Livv
Décisions

CJCE, 5e ch., 7 novembre 1996, n° C-126/94

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Cadi Surgelés (Sté), Sofrigu (Sté), Sofroi (Sté), Sofriber (Sté)

Défendeur :

Ministre des Finances et Directeur général des douanes

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président de chambre :

M. Moitinho de Almeida

Avocat général :

M. Tesauro

Juges :

MM. Gulmann, Edward, Puissochet, Wathelet

Avocat :

Me Abensour-Gibert

CJCE n° C-126/94

7 novembre 1996

LA COUR (cinquième chambre),

1 Par jugement du 27 janvier 1994, parvenu à la Cour le 3 mai suivant, le Tribunal d'instance du 12e arrondissement de Paris a posé, en vertu de l'article 177 du traité CE, quatre questions préjudicielles sur l'interprétation des articles 9, 12, 113 et 227, paragraphe 2, du traité CEE, devenu traité CE.

2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant Cadi Surgelés, Sofrigu, Sofroi et Sofriber, sociétés de droit français ayant leur siège social dans les départements français d'outre-mer (ci-après les "demanderesses"), au ministre de l'Économie, des Finances et du Budget ainsi qu'au directeur général des douanes.

3 Les demanderesses importent depuis plusieurs années des marchandises dans les départements français d'outre-mer (ci-après les "DOM"), lesquelles proviennent d'autres régions de France, d'autres États membres de la Communauté et de pays tiers. Lors de l'importation de marchandises dans les DOM, l'administration des douanes a exigé des demanderesses le paiement d'une somme au titre, d'une part, d'une imposition dénommée "octroi de mer" et, d'autre part, d'une imposition dénommée "droit additionnel".

4 Lors de l'introduction du tarif douanier commun le 1er juillet 1968, une imposition dénommée "octroi de mer" était perçue, en vertu de la loi n 46-451 du 19 mars 1946, dans les DOM sur l'importation de toutes marchandises.

5 A l'époque des faits au principal, en vertu de la loi n° 84-747, du 2 août 1984 (ci-après la "loi de 1984"), une imposition, également dénommée "octroi de mer", frappait, en tant que "droit de consommation", toutes les marchandises introduites dans les DOM en raison de leur importation. L'assiette de cette imposition était la valeur en douane des marchandises sur le lieu de leur introduction dans les DOM concernés. La loi de 1984 a également reconnu aux DOM la possibilité d'instituer, aux mêmes conditions, un droit additionnel d'un taux de 1 %.

6 Estimant que ni l'octroi de mer ni le droit additionnel n'étaient conformes au traité, les demanderesses ont saisi, le 11 décembre 1991, le Tribunal d'instance du 12e arrondissement de Paris afin d'obtenir le remboursement des sommes indûment perçues.

7 Il y a lieu de rappeler que, dans l'arrêt du 16 juillet 1992, Legros e.a. (C-163-90, Rec. p. I-4625), qui concernait la perception de l'octroi de mer au titre de la loi de 1984, la Cour a dit pour droit qu'une taxe proportionnelle à la valeur en douane des biens perçue par un État membre sur les marchandises importées d'un autre État membre en raison de leur introduction dans une région du territoire du premier État membre constitue une taxe d'effet équivalant à un droit de douane à l'importation, en dépit du fait que la taxe frappe également les marchandises introduites dans cette région en provenance d'une autre partie de ce même État.

8 Par jugement du 27 janvier 1994, la juridiction de renvoi a, en application de l'arrêt Legros e.a., précité, condamné l'administration des douanes à rembourser aux demanderesses les sommes versées au titre des deux taxes en tant qu'elles avaient été perçues sur des marchandises en provenance d'un autre État membre. Les demanderesses ont maintenu leurs demandes de remboursement des sommes pour les marchandises provenant d'autres régions françaises ainsi que de pays tiers. Dans ces circonstances, le tribunal a sursis à statuer et a posé quatre questions préjudicielles à la Cour.

9 Par décision du 4 mai 1994, le président de la Cour a, en vertu de l'article 82 bis, paragraphe 1, sous a), du règlement de procédure, suspendu la procédure jusqu'au prononcé de l'arrêt du 9 août 1994, Lancry e.a. (C-363-93, C-407-93, C-408-93, C-409-93, C-410-93 et 411-93, Rec. p. I-3957).

