CJCE, 12 décembre 1990, n° C-100/89
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Peter Kaefer et Andréa Procacci
Défendeur :
État français
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Mancini (faisant fonction)
Présidents de chambre :
MM. O'Higgins, Moitinho de Almeida, Rodríguez Iglesias, Díez de Velasco
Avocat général :
M. Mischo
Juges :
MM. Gordon Slynn, Kakouris, Joliet, Schockweiler, Grévisse, Zuleeg
LA COUR,
1 Par deux jugements du 21 mars 1989, parvenus à la Cour le 29 mars suivant, le Tribunal administratif de Papeete a posé, en application de l'article 177 du traité CEE, une question préjudicielle sur l'interprétation de l'article 176 de la décision 86-283-CEE du Conseil, du 30 juin 1986, relative à l'association des pays et territoires d'outre-mer à la Communauté économique européenne (JO L 175, p. 1), eu égard aux articles 132, paragraphe 5, et 135 du traité CEE.
2 Cette question, qui est identique dans les deux affaires, a été soulevée dans le cadre de deux litiges ayant pour objet deux décisions par lesquelles le haut-commissaire de la République française en Polynésie a, d'une part, refusé d'accorder une autorisation de séjour à M. Peter Kaefer, touriste de nationalité allemande, et, d'autre part, prononcé l'expulsion de ce territoire de M. Andréa Procacci, muni d'un passeport suisse mais se prévalant de la nationalité italienne.
3 La première décision, qui vise M. Kaefer, est fondée sur la règle de droit français selon laquelle "un visa délivré à titre touristique ne pourra être transformé sur place en permis de séjour"; la seconde décision est fondée sur la situation irrégulière de M. Procacci, au regard du décret français du 27 avril 1939, en ce qu'il était demeuré sur le territoire de la Polynésie française après l'expiration du visa touristique dont il avait bénéficié, qu'il ne possédait pas de billet de retour pour rapatriement et qu'il se livrait à l'exercice d'une activité rétribuée.
4 Les intéressés ont introduit, auprès du Tribunal administratif de Papeete, un recours en annulation de chacune de ces décisions, en soutenant que l'une et l'autre avaient été prises en méconnaissance des dispositions de l'article 176 de la décision précitée du Conseil. Estimant que les litiges soulevaient des difficultés d'interprétation du droit communautaire, le Tribunal administratif de Papeete a sursis à statuer et a posé à la Cour la même question préjudicielle visant à savoir :
"d'une part, si le champ d'application des dispositions précitées de la décision du 30 juin 1986 du Conseil des Communautés européennes doit être regardé, eu égard notamment aux stipulations des articles 132, paragraphe 5, et 135 du traité du 25 mars 1957 instituant la Communauté économique européenne, comme s'étendant aux décisions de toute nature que peuvent prendre les autorités de l'État, seules compétentes, en matière d'entrée et de séjour dans le territoire de la Polynésie française d'étrangers ressortissants d'États membres de la Communauté économique européenne et, d'autre part, et dans l'affirmative, si la nature, l'économie et les termes des dispositions ou stipulations en cause sont susceptibles de produire des effets directs dans les relations entre les destinataires de l'acte et des tiers ".
5 Pour un plus ample exposé des faits des litiges au principal, du déroulement de la procédure ainsi que des observations écrites déposées devant la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-après que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.
Sur la compétence de la Cour
6 Le Gouvernement du Royaume-Uni invite la Cour à se déclarer incompétente au motif que le Tribunal administratif de Papeete ne serait pas une juridiction "d'un des États membres", au sens de l'article 177 du traité CEE.
7 En outre, selon le Gouvernement britannique, la quatrième partie du traité CEE constitue une lex specialis applicable aux pays et territoires d'outre-mer, à l'exclusion des autres dispositions du traité, dont notamment l'article 177. Cette interprétation résulterait tant des articles 131 à 136 bis du traité que de la distinction entre les départements d'outre-mer et les pays et territoires d'outre-mer opérée par les termes des paragraphes 2 et 3 de l'article 227.
8 A cet égard, il suffit de relever, en premier lieu, qu'il n'est pas contesté que le Tribunal administratif de Papeete est une juridiction française.
9 Il y a lieu de constater, en second lieu, que la quatrième partie du traité CEE, dont notamment l'article 136, donne compétence aux institutions de la Communauté, et en particulier au Conseil, pour établir, sur la base des principes inscrits dans le traité, des dispositions relatives aux pays et territoires d'outre-mer, et que la décision 86-283 du Conseil constitue une telle disposition.
10 Il y a donc lieu de constater que la Cour est compétente pour statuer, à titre préjudiciel, sur la question posée par le Tribunal administratif de Papeete.
