec lequel il entretient des relations particulières ". L'article 133, paragraphe 1, prévoit que les importations en provenance des PTOM bénéficient à leur entrée dans les États membres de l'élimination totale des droits de douane. Cet article prévoit, dans son paragraphe 2, que les PTOM suppriment progressivement les droits de douane frappant les importations en provenance des États membres. Toutefois, le paragraphe 3 du même article prévoit que les pays et territoires peuvent percevoir des droits de douane qui répondent aux nécessités de leur développement et aux besoins de leur industrialisation ou qui, de caractère fiscal, ont pour but d'alimenter leur budget.
11 Enfin, l'article 136, premier alinéa, prévoit que, pour une période de cinq ans à compter de l'entrée en vigueur du traité, une convention d'application annexe au traité fixe les modalités et la procédure de l'association. Le deuxième alinéa du même article prévoie que, avant l'expiration de la convention d'application, le Conseil établit, à partir des réalisations acquises et sur la base des principes inscrits dans le traité, les dispositions à prévoir pour une nouvelle période. En effet, en application de cette disposition, le Conseil a adopté un certain nombre de décisions, dont la première était la décision 64-349-CEE (JO 1964, 93, p. 1472) et celle en vigueur à l'époque des faits était la décision 86-283, précitée.
Quant à la première question
12 La Polynésie française, le Gouvernement néerlandais et le Gouvernement français estiment que l'article 133 vise non seulement les droits de douane au sens strict, mais également les taxes d'effet équivalant à de tels droits.
13 En revanche, le Royaume-Uni et la Commission soutiennent que les dispositions de l'article 133, paragraphes 2 et 3, ne s'appliquent qu'aux droits de douane au sens strict et non pas aux taxes d'effet équivalent. A cet égard, ils estiment que lorsque le traité ou, le cas échéant, les décisions adoptées sur la base de l'article 136 du traité réglementent les taxes d'effet équivalant à des droits de douane, ils le font de manière explicite, ce qui n'est pas le cas de l'article 133. Selon les intéressés, même si cet article mentionne, dans son paragraphe 2, plusieurs dispositions du traité qui concernent à la fois les droits de douane et les taxes d'effet équivalent, ce renvoi ne concerne ces dispositions que dans la mesure où elles traitent des droits de douane au sens strict, seuls expressément visés par l'article 133. En outre, la référence, dans le paragraphe 3 du même article, aux pourcentages et au rythme des réductions prévus dans le traité ne serait pertinente qu'en ce qui concerne les droits de douane au sens strict, cette mention ne pouvant viser que le rythme des réductions des droits de douane prévu à l'article 14 du traité, mais pas le rythme de l'élimination des taxes d'effet équivalent qui doit être fixé par des directives de la Commission au titre de l'article 13 et qui ne l'est pas par le traité lui-même.
14 L'argumentation du Royaume-Uni et de la Commission ne saurait être accueillie.
15 Tout d'abord, il résulte de l'arrêt de la Cour du 13 décembre 1973, Sociaal Fonds voor de Diamantarbeiders, points 10 et 13 (37-73 et 38-73, Rec. p. 1609), qu'un texte visant des droits de douane sans mentionner expressément les taxes d'effet équivalent peut être compris, dans sa finalité, comme visant également ces dernières.
16 Par ailleurs, le renvoi de l'article 133, paragraphe 2, aux articles 12, 13, 14, 15 et 17 du traité tend à montrer que l'expression "droits de douane" utilisée à l'article 133 désigne les droits de douane et les taxes d'effet équivalent. Il y a lieu de remarquer, en effet, que les articles précités traitent à la fois des droits de douane et des taxes d'effet équivalent alors pourtant que l'appellation de la section au sein de laquelle ils figurent est limitée aux droits de douane. La circonstance que le rythme des réductions des droits de douane, dont la suppression progressive est prévue par l'article 13, soit fixé par l'article 14 et que celui des taxes d'effet équivalent soit, en vertu de l'article 13, fixé par des directives et non par l'article 14, est sans incidence sur l'interprétation du champ d'application de l'article 133.
17 Enfin, dans le cadre des objectifs prévus à l'article 132, l'article 133 définit le sort des droits de douane en édictant l'élimination totale de ceux qui frappent à leur entrée dans les États membres les importations originaires des PTOM et en laissant la possibilité à ces derniers de percevoir dans certaines conditions des droits de douane frappant à leur entrée dans ces pays ou territoires les importations originaires des États membres et d'autres PTOM.