10 Dans cet arrêt, la Cour a considéré qu'une taxe, telle que l'octroi de mer, qui est perçue par un État membre sur toutes les marchandises introduites dans une région de son territoire, constitue une taxe d'effet équivalant à un droit de douane à l'importation, non seulement en tant qu'elle frappe les marchandises introduites dans cette région en provenance d'autres États membres, mais également en tant qu'elle est perçue sur les marchandises introduites dans cette région en provenance d'une autre partie de ce même État.

11 A la suite de cet arrêt, la juridiction de renvoi a, par jugement du 5 janvier 1995, parvenu à la Cour le 27 janvier suivant, renoncé aux trois premières questions posées, tout en maintenant la dernière libellée en ces termes:

Le principe de non-discrimination tel que prévu par le traité peut-il être interprété comme prohibant à un État membre la perception d'une taxe d'imposition intérieure jugée taxe d'effet équivalent sur des marchandises en provenance de pays tiers non liés à la Communauté par un accord particulier, alors même que des marchandises importées par d'autres États membres en provenance de ces mêmes pays tiers ne seraient pas soumises à ladite taxe?

Dans la négative, la perception d'une telle taxe par l'État membre ne constitue-t-elle pas une disparité de traitement de nature à compromettre l'égalité entre les opérateurs économiques des différents États membres et à provoquer des distorsions ou à nuire au fondement du Marché commun?

12 Par ces questions, le juge national demande en substance si le traité s'oppose à ce qu'un État membre perçoive, à l'occasion de l'importation de marchandises en provenance de pays tiers non liés à la Communauté par un accord particulier, des taxes d'effet équivalant à des droits de douane, telles que l'octroi de mer et le droit additionnel litigieux.

13 Aux termes de l'article 9, paragraphe 1, du traité, la Communauté est fondée sur une union douanière qui s'étend à l'ensemble des échanges de marchandises. Cette union comporte, d'une part, l'interdiction, entre les États membres, de tous droits de douane à l'importation et à l'exportation ainsi que de toutes charges d'effet équivalant à de tels droits et, d'autre part, l'adoption d'un tarif douanier commun pour les échanges entre les États membres et les pays tiers.

14 Selon une jurisprudence constante, le tarif douanier commun vise à réaliser l'égalisation des charges douanières que supportent, aux frontières de la Communauté, les produits importés des pays tiers, en vue d'éviter toute distorsion dans la libre circulation interne ou dans les conditions de concurrence (arrêt du 13 décembre 1973, Diamantarbeiders, 37-73 et 38-73, Rec. p. 1609, point 9).

15 Dans l'arrêt Diamantarbeiders, précité, la Cour a souligné que, si, à la différence de la section du traité relative à l'élimination des droits de douane entre les États membres (articles 12 à 17 du traité), la section relative à l'établissement du tarif douanier commun (articles 18 à 29 du traité) ne mentionne pas les "taxes d'effet équivalant aux droits de douane", l'absence de cette mention ne signifie pas que de telles taxes puissent être maintenues et, à plus forte raison, instituées (point 10).

16 S'agissant de la mise en place dudit tarif, la Cour a ensuite observé que le règlement (CEE) n° 950-68 du Conseil, du 28 juin 1968, relatif au tarif douanier commun (JO L 172, p. 1), n'a pas prévu expressément la suppression ou l'égalisation de taxes autres que les droits de douane proprement dits. Elle a cependant estimé qu'il ressort de sa finalité qu'il interdit aux États membres de modifier, par le biais d'impositions s'ajoutant à ces droits, le niveau de la protection défini par le tarif douanier commun (point 13).

17 Dans le même arrêt, la Cour a en outre rappelé que la définition des principes uniformes sur lesquels la politique commerciale commune est fondée (article 113, paragraphe 1, du traité) implique, comme le tarif douanier commun lui-même, la suppression des disparités nationales, fiscales et commerciales affectant les échanges avec les pays tiers (point 16).

18 En conséquence, la Cour a jugé que les États membres ne peuvent, à partir du 1er juillet 1968, introduire unilatéralement de nouvelles taxes sur les importations en provenance directe de pays tiers ou relever le niveau de celles existant à cette date (point 22).

