CJCE, 5e ch., 7 décembre 1995, n° C-45/94
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Cámara de Comercio, Industria y Navegación de Ceuta
Défendeur :
Ayuntamiento de Ceuta
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
M. Edward
Avocat général :
M. Tesauro
Juges :
MM. Puissochet, Moitinho de Almeida, Gulmann, Sevón
Avocats :
Mes Echevarría, Hernández-Mora, Tastet Díaz
LA COUR (cinquième chambre),
1 Par ordonnance du 16 décembre 1993, parvenue à la Cour le 4 février 1994, le Tribunal Superior de Justicia de Andalucía a posé, en application de l'article 177 du traité CE, une question préjudicielle sur l'interprétation de l'article 25 de l'acte relatif aux conditions d'adhésion du royaume d'Espagne et de la République portugaise et aux adaptations des traités, du 12 juin 1985 (JO L 302, p. 23, ci-après l'"acte d'adhésion"), ainsi que du protocole n° 2 de celui-ci, lus en combinaison avec les dispositions des traités CEE, devenu CE, et CECA relatives à la libre circulation des marchandises.
2 Cette question a été soulevée dans le cadre d'un litige opposant la Cámara de Comercio, Industria y Navegación de Ceuta, à l'Ayuntamiento de Ceuta au sujet d'un recours en annulation d'un arrêté municipal adopté, le 24 septembre 1991, par l'Ayuntamiento de Ceuta, portant adoption définitive de la taxe (arbitrio) sur la production et l'importation dans la ville de Ceuta (Boletín oficial de Ceuta du 25 septembre 1991, p. 143).
3 Ceuta et Melilla sont des territoires espagnols situés sur la côte de l'Afrique du Nord et jouissant d'un statut spécial.
4 L'article 25 de l'acte d'adhésion dispose:
"1. Les traités ainsi que les actes des institutions des Communautés européennes s'appliquent aux îles Canaries et à Ceuta et Melilla sous réserve des dérogations visées aux paragraphes 2 et 3 et aux autres dispositions du présent acte.
2. Les conditions dans lesquelles les dispositions des traités CEE et CECA relatives à la libre circulation des marchandises, ainsi que les actes des institutions de la Communauté concernant la législation douanière et la politique commerciale s'appliquent aux îles Canaries et à Ceuta et Melilla sont définies au protocole n° 2.
..."
5 Aux termes de l'article 1er, paragraphe 2, du protocole n° 2, le territoire douanier de la Communauté ne comprend pas les îles Canaries et Ceuta et Melilla.
6 L'article 6 du même protocole dispose:
"1. Les produits originaires du territoire douanier de la Communauté bénéficient, lors de leur importation aux îles Canaries ou à Ceuta et Melilla, de l'exemption des droits de douane et taxes d'effet équivalent dans les conditions définies aux paragraphes 2 et 3.
2. Les droits de douane existant aux îles Canaries et à Ceuta et Melilla ainsi que la taxe dite 'arbitrio insular ° tarifa general'existant aux îles Canaries sont supprimés progressivement, à l'égard des produits originaires du territoire douanier de la Communauté, selon le même rythme et dans les mêmes conditions que ceux prévus aux articles 30, 31 et 32 de l'acte d'adhésion.
..."
7 L'article 31 de l'acte d'adhésion prévoit la suppression, au plus tard le 1er janvier 1993, des droits de douane à l'importation.
8 Il ressort de l'ordonnance de renvoi que, jusqu'en 1991, une taxe municipale était perçue à Ceuta sur l'importation des marchandises.
9 Afin de maintenir cette taxe après l'adhésion du royaume d'Espagne aux Communautés européennes, le législateur espagnol a décidé d'étendre son objet aux biens produits à Ceuta. A cet effet, il a adopté la loi n° 8-1991, du 25 mars 1991, portant adoption de la taxe municipale (arbitrio) sur la production et l'importation applicable à Ceuta et à Melilla (Boletín oficial del Estado du 26 mars 1991, p. 9418).
10 Aux fins de l'application de cette loi, l'Ayuntamiento de Ceuta a adopté l'arrêté municipal du 24 septembre 1991, précité.
11 Considérant que ledit arrêté était illégal, la Cámara de Comercio, Industria y Navegación de Ceuta a introduit un recours en annulation devant le Tribunal Superior de Justicia de Andalucía.
