CJCE, 16 juillet 1992, n° C-163/90
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Administration des douanes et droits indirects
Défendeur :
Léopold Legros; Alidor; Payet; Techer
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Due
Présidents de chambre :
MM. Joliet, Schockweiler, Grévisse, Kapteyn
Avocat général :
M. Jacobs
Juges :
MM. Mancini, Kakouris, Moitinho de Almeida, Rodríguez Iglesias, Díez de Velasco, Zuleeg, Murray, Edward
Avocats :
Mes Rivière, Soler-Couteaux, Llorens
LA COUR,
1 Par arrêt du 21 février 1990, parvenu à la Cour le 1er mars suivant, la Cour d'appel de Saint-Denis (Réunion) a posé, en application de l'article 177 du traité CEE, trois questions préjudicielles sur l'interprétation de ce traité, et notamment ses articles 9, 13 et 95, ainsi que sur l'article 6 de l'accord de libre-échange conclu entre la Communauté et le royaume de Suède.
2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant l'administration des douanes et droits indirects à MM. Léopold Legros, Armand-Joseph Payet, et Henri-Michel Techer et Mme Louise Alidor, épouse Brun (ci-après "intimés"), au sujet d'une demande formée par ces derniers en restitution de certaines sommes payées par eux à l'administration des douanes et droits indirects.
3 Il ressort du dossier que les intimés ont acheté auprès d'un concessionnaire en France métropolitaine trois voitures fabriquées en Allemagne et une originaire de Suède. Ces voitures ont bénéficié, lors de leur introduction sur le territoire douanier français, d'un régime de suspension des droits. Toujours revêtues d'une plaque de transit, elles ont été transférées sur le territoire de la région Réunion sous un régime de transit communautaire interne pour ce qui concerne les voitures allemandes, et de transit communautaire externe pour ce qui concerne la voiture suédoise. Le régime de suspension des droits a duré jusqu'à leur arrivée à la Réunion, où se sont déroulées les opérations de dédouanement. Lors de ce dédouanement, l'administration des douanes et droits indirects a exigé que chacun des intimés paie une somme à titre d'"octroi de mer" applicable lors de l'introduction des marchandises dans la région Réunion.
4 Il est constant que l'octroi de mer est perçu dans les départements français d'outre-mer (ci-après "DOM") sur la base de certains décrets de 1947 et d'une loi de 1984. Il frappe en principe toutes les marchandises, sauf certains produits de première nécessité, de toutes origines, dont la France métropolitaine et même les autres DOM, du fait de leur introduction dans le DOM concerné. En revanche, les produits du DOM concerné échappent à l'octroi de mer et à toute taxe équivalente interne. L'assiette de la taxe est la valeur en douane des marchandises sur le lieu de leur introduction dans le DOM concerné. Les produits assujettis à l'octroi de mer supportent quatre taux principaux de taxation; en outre, les régions sont autorisées à percevoir, dans les mêmes conditions, un droit additionnel au taux maximal de 1 %. La recette provenant de l'octroi de mer sert essentiellement à financer, selon les règles de l'autonomie régionale, les budgets des collectivités locales.
5 Les intimés, estimant que l'application de l'octroi de mer aux marchandises importées à la Réunion et produites dans un autre État membre ou dans le royaume de Suède est contraire au droit communautaire, ont saisi les juridictions compétentes pour obtenir la restitution des montants acquittés. C'est dans ces circonstances que la Cour d'appel de Saint-Denis a décidé de surseoir à statuer et de saisir la Cour des questions préjudicielles suivantes:
"1) Les articles 3, 9 et 13, et, à défaut, 95, deuxième alinéa, du traité de Rome doivent-ils être interprétés comme interdisant la perception, par l'un des États membres ou ses collectivités publiques, d'une taxe proportionnelle à la valeur des biens, distincte de la TVA, perçue à raison de l'introduction des biens dans une partie seulement du territoire de cet État et frappant également les marchandises étrangères et les marchandises nationales autres que celles originaires de la partie du territoire considérée?