19 Il en résulte que les États membres n'ont pas la faculté d'ajouter unilatéralement des redevances nationales aux droits dus en vertu de la réglementation communautaire, sous peine de faire perdre à celle-ci sa nécessaire uniformité (arrêt du 5 octobre 1995, Aprile, C-125-94, Rec. p. I-2919, point 35).

20 Il en va cependant différemment pour les taxes d'effet équivalant aux droits de douane qui existaient déjà au moment de l'entrée en vigueur du tarif douanier commun, le 1er juillet 1968 (ci-après les "taxes existantes"). En effet, si la Cour a souligné, dans l'arrêt Diamantarbeiders, précité, que la mise en place de la politique commerciale commune devait entraîner la suppression de toutes les disparités fiscales et commerciales nationales conditionnant les échanges avec les pays tiers (point 23), elle a jugé que la réduction ou la suppression de celles-ci supposait une intervention de la Communauté et relevait donc des institutions de celle-ci (points 24 et 25).

21 La faculté ainsi reconnue aux États membres de maintenir, dans leurs relations avec les pays tiers, des taxes d'effet équivalant aux droits de douane qui existaient au 1er juillet 1968 constitue une exception aux principes d'uniformité visés par le tarif douanier commun et par la politique commerciale commune. Elle doit, par conséquent, recevoir une application restrictive.

22 Il convient donc de considérer que seule une taxe qui, eu égard à toutes ses caractéristiques essentielles, est la même qu'une taxe déjà en vigueur au 1er juillet 1968 peut être qualifiée de taxe existante.

23 Il incombe au juge national, afin de déterminer si l'imposition litigieuse doit être qualifiée de taxe existante, de procéder à une comparaison entre les règles applicables aux impositions litigieuses et celles qui auraient été applicables au 1er juillet 1968. Cette comparaison doit tenir compte de l'ensemble des éléments caractérisant une imposition, et notamment sa dénomination, son fait générateur, son assiette, ses critères d'application, les personnes qui y sont assujetties, ainsi que l'affectation de son produit.

24 A cet égard, il y a lieu d'observer qu'un simple changement, dans le cadre d'une réorganisation administrative, de l'autorité responsable de la taxe ne fait pas, en soi, obstacle à ce que celle-ci soit considérée comme une taxe existante.

25 En revanche, le seul fait qu'une imposition, telle que l'octroi de mer en cause, a toujours le même intitulé qu'une imposition existant en 1968 ne suffit pas pour la qualifier de taxe existante.

26 En l'espèce, il appartient au juge national d'apprécier, entre autres, l'importance des diverses modifications apportées à la législation pertinente, et notamment celles apportées par la loi de 1984 en conséquence de laquelle l'imposition en cause semble avoir été qualifiée, pour la première fois, de "droit de consommation", dû par la personne qui met la marchandise à la consommation, alors que, auparavant, il s'agissait d'une taxe appliquée dans les DOM qui trouvait son origine dans une loi "relative à l'établissement du tarif général des douanes" (loi du 11 janvier 1892).

27 Pour le cas où le juge national décide que l'imposition litigieuse est à qualifier de taxe existante, il lui incombe, par la suite, de vérifier si le niveau de la taxe a été augmenté depuis le 1er juillet 1968. En effet, il résulte de l'arrêt Diamantarbeiders, précité, que toute majoration intervenue après le 1er juillet 1968, si minime soit-elle, est incompatible avec le droit communautaire.

28 S'agissant de l'imposition dénommée "octroi de mer", il ressort des dispositions nationales communiquées à la Cour par le Gouvernement français que, depuis 1968, le niveau de l'imposition a été augmenté dans tous les DOM pour plusieurs catégories de produits, notamment la viande, les bières, les alcools et les voitures. Il conviendrait donc de faire une comparaison, à l'égard de chaque produit taxé en l'occurrence, entre le montant actuellement dû au titre de la taxe litigieuse et le montant qui aurait été dû à ce titre, à valeur égale de la marchandise, en application des règles en vigueur au 1er juillet 1968 pour un produit identique à celui en cause. La marge excédentaire doit être considérée comme incompatible avec le traité.

29 S'agissant du droit additionnel, qu'il soit qualifié de simple majoration de l'octroi de mer ou de taxe nouvelle, il y a lieu de constater qu'une telle taxe est incompatible avec le traité.