Sur la question posée par le tribunal
11 Cette question comprend deux branches qui portent respectivement sur le point de savoir si des décisions de toute nature prises par les autorités nationales compétentes en matière d'entrée et de séjour, dans un pays ou territoire d'outre-mer, de ressortissants d'États membres de la Communauté entrent dans le champ des dispositions de l'article 176 de la décision 86-283 du Conseil et, en cas de réponse affirmative sur ce point, si la nature, l'économie et les termes des dispositions en cause sont susceptibles de produire des effets directs.
Sur le champ d'application de l'article 176
12 En ce qui concerne la première branche de la question, il convient de rappeler qu'aux termes de l'article 176 de la décision :
"En ce qui concerne le régime applicable en matière d'établissement et de prestation de services, les autorités compétentes des pays et territoires traitent sur une base non discriminatoire les ressortissants et sociétés des États membres. Toutefois, si, pour une activité déterminée, un État membre n'est pas en mesure d'assurer un traitement de même nature à des ressortissants ou sociétés de la République française, du royaume de Danemark, du royaume des Pays-Bas ou du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord établis dans un pays ou territoire, ainsi qu'aux sociétés relevant de la législation propre au pays ou territoire en cause établies dans celui-ci, l'autorité compétente de ce pays ou territoire n'est pas tenue d'accorder un tel traitement ."
13 Quant aux travailleurs salariés, il résulte de l'article 135 du traité que la libre circulation des travailleurs des pays et territoires d'outre-mer dans les États membres et des travailleurs des États membres dans les pays et territoires d'outre-mer devait être réglée par des conventions. Aucune convention n'étant cependant intervenue en ce domaine, les ressortissants des États membres ne peuvent pas se fonder sur le droit communautaire pour exiger le droit d'entrée et de séjour dans un pays ou territoire d'outre-mer pour accéder à un emploi salarié et l'y exercer.
14 Il est clair que l'article 176 de la décision 86-283 vise le droit d'entrée et de séjour dans la seule mesure où ce droit est lié au droit d'établissement et de prestation de services et qu'il ne vise pas le droit d'entrée et de séjour en général. La question du tribunal de Papeete doit être examinée à la lumière de cette précision.
15 Il est manifeste que l'exercice du droit d'établissement et de prestation de services dans les pays et territoires d'outre-mer implique nécessairement le droit d'entrée et de séjour.
16 Ce droit d'établissement et de prestation de services est réglé, conformément aux dispositions particulières prises en vertu de l'article 136 du traité CEE, par l'article 176 de la décision 86-283, selon lequel les autorités compétentes des pays et territoires d'outre-mer traitent sur une base non discriminatoire les ressortissants et les sociétés des autres États membres, sous réserve de réciprocité.
17 Ainsi, lorsque, dans un pays ou territoire d'outre-mer d'un État membre, l'accès des nationaux de cet État membre, non originaires du pays ou territoire en question, à certaines activités professionnelles indépendantes est soumis à certaines restrictions, telle la délivrance d'une autorisation d'établissement préalable, ces restrictions s'appliquent aussi aux ressortissants des autres États membres.
18 Il y a lieu de constater, par ailleurs, que la directive 73-148-CEE du Conseil, du 21 mai 1973, relative à la suppression des restrictions au déplacement et au séjour des ressortissants des États membres à l'intérieur de la Communauté en matière d'établissement et de prestation de services (JO L 172, p. 14), n'est pas applicable aux pays et territoires d'outre-mer qui sont soumis au régime particulier établi par la décision 86-283.
19 Par conséquent, le régime applicable en matière d'établissement et de prestation de services dans les pays et territoires d'outre-mer, y compris le droit d'entrée et de séjour qui en est la condition nécessaire, doit être appliqué sans discrimination aux seuls ressortissants des États membres qui exercent ou cherchent à exercer effectivement une activité professionnelle indépendante dans les mêmes conditions que celles appliquées aux ressortissants de l'État membre dont dépend le pays ou territoire d'outre-mer concerné, mais sous réserve de la réciprocité prévue à l'article 176, précité. En revanche, il ne s'étend pas à l'entrée ou au séjour dans ces pays et territoires d'autres ressortissants des États membres qui n'exercent pas ou ne cherchent pas à exercer une activité professionnelle indépendante.
20 Il y a donc lieu de répondre à la première branche de la question posée par la juridiction nationale que le champ d'application de l'article 176 de la décision 86-283 du Conseil, du 30 juin 1986, relative à l'association des pays et territoires d'outre-mer à la Communauté économique européenne ne s'étend pas aux décisions prises par les autorités compétentes des États membres en matière d'entrée et de séjour des ressortissants des autres États membres dans un territoire d'outre-mer, sauf dans la mesure où ces décisions concernent les ressortissants des autres États membres qui exercent ou cherchent à exercer le droit d'établissement ou de libre prestation de services dans un tel territoire.