2) Plus spécialement:
a) les articles 9 et 13 du traité de Rome doivent-ils être interprétés en ce sens qu'une taxe peut recevoir la qualification de taxe d'effet équivalent à un droit de douane, alors qu'elle est perçue sur la valeur des marchandises étrangères et nationales à l'occasion de leur mise à la consommation, sans considération directe ou indirecte du franchissement d'une frontière étatique, ou bien ces dispositions exigent-elles au contraire que le franchissement d'une frontière étatique soit, de droit ou de fait, le ou l'un des faits générateurs de la taxation?
b) en application de l'article 95, deuxième alinéa, du traité de Rome:
- l'origine régionale de productions ou de catégories de productions, en ce qu'elle exclut nécessairement les producteurs étrangers des dispositions plus favorables, peut-elle constituer le critère licite d'une différenciation fiscale établie par un État membre, ou bien cette différenciation doit-elle être fondée également ou exclusivement sur la nature des productions en cause?
- les avantages fiscaux consentis aux productions des Départements français d'outre-mer, et particulièrement à celles de la Réunion, qui résultent de leur exonération des taxes d'octroi de mer, peuvent-ils être considérés comme poursuivant des objectifs de politique économique compatible avec les exigences du traité et du droit dérivé?
3) L'accord de libre-échange en vigueur entre la Communauté et la Suède doit-il être interprété comme interdisant la perception par l'un des États membres ou ses collectivités publiques d'une taxe proportionnelle à la valeur des biens, distincte de la TVA, perçue lors de la mise en libre pratique des biens importés de Suède à raison de leur introduction dans une partie du territoire de cet État et frappant également les marchandises communautaires autres que celles originaires de la partie du territoire considérée?"
6 Pour un plus ample exposé des faits du litige au principal, de la réglementation communautaire en cause, du déroulement de la procédure ainsi que des observations écrites présentées devant la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-après que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.
Sur les règles du droit communautaire applicables aux départements français d'outre-mer
7 Il convient, à titre liminaire, de rappeler le statut des DOM à l'égard du droit communautaire. Il est constant que, aux termes de la Constitution française, les DOM font partie intégrante de la République française. En tant que tels, ils sont compris dans le territoire douanier de la Communauté, conformément à l'article 1er du règlement (CEE) n° 2151-84 du Conseil, du 23 juillet 1984, relatif au territoire douanier de la Communauté (JO L 197, p. 1). Toutefois, l'application du traité CEE dans les DOM fait l'objet de règles spéciales énoncées à l'article 227, paragraphe 2, de ce traité, qui est rédigé comme suit:
"En ce qui concerne l'Algérie et les départements français d'outre-mer, les dispositions particulières et générales du présent traité relatives:
- à la libre circulation des marchandises;
- à l'agriculture, à l'exception de l'article 40, paragraphe 4;
- à la libération des services;
- aux règles de concurrence;
- aux mesures de sauvegarde prévues aux articles 108, 109 et 226;
- aux institutions,
sont applicables dès l'entrée en vigueur du présent traité.
Les conditions d'application des autres dispositions du présent traité seront déterminées au plus tard deux ans après son entrée en vigueur, par des décisions du Conseil statuant à l'unanimité sur proposition de la Commission."
8 Selon la jurisprudence de la Cour (voir arrêt du 10 octobre 1978, Hansen, 148-77, Rec. p. 1787), il résulte de cet article que les dispositions du traité mentionnées explicitement à l'article 227, paragraphe 2, premier alinéa, ont été applicables dans les DOM dès l'entrée en vigueur du traité CEE, alors que, pour les autres dispositions, cet article a réservé un délai de deux ans dans l'intervalle duquel des conditions d'application particulières pouvaient être déterminées par le Conseil. La Cour a ensuite précisé que, pour les dispositions du traité qui ne sont pas énumérées dans le paragraphe 2, premier alinéa, de cet article, il reste toujours possible de prévoir ultérieurement des mesures spécifiques en vue de répondre aux besoins de ces territoires.