12 Estimant que la solution du litige supposait l'interprétation de dispositions de droit communautaire, cette juridiction a sursis à statuer et a posé à la Cour la question préjudicielle suivante:
"L'article 25, paragraphe 2, de l'acte relatif aux conditions d'adhésion du royaume d'Espagne aux Communautés européennes ainsi que le protocole n° 2 de celui-ci, lus en combinaison avec les dispositions des traités CEE et CECA relatives à la libre circulation des marchandises, autorisent-ils une mesure telle que celle qui a été instaurée par la loi espagnole n° 8-1991, du 25 mars 1991, approuvant la taxe à la production et à l'importation dans les villes de Ceuta et Melilla, taxe dont les modalités sont telles qu'elle a pour conséquence 'l'absence quasi absolue de charge fiscale additionnelle pour les opérations intérieures'tout en maintenant l'imposition effective simultanée des importations en provenance du territoire douanier de la Communauté?"
13 Il convient d'examiner d'abord les articles pertinents de l'acte d'adhésion, puis les articles des traités CE et CECA relatifs à la libre circulation des marchandises.
Sur l'acte d'adhésion
14 En ce qui concerne les dispositions des traités CE et CECA relatives à la libre circulation des marchandises, la défenderesse au principal prétend que l'acte d'adhésion ne s'oppose pas au maintien d'une taxe d'effet équivalant à un droit de douane sur le territoire de Ceuta. Selon elle, si les taxes d'effet équivalent figurent expressément à l'article 6, paragraphe 1, du protocole n° 2, seuls les droits de douane et une taxe particulière aux îles Canaries sont visés au paragraphe 2 du même article, auquel le paragraphe 1 renvoie pour les conditions de l'exemption des droits et taxes qu'il prévoit.
15 Cet argument ne saurait être retenu.
16 En effet, il est de jurisprudence constante qu'un texte visant des droits de douane sans mentionner expressément les taxes d'effet équivalent peut être compris, dans sa finalité, comme visant également ces dernières (voir, notamment, arrêt du 12 février 1992, Leplat, C-260-90, Rec. p. I-643, point 15).
17 Or, l'article 6, paragraphe 2, du protocole n° 2 a pour finalité de préciser les conditions dans lesquelles doit être atteint le résultat prescrit par le paragraphe 1 du même article, à savoir la suppression des droits de douane et des taxes d'effet équivalent.
18 Il y a donc lieu d'interpréter le paragraphe 2 comme s'appliquant tant aux taxes d'effet équivalent qu'aux droits de douane au sens strict.
19 Il s'ensuit qu'aux termes de l'article 6 du protocole n° 2 les droits de douane et les taxes d'effet équivalent existant à Ceuta devaient être supprimés progressivement selon le même rythme et dans les mêmes conditions que ceux prévus aux articles 30, 31 et 32 de l'acte d'adhésion, c'est-à-dire au plus tard le 1er janvier 1993.
20 Cette conclusion s'applique tant aux produits qui, importés à Ceuta, sont originaires d'Espagne qu'à ceux qui proviennent du reste du territoire douanier de la Communauté (voir arrêt du 9 août 1994, Lancry e.a., C-363-93 et C-407-93 à C-411-93, Rec. p. I-3957).
21 Quant à l'article 95 du traité CE, il s'applique sur le territoire de Ceuta en vertu de l'article 25 de l'acte d'adhésion.
Sur les dispositions relatives à la libre circulation des marchandises
22 La défenderesse et le Gouvernement espagnol font valoir que l'arbitrio ne constitue pas une taxe d'effet équivalant à un droit de douane, mais une imposition intérieure non discriminatoire, puisqu'elle frappe tant les produits importés que les produits locaux.
23 Il y a lieu d'observer à titre liminaire que, dans son ordonnance de renvoi, le juge national a formulé la constatation suivante:
"... l'introduction d'un impôt grevant la " production " locale de biens à Ceuta n'est qu'un prétexte pour maintenir en place la taxe à l'importation qui avait dû être supprimée en 1991. Cette taxe à la production se présente en des termes qui lui ôtent pratiquement toute pertinence quant à la subsistance de la taxe à l'importation que le législateur espagnol entend maintenir..."
