CJCE, 14 décembre 1982, n° 314-81
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Procureur de la République, Comité national de défense contre l'alcoolisme
Défendeur :
Waterkeyn, Giraudy, Dauphin, Renouard-Larivière, Douce, Lejeune, Poulbot, Brebart, Ferry, Houssin, Filipacchi, Bresnard, Servan-Schreiber, Cayard, Gayot, Minckes, Pictet, Chevrillon, Joel, De Robuinet de Plas, Décaux, Zadok, Foby, Martaud, Minckes, Boussemart, Brebart
LA COUR,
1. Par deux jugements du 30 janvier 1981 et un jugement du 12 février 1981, parvenus à la Cour le 18 décembre 1981, et un jugement du 6 janvier 1982, parvenu à la Cour le 8 mars 1982, le Tribunal de grande instance de Paris a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, des questions préjudicielles relatives à l'interprétation de l'article 171 du traité en vue d'être éclairé sur les conséquences à tirer de l'arrêt du 10 juillet 1980 (Commission/République française, affaire 152-78, Recueil p. 2299), par lequel la Cour a constaté que " la République française, en règlementant d'une manière discriminatoire la publicité des boissons alcooliques et en maintenant ainsi des obstacles à la liberté des échanges intracommunautaires, a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 30 du traité CEE ".
2. Les questions préjudicielles posées par le tribunal, identiques dans les quatre affaires, ont été soulevées dans le cadre de poursuites pénales dirigées, pour violation des dispositions du Code des débits de boissons et des mesures contre l'alcoolisme (ci-après : le Code), contre les responsables de diverses entreprises - fabricants ou importateurs de boissons alcoolisées, entrepreneurs de publicité ou éditeurs de presse -, en raison de campagnes publicitaires en faveur de diverses boissons alcooliques, à savoir un apéritif fabriqué en France (affaire 314-81), deux marques de porto importé du Portugal (affaires 315 et 316-81) et un whisky importé du Royaume-Uni (affaire 83-82).
3. Devant le tribunal, les prévenus ont soutenu que les dispositions du Code, dont la violation leur est reprochée, auraient été déclarées incompatibles avec le droit communautaire par l'arrêt du 10 juillet 1980 et qu'ils devaient donc être relaxés de toute poursuite.
4. Le tribunal, considérant qu'il convient en l'espèce de déterminer si le droit communautaire, tel qu'il a été défini par cet arrêt, rend directement et immédiatement inapplicables les articles L. 1, L. 17, L. 18 et L. 21 du Code, a demandé à la Cour de préciser l'effet de son arrêt du 10 juillet 1980, compte tenu des dispositions de l'article 171 du traité.
5. Dans la procédure devant la Cour, les prévenus ont développé leur conception selon laquelle l'arrêt du 10 juillet 1980 aurait un " effet global " en ce que la Cour aurait condamné dans son ensemble le régime français de la publicité des boissons alcooliques tel qu'il est défini par le Code. Il n'y aurait donc pas lieu de distinguer selon l'origine des produits en cause ; en particulier, il ne serait pas permis d'établir une différence de traitement au détriment des produits nationaux par rapport aux produits importés d'autres Etats membres de la Communauté. Les prévenus ont relevé que cet " effet global " aurait été reconnu en France par des décisions émanant de plusieurs tribunaux d'instance et cours d'appel.
6. Cette conception a été contestée par le Comité national de défense contre l'alcoolisme, partie civile dans les procédures intentées devant la juridiction nationale, par la Commission et par le Gouvernement français. Ceux-ci observent que la Cour n'aurait constaté une opposition entre la législation française et l'article 30 du traité que dans la mesure où la commercialisation de produits alcooliques originaires d'autres Etats membres est soumise à des dispositions plus rigoureuses, en droit ou en fait, que celles qui s'appliquent aux produits nationaux concurrents. Quant aux produits importés du Portugal, la Commission et le Gouvernement français attirent l'attention sur le fait que l'article 30 du traité CEE ne régit que les échanges intracommunautaires et que le régime de ces produits dépend de l'accord de libre-échange conclu le 22 juillet 1972 avec cet Etat (JO L 301, p. 164), sans préjudice de la détermination de l'effet de cet accord en la matière.
7. Compte tenu des incertitudes qui se sont manifestées ainsi à la suite de l'arrêt du 10 juillet 1980, il convient de rappeler la portée de celui-ci avant de répondre aux questions posées par le tribunal.
Sur la portée de l'arrêt du 10 juillet 1980
8. Il est rappelé que le recours de la Commission qui est à l'origine de l'arrêt du 10 juillet 1980 visait à faire constater que la République française a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 30 du traité CEE en règlementant de façon discriminatoire la publicité des boissons alcooliques au détriment de produits originaires d'autres Etats membres. La Commission a fait valoir que le régime, tel qu'il est défini par le Code, aurait été aménagé de telle manière que la publicité en faveur de certains produits alcooliques importés serait prohibée ou soumise à des limitations, alors qu'elle serait entièrement libre ou moins restrictive pour les produits nationaux concurrents.