9 En vertu du pouvoir qui lui était ainsi reconnu, le Conseil a adopté un certain nombre de dispositions, parmi lesquelles figure notamment la décision 89-687-CEE, du 22 décembre 1989, instituant un programme d'options spécifiques à l'éloignement et à l'insularité des départements français d'outre-mer "Poséidom" (JO L 399, p. 39). Dans le cadre de ce programme, le Conseil a également adopté le même jour la décision 89-688-CEE, relative au régime de l'octroi de mer dans les départements français d'outre-mer (JO L 399, p. 46). Cette dernière décision prévoit notamment que, "d'ici au 31 décembre 1992 au plus tard, les autorités françaises prennent les mesures nécessaires pour que le régime de l'octroi de mer actuellement en vigueur dans les départements d'outre-mer soit applicable indistinctement ... aux produits introduits et aux produits obtenus dans ces régions". L'article 4 de cette décision prévoit que "la République française est autorisée à maintenir, jusqu'au 31 décembre 1992 au plus tard, le régime actuel de l'octroi de mer". Il convient toutefois de relever que les dispositions de cette décision ne sont entrées en vigueur qu'après les faits de l'espèce et il est constant qu'elles n'ont aucun effet rétroactif.
Sur la légalité d'une taxe telle que l'octroi de mer
10 Par ses deux premières questions, la juridiction de renvoi vise à savoir si une taxe proportionnelle à la valeur en douane des biens, perçue seulement dans une région du territoire national d'un État membre, frappant indistinctement des marchandises en provenance du reste du territoire national ou de l'étranger en raison de leur introduction dans cette région, mais dont les produits obtenus dans cette région sont exonérés, constitue une taxe d'effet équivalent à un droit de douane, d'une part, ou une imposition intérieure, d'autre part.
11 La Cour a déjà jugé qu'une charge qui frappe un produit d'un autre État membre ne constitue pas une taxe d'effet équivalent à un droit de douane, mais une imposition intérieure au sens de l'article 95 du traité, si elle relève d'un régime général de redevances intérieures appréhendant systématiquement des catégories de produits selon des critères objectifs appliqués indépendamment de l'origine du produit (arrêt du 3 octobre 1981, Commission/France, point 14, 90-79, Rec. p. 283). La Cour a précisé par ailleurs qu'une charge pécuniaire, lorsqu'elle est prélevée à l'importation, n'est à qualifier d'imposition intérieure que si elle est destinée à placer dans une situation fiscale comparable, sur le territoire national, toutes les catégories de produits quelle qu'en soit l'origine (arrêt du 4 avril 1968, Fink-Frucht, 27-67, Rec. p. 327).
12 Or, l'octroi de mer frappe, à quelques exceptions près, tous les produits introduits dans la région Réunion, en raison de leur introduction dans cette partie du territoire français, alors que tous les produits originaires de la Réunion en sont systématiquement exonérés, précisément en raison de leur origine régionale et non en raison de critères objectifs qui pourraient également s'appliquer à des produits importés. Ces éléments excluent que la taxe litigieuse soit qualifiée d'imposition intérieure.
13 Il convient dès lors d'examiner si une taxe telle que l'octroi de mer constitue une taxe d'effet équivalent à un droit de douane. A cet égard, la Cour a déjà considéré qu'une charge pécuniaire, unilatéralement imposée, quelles que soient son appellation et sa technique, et frappant les marchandises nationales ou étrangères en raison du fait qu'elles franchissent la frontière, lorsqu'elle n'est pas un droit de douane proprement dit, constitue une taxe d'effet équivalent, au sens des articles 9 et 12 du traité, alors même qu'elle ne serait pas perçue au profit de l'État, qu'elle n'exercerait aucun effet discriminatoire ou protecteur et que le produit imposé ne se trouverait pas en concurrence avec une production nationale (voir notamment l'arrêt du 1er juillet 1969, Sociaal Fonds Diamantarbeiders, 2-69 et 3-69, Rec. p. 211).
14 La République française fait valoir que la taxe litigieuse ne constitue pas une taxe d'effet équivalent à un droit de douane. Elle fait remarquer, premièrement, que si des marchandises sont importées et mises à la consommation en France métropolitaine, elles ne supportent pas l'octroi de mer. Selon elle, c'est l'introduction dans la région Réunion, c'est-à-dire une transaction interne et non le franchissement de la frontière étatique, qui constitue le fait générateur de la perception de l'octroi de mer. Deuxièmement, elle relève que l'octroi de mer frappe également et de manière identique les produits en provenance de France métropolitaine introduits dans la Réunion.