24 Cette constatation est fondée notamment sur une affirmation contenue dans l'un des rapports établis par la direction générale des impôts, préalablement à l'approbation de l'arrêté municipal en cause. Selon cette affirmation:
"Le législateur a institué une structure d'imposition qui devrait avoir pour conséquence pratique l'absence quasi absolue de charge fiscale additionnelle pour les opérations intérieures étant donné que la fabrication ou la production industrielles dans les villes de Ceuta et Melilla sont extrêmement réduites, de sorte que la taxe frappera principalement les importations de biens à Ceuta et à Melilla. A son tour, cette répartition de l'impôt entraînera une meilleure protection de la production locale ° qui sera exempte d'impôt dans ses principales formes ° et elle permettra de mieux pourvoir les finances publiques dès lors que le commerce des biens d'importation constitue une des activités les plus caractéristiques des deux villes précitées."
25 Toutefois, l'ordonnance de renvoi ne précise pas les raisons qui ont permis à l'administration nationale de parvenir à cette conclusion; elle ne précise pas davantage la portée de l'expression "quasi absolue" qui figure tant dans les rapports de l'administration concernée que dans la question préjudicielle posée à la Cour.
26 A cet égard, il y a lieu de souligner qu'il appartient au juge national de résoudre toute question de fait pertinente pour la solution de l'affaire dont il est saisi, d'apprécier la portée des dispositions nationales et la manière dont elles doivent être appliquées. La Cour peut néanmoins dégager des questions préjudicielles différentes hypothèses et indiquer, pour chacune d'elles, les critères de droit communautaire qu'il appartiendra au juge national d'appliquer.
27 Dans la présente affaire, il y a lieu, notamment, de déterminer si la taxe litigieuse relève des articles 9 et 12 du traité CE, auxquels correspond l'article 4, sous a), du traité CECA, ou de l'article 95 du traité CE.
28 Il résulte d'une jurisprudence constante que toute charge pécuniaire, unilatéralement imposée, quelles que soient son appellation et sa technique, et frappant les marchandises en raison du fait qu'elles franchissent la frontière, lorsqu'elle n'est pas un droit de douane proprement dit, constitue une taxe d'effet équivalent au sens des articles 9, 12, 13 et 16 du traité. Une telle charge échappe toutefois à cette qualification si elle relève d'un système général de redevances intérieures appréhendant systématiquement des catégories de produits selon des critères objectifs appliqués indépendamment de l'origine des produits, auquel cas elle tombe dans le champ d'application de l'article 95 du traité (voir, en ce sens, arrêt du 5 mai 1982, Schul, 15-81, Rec. p. 1409, point 20).
29 Ayant pour but d'assurer la libre circulation des marchandises entre les États membres dans des conditions normales de concurrence, par l'élimination de toute forme de protection pouvant résulter de l'application d'impositions intérieures discriminatoires à l'égard des produits originaires d'autres États membres, l'article 95 doit garantir la parfaite neutralité des impositions intérieures au regard de la concurrence entre produits nationaux et produits importés. L'interdiction qu'il édicte s'applique chaque fois qu'une imposition fiscale est de nature à décourager l'importation de biens originaires d'autres États membres au profit de productions intérieures (voir arrêt du 3 mars 1988, Bergandi, 252-86, Rec. p. 1343, points 24 et 25).
30 Il s'ensuit que, dans un cas tel que celui de l'espèce, il incombe au juge national de vérifier, d'abord, si les dispositions légales et réglementaires imposant la taxe litigieuse sont de nature à établir, de manière transparente, un système général s'appliquant, selon des critères objectifs, indistinctement aux produits locaux et aux importations. Ensuite, il devra examiner si l'application de ces dispositions répond à ces mêmes exigences.
31 A cet égard, il y a lieu de relever que, dans son ordonnance de renvoi, le juge national expose: "on ne peut pas davantage prétendre que nous nous trouvons en présence d'un impôt intégré dans une structure nationale d'imposition interne qui frappe indistinctement les marchandises importées et les marchandises produites (sur le territoire de la ville)".
32 Sur ce point, il ressort du dossier que la réglementation nationale litigieuse établit, de manière séparée, le régime qui s'applique aux produits importés et celui qui s'applique aux produits locaux.
33 Si cette disjonction peut être l'indice qu'il s'agit de deux systèmes d'imposition distincts, elle ne permet pas, à elle seule, de conclure à l'inapplicabilité, en l'espèce, de l'article 95 du traité.