Sur la question de l'effet direct
21 La seconde branche de la question porte sur l'effet direct de l'article 176 de la décision, tel qu'il vient d'être interprété.
22 Les gouvernements français et britannique ainsi que la Commission ont conclu à l'absence d'effet direct de la décision 86-283, qui ne répond pas, selon eux, aux critères dégagés à cet égard par la jurisprudence et tenant aux objectifs, à la nature, à l'économie et aux termes des dispositions en cause.
23 Selon le Royaume-Uni, il ressort de l'arrêt du 5 février 1963, Van Gend et Loos (26-62, Rec. p. 1), que l'effet direct du droit communautaire est commandé par le but du traité qui vise à assurer l'intégration économique dans un Marché commun; or, le but de la quatrième partie du traité serait non pas d'instituer un Marché commun ni même de contribuer à son institution, mais de favoriser les intérêts des habitants de ces pays et territoires de manière à les conduire au développement.
24 Cet argument ne saurait être retenu. Depuis l'arrêt cité par le Gouvernement britannique, la Cour a statué à plusieurs reprises sur des questions portant sur l'effet direct éventuel de certaines stipulations d'accords conclus par la Communauté avec des pays tiers. Par ailleurs, il est de jurisprudence constante que les dispositions d'une décision du Conseil produisent un effet direct dans les relations entre les États membres et leurs justiciables, en ce sens qu'elles engendrent dans le chef des particuliers des droits que les juridictions nationales doivent sauvegarder, dès lors que ces dispositions imposent aux États membres une obligation inconditionnelle et suffisamment nette et précise (voir arrêt du 6 octobre 1970, Grad, point 9, 9-70, Rec. p. 825; et, à propos de décisions prises sur le fondement d'un accord d'association, arrêt du 20 septembre 1990, Sevince, C-192-89, Rec. p. 0000).
25 Le Gouvernement français et la Commission ont fait valoir à cet égard que l'article 176 de la décision n'instituait qu'une obligation conditionnelle de résultat, puisqu'elle est assortie d'une clause de réciprocité. Selon la Commission, cette disposition laisse, par conséquent, à chaque État membre le soin de déterminer, pour chaque activité considérée, s'il est en mesure ou non d'assurer le traitement non discriminatoire prévu.
26 Il y a lieu de rappeler qu'une disposition est inconditionnelle lorsqu'elle ne laisse aux États membres aucune marge d'appréciation.
27 Il résulte du libellé de l'article 176 de la décision que, dès lors que la condition de réciprocité est satisfaite, cette disposition oblige sans réserve les autorités compétentes à traiter sur une base non discriminatoire les ressortissants des autres États membres en matière d'établissement et de prestation de services, et elle ne laisse aux États membres aucune marge d'appréciation. Il appartient aux autorités compétentes et au juge national éventuellement saisi de décider si cette condition de réciprocité est satisfaite.
28 Il y a donc lieu de répondre à la seconde branche de la question posée par la juridiction nationale que l'interdiction de discrimination formulée par l'article 176 de la décision 86-283 du Conseil peut être invoquée, devant les autorités compétentes d'un pays ou d'un territoire, par un ressortissant d'un État membre, autre que celui avec lequel ce pays ou territoire entretient des relations particulières, aux fins de s'y établir ou d'y effectuer une prestation de services, dès lors que l'intéressé remplit les conditions exigées des nationaux non établis dans ce pays ou territoire et s'il s'avère que l'État membre dont il est le ressortissant assure un traitement identique aux personnes originaires du pays ou territoire en question.
Sur les dépens
29 Les frais exposés par le Gouvernement français, par le Gouvernement britannique et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
Statuant sur la question à elle posée par le Tribunal administratif de Papeete, par jugements du 21 mars 1989, dit pour droit :
Le champ d'application de l'article 176 de la décision 86-283-CEE du Conseil, du 30 juin 1986, relative à l'association des pays et territoires d'outre-mer à la Communauté économique européenne ne s'étend pas aux décisions prises par les autorités compétentes des États membres en matière d'entrée et de séjour des ressortissants des autres États membres dans un territoire d'outre-mer, sauf dans la mesure où ces décisions concernent les ressortissants des autres États membres qui exercent ou cherchent à exercer le droit d'établissement ou de libre prestation de services dans un tel territoire.
L'interdiction de discrimination formulée par l'article 176 de la décision 86-283-CEE du Conseil peut être invoquée, devant les autorités compétentes d'un pays ou d'un territoire, par un ressortissant d'un État membre, autre que celui avec lequel ce pays ou territoire entretient des relations particulières, aux fins de s'y établir ou d'y effectuer une prestation de services, dès lors que l'intéressé remplit les conditions exigées des nationaux non établis dans ce pays ou territoire et s'il s'avère que l'État membre dont il est le ressortissant assure un traitement identique aux personnes originaires du pays ou territoire en question.