30 Au vu de l'ensemble de ce qui précède, il convient de répondre à la question préjudicielle que n'est pas compatible avec le traité la perception d'un droit de douane ou d'une taxe d'effet équivalent introduit unilatéralement par un État membre après la mise en place du tarif douanier commun, le 1er juillet 1968, sur les importations en provenance directe de pays tiers non liés à la Communauté par un accord particulier. En revanche, le traité ne s'oppose pas à la perception d'une taxe d'effet équivalant à un droit de douane à l'importation qui, eu égard à toutes ses caractéristiques essentielles, doit être considérée comme une taxe existant à cette date, à condition que le niveau de la taxe n'ait pas été augmenté. En cas d'augmentation, seule la marge excédentaire doit être considérée comme incompatible avec le traité.

Sur les effets dans le temps du présent arrêt

31 Au cas où elle estimerait que le traité s'oppose à la perception d'impositions telles que celles en cause dans le litige au principal, le Gouvernement français demande à la Cour de limiter dans le temps les effets du présent arrêt.

32 A cet égard, il convient de rappeler que, dans l'arrêt Legros e.a., précité, la Cour a considéré que, pour des considérations impérieuses de sécurité juridique, les dispositions du traité relatives aux taxes d'effet équivalant à des droits de douane à l'importation ne pouvaient être invoquées à l'appui de demandes visant à obtenir la restitution d'une taxe telle que l'octroi de mer, payée avant la date de cet arrêt (le 16 juillet 1992), sauf par les demandeurs qui avaient, avant cette date, introduit un recours en justice ou soulevé une réclamation équivalente.

33 Pour les mêmes raisons, il y a lieu de conclure que les dispositions du traité relatives aux droits de douane et aux taxes d'effet équivalent ne peuvent être invoquées à l'appui de demandes visant à obtenir la restitution de montants perçus, avant le 16 juillet 1992, à titre de droits additionnels sur des biens en provenance de pays tiers non liés à la Communauté par un accord particulier, sauf par les demandeurs qui ont, avant cette date, introduit un recours en justice ou soulevé une réclamation équivalente. Il en va de même pour les montants perçus, avant cette date, sur de tels biens à titre d'octrois de mer dans la mesure où la perception de ces montants serait déclarée illégale en application du présent arrêt.

34 En revanche, pour la période postérieure au 16 juillet 1992, le Gouvernement français ne pouvait, à la lumière des arrêts Diamantarbeiders et Legros e.a., précités, raisonnablement continuer à estimer que la perception du droit additionnel ainsi que de l'octroi de mer, dans sa totalité dans le cas où ce dernier serait qualifié de taxe nouvelle ou dans ses majorations successives dans le cas où il serait qualifié de taxe existante, sur des biens en provenance de pays tiers non liés à la Communauté par un accord particulier était conforme au droit communautaire.

Sur les dépens

35 Les frais exposés par le Gouvernement français et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR (cinquième chambre),

Statuant sur la question à elle soumise par le Tribunal d'instance du 12e arrondissement de Paris, par jugement du 27 janvier 1994, dit pour droit:

1) N'est pas compatible avec le traité CEE, devenu traité CE, la perception d'un droit de douane ou d'une taxe d'effet équivalent introduit unilatéralement par un État membre après la mise en place du tarif douanier commun, le 1er juillet 1968, sur les importations en provenance directe de pays tiers non liés à la Communauté par un accord particulier. En revanche, le traité ne s'oppose pas à la perception d'une taxe d'effet équivalant à un droit de douane à l'importation qui, eu égard à toutes ses caractéristiques essentielles, doit être considérée comme une taxe existant à cette date, à condition que le niveau de la taxe n'ait pas été augmenté. En cas d'augmentation, seule la marge excédentaire doit être considérée comme incompatible avec le traité.

2) Les dispositions du traité relatives aux droits de douane et aux taxes d'effet équivalent ne peuvent être invoquées à l'appui de demandes visant à obtenir la restitution de montants perçus, avant le 16 juillet 1992, à titre de droits additionnels sur des biens en provenance de pays tiers non liés à la Communauté par un accord particulier, sauf par les demandeurs qui ont, avant cette date, introduit un recours en justice ou soulevé une réclamation équivalente. Il en va de même pour les montants perçus, avant cette date, sur de tels biens à titre d'octrois de mer dans la mesure où la perception de ces montants serait déclarée illégale en application du présent arrêt.