34 Néanmoins, elle est susceptible de rendre le système tellement peu transparent qu'il ne serait pas possible, pour le juge national, de s'assurer que les produits importés et les produits locaux sont soumis, selon des critères objectifs et indépendants de leur origine, à une seule et même taxe.
35 Il se peut également que l'application des textes litigieux par les autorités nationales compétentes ne réponde pas à ces exigences. Tel pourrait notamment être le cas si l'administration utilisait systématiquement un pouvoir d'exonération en faveur de la production locale.
36 Il appartient donc au juge national d'examiner si l'imposition, bien que présentant l'apparence d'une imposition interne, constitue en fait, pour les produits importés, une charge équivalant à un droit de douane.
37 Enfin, il y a lieu de relever que l'utilisation dans la question préjudicielle de l'expression "quasi absolue" pourrait signifier que, si la plus grande partie de la production locale est exonérée de la taxe, une petite partie ne l'est pas. Dans ces conditions, trois hypothèses sont envisageables, emportant chacune des conséquences différentes en droit.
38 Dans une première hypothèse, même si la majeure partie de la production locale est exonérée, la taxe est perçue selon des critères objectifs, s'appliquant de la même manière aux produits locaux et importés. Elle relèverait alors de l'article 95 du traité.
39 Dans une deuxième hypothèse, les produits locaux non exonérés appartiennent à une catégorie définie de produits, de sorte que la réglementation doit être analysée comme instaurant deux systèmes d'imposition distincts, l'un s'appliquant à ladite catégorie de produits locaux et importés, l'autre à toutes les autres catégories de produits importés. Tandis que le premier système relèverait de l'article 95, le second instaurerait une taxe d'effet équivalant à un droit de douane.
40 Dans une troisième hypothèse, le fait qu'une faible proportion de la production locale ne soit pas exonérée de la taxe serait uniquement destiné à cacher la réalité d'une taxe d'effet équivalant à un droit de douane.
41 Il appartient au juge national de déterminer la portée de l'expression "quasi absolue" utilisée dans sa question et d'en tirer les conséquences à la lumière des considérations qui précèdent.
42 S'agissant de l'argument avancé par le Gouvernement espagnol et l'Ayuntamiento de Ceuta selon lequel la Cour, dans son interprétation des traités CE et CECA, doit tenir compte de la situation périphérique de Ceuta et de l'engagement pris par la Communauté de promouvoir le développement économique des régions moins favorisées, il y a lieu de constater que, faute de mesures dérogatoires communautaires spécifiques, les dispositions des traités CE et CECA relatives à la libre circulation des marchandises doivent s'appliquer de plein droit à Ceuta.
43 Il convient dès lors de répondre à la question de la juridiction de renvoi que les dispositions de l'acte d'adhésion ainsi que le protocole n° 2 de celui-ci, lus en combinaison avec les articles 9 et 12 du traité CE ou l'article 4, sous a), du traité CECA, ou avec l'article 95 du traité CE, s'opposent à ce qu'un État membre perçoive une taxe qui, bien que présentant l'apparence d'une imposition interne, est de nature, soit en raison du libellé des textes qui l'imposent, soit en raison de la manière dont l'administration l'applique, à frapper les produits importés ou certaines catégories de ces produits, à l'exclusion des produits locaux de la même catégorie.
Sur les dépens
44 Les frais exposés par les Gouvernements espagnol et français et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR (cinquième chambre),
Statuant sur la question à elle soumise par le Tribunal Superior de Justicia de Andalucía, par ordonnance du 16 décembre 1993, dit pour droit:
Les dispositions de l'acte relatif aux conditions d'adhésion du royaume d'Espagne et de la République portugaise et aux adaptations des traités, du 12 juin 1985, ainsi que le protocole n° 2 de celui-ci, lus en combinaison avec les articles 9 et 12 du traité CE ou l'article 4, sous a), du traité CECA, ou avec l'article 95 du traité CE, s'opposent à ce qu'un État membre perçoive une taxe qui, bien que présentant l'apparence d'une imposition interne, est de nature, soit en raison du libellé des textes qui l'imposent, soit en raison de la manière dont l'administration l'applique, à frapper les produits importés ou certaines catégories de ces produits, à l'exclusion des produits locaux de la même catégorie.