15 Cette argumentation ne saurait être retenue.
16 En effet, la justification de l'interdiction de tout droit de douane applicable aux marchandises circulant entre les États membres réside dans l'entrave que les charges pécuniaires, fussent-elles minimes, appliquées en raison du franchissement des frontières, constituent pour la circulation des marchandises (voir l'arrêt Sociaal Fonds Diamantarbeiders, précité). Or, une taxe perçue à une frontière régionale en raison de l'introduction de produits dans une région d'un État membre constitue une entrave au moins aussi grave à la libre circulation des marchandises qu'une taxe perçue à la frontière nationale en raison de l'introduction des produits dans l'ensemble du territoire d'un État membre.
17 L'atteinte portée par une telle taxe régionale à l'unicité du territoire douanier communautaire n'est pas modifiée par la circonstance qu'elle frappe également les marchandises en provenance des autres parties du territoire de l'État membre en cause.
18 Il convient dès lors de répondre à la juridiction de renvoi qu'une taxe proportionnelle à la valeur en douane des biens perçue par un État membre sur les marchandises importées d'un autre État membre en raison de leur introduction dans une région du territoire du premier État membre constitue une taxe d'effet équivalent à un droit de douane à l'importation, en dépit du fait que la taxe frappe également les marchandises introduites dans cette région en provenance d'une autre partie de ce même État.
Sur l'applicabilité de l'accord de libre-échange en vigueur entre la Communauté et la Suède (troisième question de la juridiction de renvoi)
19 Par sa troisième question, la juridiction de renvoi vise à savoir si l'accord entre la Communauté et le royaume de Suède ((règlement (CEE) n° 2838-72 du Conseil, du 19 décembre 1972, portant conclusion d'un accord entre la Communauté économique européenne et le royaume de Suède, JO L 300, p. 96, ci-après "accord")), interdit la perception d'une taxe ayant les caractéristiques de l'octroi de mer, tel que décrit ci-avant, sur des produits en provenance de Suède.
20 Il convient de rappeler, à cet égard, que l'accord s'applique à certains produits, dont les voitures, originaires de la Communauté ou de Suède. Son article 6 interdit la perception de nouvelles taxes d'effet équivalent à des droits de douane à l'importation dans les échanges entre la Communauté et la Suède, et il prévoit également la suppression au 1er juillet 1977 des taxes d'effet équivalent existantes.
21 La République française fait valoir que même si l'octroi de mer devait être qualifié de taxe d'effet équivalent à un droit de douane à l'importation au sens du traité CEE, il ne s'ensuivrait pas qu'il constitue une telle taxe au sens de l'article 6 de l'accord. A l'appui de cette argumentation, elle cite notamment l'arrêt du 9 février 1982, Polydor (270-80, Rec. p. 329), dans lequel la Cour a considéré que la similitude des termes des articles 14, paragraphes 2 et 23, de l'accord de libre-échange en vigueur entre la Communauté et le Portugal, d'une part, et des articles 30 et 36 du traité CEE, d'autre part, n'était pas une raison suffisante pour transposer au système de l'accord la jurisprudence de la Cour, qui détermine, dans le cadre de la Communauté, le rapport entre la protection des droits de propriété industrielle et commerciale et les règles relatives à la libre circulation des marchandises.
22 Cet argument ne saurait être retenu.
23 Il est vrai que les termes d'un accord conclu entre la Communauté et un pays tiers n'ont pas nécessairement la même signification que les termes identiques figurant dans les dispositions du traité CEE. Ainsi qu'il ressort de l'arrêt Polydor, précité, afin de déterminer si l'interprétation d'une disposition figurant dans le traité CEE doit être étendue à une disposition identique qui se trouve dans un accord tel que celui qui est invoqué en l'espèce, il y a lieu d'analyser cette disposition à la lumière tant de l'objet et du but de l'accord que de son contexte.