18 Une interprétation de l'article 133 limitant son champ d'application aux droits de douane au sens étroit aboutirait à vider de son sens le système mis en place par cet article et à le priver d'effet utile dans la mesure où il serait possible d'en éluder l'application en instituant des taxes qui, tout en n'étant pas des droits de douane au sens strict, auraient cependant les mêmes effets sur les échanges commerciaux entre les États membres et les PTOM. D'autre part, cette interprétation serait contraire aux objectifs définis dans la partie du traité consacrée à l'association des PTOM.
19 Il convient de relever, en outre, que l'article 133, paragraphe 1, prévoit que "les importations originaires des pays et territoires bénéficient à leur entrée dans les États membres de l'élimination totale des droits de douane ...". Cette disposition est une expression concrète de l'objectif énoncé dans l'article 132, paragraphe 1, qui dispose que les États membres appliquent à leurs échanges commerciaux avec les PTOM le régime qu'ils s'accordent entre eux en vertu du traité. Or, il est certain que les États membres ne sont en droit d'instituer ni des droits de douane ni des taxes d'effet équivalent dans leurs échanges réciproques. Il s'ensuit que, pour se conformer à l'obligation énoncée à l'article 132, paragraphe 1, la référence aux droits de douane contenue à l'article 133, paragraphe 1, doit englober les taxes d'effet équivalant à des droits de douane. Si la question préjudicielle ne vise pas expressément le paragraphe 1 de l'article 133, il est clair que le terme "droits de douane" doit être défini au sens de l'article 133 dans son ensemble.
20 Il y a donc lieu de répondre à la première question préjudicielle que les dispositions de l'article 133, paragraphes 2 et 3, du traité CEE visent également les taxes d'effet équivalant à des droits de douane.
Quant à la deuxième question
21 A cet égard, il y a lieu de rappeler que l'article 133, paragraphe 3, premier alinéa, reconnaît le pouvoir des PTOM à percevoir des droits de douane, mais limite ce pouvoir à ceux qui répondent aux nécessités de leur développement et aux besoins de leur industrialisation ou qui, de caractère fiscal, ont pour but d'alimenter leur budget. Cette disposition ne précise pas si le pouvoir de percevoir ces droits est limité au maintien du droit existant ou s'il autorise également l'établissement de nouveaux droits.
22 L'article 133, paragraphe 3, deuxième alinéa, prévoit que les droits visés au premier alinéa du même paragraphe sont progressivement réduits jusqu'au niveau de ceux qui frappent les importations des produits en provenance de l'État membre avec lequel chaque pays ou territoire entretient des relations particulières, et cela conformément au pourcentage et au rythme des réductions prévues dans le traité.
23 Ainsi que le Conseil l'a relevé à juste titre, le deuxième alinéa de l'article 133, paragraphe 3, concerne uniquement les droits de douane existant au moment de l'entrée en vigueur du traité, ce qui pourrait laisser penser que le champ d'application du premier alinéa est également limité à ces droits de douane.
24 Toutefois, l'article 133, paragraphe 5, prévoit que "l'établissement ou la modification de droits de douane frappant les marchandises importées dans les pays et territoires ne doit pas donner lieu, en droit ou en fait, à une discrimination directe ou indirecte entre les importations en provenance des divers États membres ". Cette disposition reconnaît donc le pouvoir des PTOM d'établir et de modifier les droits de douane frappant les marchandises importées. Ce pouvoir est cependant limité à la perception des droits de douane qui remplissent les critères précisés à l'article 133, paragraphe 3, premier alinéa. Lu en combinaison avec l'article 133, paragraphe 5, il est donc clair que l'article 133, paragraphe 3, premier alinéa, s'applique non seulement au maintien de droits existants, mais également à l'introduction de nouveaux droits.
25 Il y a donc lieu de répondre à la deuxième question de la juridiction de renvoi que les pays et territoires d'outre-mer, auxquels s'applique la quatrième partie du traité CEE, peuvent percevoir des droits de douane et des taxes d'effet équivalent sur les importations en provenance des États membres de la CEE, à condition, en premier lieu, que les droits ou les taxes perçus répondent aux nécessités de leur développement et aux besoins de leur industrialisation ou aient pour but d'alimenter leur budget et, en second lieu, que l'établissement ou la modification de tels droits ou taxes ne donne lieu à aucune discrimination directe ou indirecte entre les importations en provenance des divers États membres et sous réserve de l'obligation de réduction énoncée à l'article 133, paragraphe 3, deuxième alinéa.