9. Dans son arrêt, la Cour a constaté que la règlementation de la publicité des boissons alcoolisées prévue par le Code est contraire à l'article 30 du traité CEE en ce qu'elle comporte une restriction indirecte à l'importation de produits alcooliques originaires d'autres Etats membres, dans la mesure où la commercialisation de ces produits est soumise à des dispositions plus rigoureuses, en droit ou en fait, que celles qui s'appliquent aux produits nationaux concurrents.
10. A ce sujet la Cour a relevé, en particulier, le fait qu'à la faveur de leur assimilation fiscale aux vins, les vins doux naturels français jouissent d'un régime de libre publicité, alors que les vins doux naturels et les vins de liqueur importés sont soumis à un régime de publicité restreinte ; elle a fait ressortir de même qu'alors que les alcools distillés typiques de la production nationale, à savoir les rhums et les alcools provenant de la distillation des vins, cidres ou fruits, jouissent d'une entière liberté en matière de publicité, celle-ci est interdite pour des produits similaires, qui sont essentiellement des produits d'importation, notamment les alcools de grain comme le whisky et le genièvre.
11. Contrairement à la thèse soutenue par les prévenus, l'arrêt du 10 juillet 1980 ne vise que le traitement appliqué aux produits importés d'autres Etats membres et la législation française n'a été déclarée contraire à l'article 30 que dans la mesure où elle édicte des règles moins favorables à ces produits qu'aux produits nationaux pouvant être considérés comme venant en concurrence avec eux.
12. Il en résulte, d'une part, que le manquement constaté par la Cour ne concerne pas les règles applicables aux produits nationaux et, d'autre part, que la Cour n'était pas appelée à se prononcer sur le régime applicable aux produits importés de pays tiers. La seule conséquence qu'il y a lieu de tirer de l'arrêt visé dans les questions préjudicielles est donc que la République française a l'obligation de traiter, en ce qui concerne la publicité, les produits alcooliques originaires des autres Etats membres sur un pied d'égalité avec les produits nationaux concurrents et de soumettre à révision, en conséquence, la classification de l'article L. 1 du Code pour autant qu'elle a pour effet de désavantager, en droit ou en fait, certains produits importés des autres Etats membres.
Sur l'effet de l'arrêt du 10 juillet 1980
13. Aux termes de l'article 171, " si la Cour de justice reconnaît qu'un Etat membre a manqué à une des obligations qui lui incombent en vertu du présent traité, cet Etat est tenu de prendre les mesures que comporte l'exécution de l'arrêt de la Cour de justice ".
14. Conformément à cette disposition, tous les organes de l'Etat membre concerné ont l'obligation d'assurer, dans les domaines de leurs pouvoirs respectifs, l'exécution de l'arrêt de la Cour. Dans le cas où l'arrêt constate l'incompatibilité avec le traité de certaines dispositions législatives d'un Etat membre, il entraîne, pour les autorités participant à l'exercice du pouvoir législatif, l'obligation de modifier les dispositions en cause, de manière à les rendre conformes aux exigences du droit communautaire. Les juridictions de l'Etat concerné ont de leur coté l'obligation d'assurer le respect de l'arrêt dans l'exercice de leur mission.
15. Il y a lieu cependant de souligner à cet égard que les arrêts rendus en vertu des articles 169 à 171 ont pour objet, en première ligne, de définir les devoirs des Etats membres en cas de manquement à leurs obligations. Des droits au profit de particuliers découlent des dispositions mêmes du droit communautaire ayant un effet direct dans l'ordre juridique interne des Etats membres, ainsi que c'est le cas de l'article 30 du traité relatif à l'interdiction des restrictions quantitatives et de toutes mesures d'effet équivalent. Il n'en reste pas moins qu'au cas où la Cour a établi un manquement d'un Etat membre à une telle disposition, il incombe au juge national, en vertu de l'autorité qui s'attache à l'arrêt de la Cour, de tenir compte, s'il y a lieu, des éléments juridiques fixés dans celui-ci en vue de déterminer la portée des dispositions du droit communautaire qu'il a mission d'appliquer.
16. Il convient donc de répondre aux questions posées qu'en cas de constatation par la Cour, dans le cadre de la procédure des articles 169 à 171 du traité, de l'incompatibilité de la législation d'un Etat membre avec les obligations découlant du traité, les juridictions de cet Etat sont tenues, en vertu de l'article 171, de tirer les conséquences de l'arrêt de la Cour étant entendu cependant que les droits appartenant aux particuliers découlent non de cet arrêt mais des dispositions mêmes du droit communautaire ayant effet direct dans l'ordre juridique interne.
Sur les dépens
17. Les frais exposés par le Gouvernement de la République française et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure préjudicielle revêtant le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
Statuant sur les questions à elle soumises par le Tribunal de grande instance de Paris par jugements respectivement du 30 janvier 1981, du 12 février 1981, du 30 janvier 1981 et du 6 janvier 1982, dit pour droit :
En cas de constatation par la Cour, dans le cadre de la procédure des articles 169 à 171 du traité CEE, de l'incompatibilité de la législation d'un Etat membre avec les obligations découlant pour lui du traité, les juridictions de cet Etat sont tenues, en vertu de l'article 171, de tirer les conséquences de l'arrêt de la Cour, étant entendu cependant que les droits appartenant aux particuliers découlent non de cet arrêt, mais des dispositions mêmes du droit communautaire ayant effet direct dans l'ordre juridique interne.