24 D'après son préambule, l'accord a pour objet de consolider et d'étendre les relations économiques existant entre la Communauté et la Suède et d'assurer, dans le respect des conditions équitables de concurrence, le développement harmonieux de leur commerce dans le but de contribuer à l'œuvre de la construction européenne. A cet effet, les parties contractantes ont décidé d'éliminer progressivement les obstacles pour l'essentiel de leurs échanges, en conformité avec les dispositions de l'accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) relatives à l'établissement de zones de libre-échange.
25 Au sens de l'article XXIV, paragraphe 8, de cet accord général, il y a lieu d'entendre par zone de libre-échange un "groupe de deux ou plusieurs territoires douaniers entre lesquels les droits de douane et les autres réglementations commerciales restrictives ... sont éliminés pour l'essentiel des échanges commerciaux portant sur les produits originaires des territoires constitutifs de la zone de libre-échange".
26 Il en résulte que, dans le cadre de l'objectif de l'élimination des obstacles aux échanges, la suppression des droits de douane à l'importation joue un rôle primordial. Il en va de même pour la suppression des taxes d'effet équivalent qui, selon la jurisprudence de la Cour, sont étroitement liées aux droits de douane stricto sensu (voir notamment les arrêts Sociaal Fonds Diamantarbeiders, précité, et du 12 février 1992, Leplat, C-260-90, Rec. p. I-0000). L'accord serait donc privé d'une partie importante de son effet utile si la notion de taxe d'effet équivalent, figurant dans son article 6, devait être interprétée comme ayant une portée plus restrictive que celle du même terme figurant dans le traité CEE.
27 Il convient dès lors de répondre à la troisième question de la juridiction de renvoi que l'article 6 de l'accord entre la Communauté et la Suède, figurant dans l'annexe au règlement n 2838-72, doit être interprété comme interdisant la perception par un État membre d'une taxe proportionnelle à la valeur en douane des biens sur des marchandises importées de Suède en raison de leur introduction dans une région de cet État membre, en dépit du fait que la taxe frappe également les marchandises introduites dans cette région en provenance d'une autre partie du territoire de l'État membre concerné.
Sur les effets du présent arrêt dans le temps
28 Dans leurs observations écrites et orales, la région Réunion et la République française ont évoqué la possibilité pour la Cour, dans l'hypothèse où elle estimerait qu'une taxe telle que l'octroi de mer est incompatible avec les dispositions pertinentes du traité CEE et de l'accord de libre-échange conclu entre la Communauté et la Suède, de limiter dans le temps les effets du présent arrêt.
29 A l'appui de cette demande, la République française a notamment fait valoir, d'une part, qu'une incertitude juridique avait longtemps entouré l'application du droit communautaire dans les DOM et qu'elle affectait toujours l'octroi de mer. D'autre part, elle a attiré l'attention de la Cour sur les conséquences financières catastrophiques pour les DOM qu'aurait un arrêt entraînant l'obligation de rembourser la taxe qui aurait été indûment perçue jusqu'à présent. En effet, les collectivités locales des DOM seraient obligées de faire face à un nombre incalculable de demandes de remboursement, qu'elles ne seraient sans doute pas en état de supporter. Cette situation serait aggravée par le fait que le délai applicable à de telles demandes de remboursement serait la prescription trentenaire du droit civil français.
30 Il convient de relever que ce n'est qu'à titre exceptionnel que la Cour peut, par application d'un principe général de sécurité juridique inhérent à l'ordre juridique communautaire, être amenée à limiter la possibilité pour tout intéressé d'invoquer une disposition qu'elle a interprétée en vue de mettre en cause des relations juridiques établies de bonne foi. Cette limitation ne peut être admise, selon la jurisprudence constante de la Cour, que dans l'arrêt même qui statue sur l'interprétation sollicitée. Pour décider s'il y a lieu ou non de limiter la portée d'un arrêt dans le temps, il faut prendre en considération le fait que, si les conséquences pratiques de toute décision juridictionnelle doivent être pesées avec soin, on ne saurait cependant aller jusqu'à infléchir l'objectivité du droit et compromettre son application future en raison des répercussions qu'une décision de justice peut entraîner pour le passé (arrêt du 2 février 1988, Blaizot, points 28 et 30, 24-86, Rec. p. 379).