Quant à la troisième question
26 La troisième question porte sur les obligations imposées aux pays et territoires d'outre-mer par l'objectif de réduction des droits de douane indiqué à l'article 133, paragraphe 3, deuxième alinéa, du traité.
27 Ce deuxième alinéa, qui s'applique aux droits de douane existant au moment de l'entrée en vigueur du traité avait pour but de réduire progressivement les droits de douane jusqu'au niveau de ceux qui frappent les importations des produits en provenance de l'État membre avec lequel chaque pays ou territoire entretient des relations particulières.
28 Dans son troisième alinéa, l'article 2 de la décision 64-349 du Conseil, précitée, adoptée sur le fondement de l'article 136 du traité, prévoit que "les droits de douane et taxes d'effet équivalant à de tels droits, perçus dans les pays et territoires d'outre-mer conformément à l'alinéa précédent ... ne peuvent donner lieu, en droit ou en fait, à une discrimination directe ou indirecte dans le régime applicable aux États membres et aux autres pays et territoires ". Les droits mentionnés à l'alinéa précédent de l'article 2, c'est-à-dire à son deuxième alinéa, sont les droits "maintenus ou établis dans chaque pays ou territoire ".
29 Ainsi, d'après les termes mêmes de ces dispositions, les droits maintenus, c'est-à-dire antérieurs à l'entrée en vigueur du traité de Rome, ne peuvent plus comporter aucune discrimination directe ou indirecte à compter de la mise en application de la décision 64-349 du Conseil.
30 Il en résulte que l'objectif de réduction énoncé à l'article 133, paragraphe 3, deuxième alinéa, a été atteint dès l'application de la décision 64-349, précitée, et que, dès lors, les droits de douane existant au moment de l'entrée en vigueur du traité ne doivent plus donner lieu à aucune discrimination.
31 Il convient donc de répondre à la troisième question de la juridiction de renvoi que l'obligation de réduction énoncée à l'article 133, paragraphe 3, deuxième alinéa, s'applique aux droits de douane existant au moment de l'entrée en vigueur du traité et, dès l'application de la décision 64-349 du Conseil, pour ces droits de douane ou taxes d'effet équivalent, toute discrimination entre les importations en provenance des divers États membres est interdite.
La quatrième question de la juridiction de renvoi
32 La quatrième question n'ayant été posée par la juridiction nationale que pour le cas où la première question recevrait une réponse négative, il n'y a pas lieu d'y répondre.
Sur les dépens
33 Les frais exposés par la République française, le royaume des Pays-Bas, le Royaume-Uni, le Conseil et la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
Statuant sur les questions à elle posées par le Tribunal de paix de Papeete (Polynésie française), par jugement du 20 août 1990, dit pour droit :
1) Les dispositions de l'article 133, paragraphes 2 et 3, du traité CEE visent également les taxes d'effet équivalant à des droits de douane.
2) Les pays et territoires d'outre-mer, auxquels s'applique la quatrième partie du traité CEE, peuvent percevoir des droits de douane et des taxes d'effet équivalent sur les importations en provenance des États membres de la CEE, à condition, en premier lieu, que les droits ou les taxes perçus répondent aux nécessités de leur développement et aux besoins de leur industrialisation ou aient pour but d'alimenter leur budget et, en second lieu, que l'établissement ou la modification de tels droits ou taxes ne donne lieu à aucune discrimination directe ou indirecte entre les importations en provenance des divers États membres et sous réserve de l'obligation de réduction énoncée à l'article 133, paragraphe 3, deuxième alinéa.
3) L'obligation de réduction énoncée à l'article 133, paragraphe 3, deuxième alinéa, s'applique aux droits de douane existant au moment de l'entrée en vigueur du traité et, dès l'application de la décision 64-349-CEE du Conseil relative à l'association des pays et territoires d'outre-mer à la Communauté économique européenne, pour ces droits de douane ou taxes d'effet équivalent, toute discrimination entre les importations en provenance des divers États membres est interdite.