31 Pour ce qui est de la présente affaire, les particularités de l'octroi de mer et les spécificités des DOM français ont créé un état d'incertitude quant à la légitimité de cette taxe au regard du droit communautaire. Une telle incertitude se trouve d'ailleurs reflétée dans le comportement, vis-à-vis du problème de l'octroi de mer, des institutions communautaires.
32 En effet, la Commission a d'abord omis de poursuivre la procédure en manquement qu'elle avait entamée contre la France à l'égard de l'octroi de mer. Ensuite, elle a proposé au Conseil la décision 89-688, qui, entre autres objectifs, vise à autoriser le maintien de l'octroi de mer, à titre temporaire, dans le cadre du programme Poséidom, précité. Enfin, il est précisé dans le troisième et le quatrième considérant de cette décision que "l'octroi de mer constitue actuellement un élément de soutien aux productions locales qui sont soumises aux difficultés de l'éloignement et de l'insularité" et que "il s'agit en outre d'un instrument essentiel d'autonomie et de démocratie locale, dont les ressources doivent constituer un moyen de développement économique et social des départements d'outre-mer".
33 Ces éléments ont pu amener la République française et les collectivités locales des DOM français à estimer raisonnablement que la législation nationale en la matière était conforme au droit communautaire.
34 Dans ces conditions, des considérations impérieuses de sécurité juridique s'opposent à la remise en cause de rapports juridiques qui ont épuisé leurs effets dans le passé, alors que cette remise en cause bouleverserait rétroactivement le système de financement des collectivités locales des DOM français.
35 Il y a donc lieu de décider que ni les dispositions du traité CEE relatives aux taxes d'effet équivalent à des droits de douane à l'importation ni l'article 6 de l'accord entre la Communauté et la Suède ne peuvent être invoqués à l'appui de demandes visant à obtenir la restitution d'une taxe telle que l'octroi de mer, payée avant la date du présent arrêt, sauf par les demandeurs qui ont, avant cette date, introduit un recours en justice ou soulevé une réclamation équivalente.
36 Il convient à cet égard de préciser que cette limitation de l'effet du présent arrêt dans le temps ne s'applique pas aux demandes introduites en vue de la restitution d'une telle taxe payée aux autorités compétentes après la date de l'arrêt, en raison d'une importation de marchandises dans le DOM concerné effectuée avant cette date.
Sur les dépens
37 Les frais exposés par la République française, la région Réunion et la Commission des communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
Statuant sur les questions à elle soumises par la Cour d'appel de Saint-Denis (Réunion), dit pour droit:
1) Une taxe proportionnelle à la valeur en douane des biens perçue par un État membre sur les marchandises importées d'un autre État membre en raison de leur introduction dans une région du territoire du premier État membre constitue une taxe d'effet équivalent à un droit de douane à l'importation, en dépit du fait que la taxe frappe également les marchandises introduites dans cette région en provenance d'une autre partie de ce même État.
2) L'article 6 de l'accord conclu entre la Communauté et la Suède, figurant dans l'annexe au règlement (CEE) n° 2838-72 du Conseil, du 19 décembre 1972, doit être interprété comme interdisant la perception par un État membre d'une taxe proportionnelle à la valeur en douane des biens sur des marchandises importées de Suède en raison de leur introduction dans une région de cet État membre, en dépit du fait que la taxe frappe également les marchandises introduites dans cette région en provenance d'une autre partie du territoire de l'État membre concerné.
3) Ni les dispositions du traité CEE relatives aux taxes d'effet équivalent à des droits de douane à l'importation ni l'article 6 de l'accord entre la Communauté et la Suède ne peuvent être invoqués à l'appui de demandes visant à obtenir la restitution d'une taxe telle que l'octroi de mer, payée avant la date du présent arrêt, sauf par les demandeurs qui ont, avant cette date, introduit un recours en justice ou soulevé une réclamation équivalente.