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Décisions

CJCE, 6e ch., 2 juin 1994, n° C-401/92

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Défendeur :

Tankstation't Heukske vof et Boermans.

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président de chambre :

M. Mancini

Avocat général :

M. Van Gerven

Juges :

MM. Diez de Velasco, Kakouris, Schockweiler, Kapteyn

Avocats :

Mes Van Empel, Paines.

CJCE n° C-401/92

2 juin 1994

LA COUR (sixième chambre),

1 Par arrêts du 12 novembre 1992, parvenus à la Cour le 27 novembre suivant, le Gerechtshof te's-Hertogenbosch (chambre économique) a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, plusieurs questions préjudicielles relatives à l'interprétation des articles 30 à 36 ainsi que de l'article 86 combiné avec les articles 3, sous f), et 5 du traité, en vue de lui permettre d'apprécier la compatibilité avec ces dispositions de la réglementation néerlandaise concernant la fermeture des stations-service.

2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre de deux procédures pénales poursuivies devant le Gerechtshof contre, respectivement, Tankstation't Heukske et J. B. E. Boermans en ce qui concerne le respect des dispositions relatives à la fermeture des magasins.

3 L'article 3 de la Winkelsluitingswet de 1976 (ci-après la "loi sur la fermeture des magasins") prévoit un nombre maximal d'heures d'ouverture ainsi que des périodes de fermeture obligatoires. En vertu de l'article 11 de cette loi, une dérogation aux obligations de fermeture peut être accordée par voie de décret. Cette possibilité a été mise en œuvre par un décret en date du 6 décembre 1977 précisant les points de vente dont l'ouverture est autorisée en dehors des heures de fermeture générales. L'article 3 de ce décret prévoit une dérogation conditionnelle en faveur des stations-service.

4 Cette dernière disposition a été modifiée par un décret du 13 décembre 1988 qui précise que les interdictions prévues par la loi ne s'appliquent pas au magasin d'une station-service située en dehors de toute agglomération, le long d'une autoroute ou d'une voie expresse, lorsque, dans ledit magasin, sont exclusivement offerts à la vente des carburants et lubrifiants pour véhicules ou bateaux, des fournitures destinées à l'usage, au nettoyage ou aux réparations urgentes des véhicules ou bateaux ainsi que de leurs accessoires, des articles destinés à l'hygiène corporelle, des produits d'alimentation sommaire, des crèmes glacées, des boissons non alcoolisées, du tabac, des articles pour fumeurs pour autant qu'ils sont habituellement consommés en cours de route.

5 En vertu de ces dispositions, les stations-service situées le long d'une autoroute ou d'une voie expresse et en dehors de toute agglomération, ainsi que les magasins associés à ces stations, peuvent être ouverts jour et nuit et proposer certains articles liés au voyage, comme l'essence et les articles pour fumeurs. En revanche, pour les produits étrangers au voyage, la réglementation générale reste d'application, c'est-à-dire que ces produits ne peuvent être vendus que dans le cadre des heures d'ouverture légale, qui doivent être indiquées à chaque entrée publique des magasins. En dehors des heures d'ouverture légale, les produits non liés au voyage doivent être conservés dans une armoire fermée.

6 L'article 3, paragraphe 2, du décret du 6 décembre 1977, également modifié par le décret du 13 décembre 1988, prévoit une dérogation analogue pour toutes les autres stations-service sous réserve que le tabac et les articles pour fumeurs n'y soient vendus, en dehors des heures normales d'ouverture, que par voie de distributeurs automatiques.

7 Des procédures pénales ont été engagées au motif que, en infraction à la législation nationale applicable, deux magasins, faisant partie des stations-service't Heukske et Boermans, étaient ouverts au public sans que l'avis prescrit par la loi indiquant les heures d'ouverture ait été apposé à cette fin à chaque entrée de ces magasins. Les autorités compétentes ont constaté en outre qu'un certain nombre de produits non liés au trafic routier étaient offerts à la vente sans avoir été placés dans des armoires susceptibles d'être fermées. De plus, dans l'un des deux magasins, il a été constaté que des produits de tabac n'étaient pas vendus par distributeur automatique.

8 't Heuske et Boermans ont été condamnés par jugements de l'Economische Politierechter à Roermond et à Maastricht, en dates du 6 novembre 1991 et 9 mars 1992, respectivement. Ils ont fait appel de cette condamnation devant le Gerechtshof te's-Hertogenbosch, dans le cadre de cette procédure d'appel, ont notamment fait valoir que la législation nationale relative à la fermeture des magasins était contraire au droit communautaire. Le Gerechtshof a dès lors décidé de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:

"1) Les dispositions du traité, y compris les articles 30 à 36, ainsi que les dispositions combinées de l'article 86, d'une part, et des articles 3, sous f), et 5, d'autre part, s'opposent-elles à ce que soient arrêtées, sur le fondement d'une réglementation relative à la fermeture obligatoire des magasins telle qu'elle est prévue par la Winkelsluitingswet de 1976 et qui est valide en soi, des mesures d'application telles que celles prévues par le décret d'application (modifié) du 6 décembre 1977 et qui prévoient respectivement qu'il est et qu'il reste permis aux exploitants entre autres de stations-service, de magasins situés dans des gares et des aéroports, de magasins situés dans des hôpitaux et des musées, d'offrir à la vente et de vendre des articles pour fumeurs, des boissons, des journaux, des cassettes musicales et des denrées alimentaires, alors que d'autres magasins, y compris des magasins spécialisés, sont soumis à des restrictions beaucoup plus importantes quant à leurs possibilités d'ouverture?

2) Les dispositions précitées ou d'autres dispositions du traité doivent-elles être interprétées en ce sens qu'elles s'opposent à ce que les exploitants de stations-service situées le long de la voie publique puissent être poursuivis sur la base de la Winkelsluitingswet précitée et du décret d'application précité, en ce qu'ils édictent des règles relatives à l'exploitation de magasins dans les stations-service, si ces règles:

a) n'ont aucune incidence sur les heures d'ouverture des stations-service et concernent seulement les conditions dans lesquelles et les périodes pendant lesquelles certaines marchandises peuvent être offertes à la vente dans les stations-service?

b) établissent une distinction entre les stations-service situées le long des routes nationales, d'une part, et les stations-service situées le long des autres voies publiques, d'autre part, en ce sens que la catégorie citée en premier lieu jouit d'une plus grande liberté pour vendre du tabac et des produits à base de tabac que la catégorie citée en dernier lieu?

3) Importe-t-il aux fins des réponses aux questions énoncées sous 2 a) et/ou 2 b) qu'entre les deux catégories de stations-service, citées sous b), il existe une distinction selon la part du revenu normal provenant respectivement des carburants et d'autres produits, en ce sens que le revenu des stations-service de la première catégorie dépend dans une mesure (sensiblement) moins importante de la vente de produits autres que les carburants que le revenu des stations-service de la deuxième catégorie?

4) Importe-t-il aux fins des réponses aux questions 2 a), 2 b) et 3 qu'en vertu d'une réglementation publique, les licences d'exploitation de stations-service situées le long des routes nationales aient été octroyées, le cas échéant avec l'intervention d'une commission de représentants des compagnies pétrolières, d'une manière telle que les compagnies pétrolières ayant une part de marché relativement importante ont bénéficié d'une priorité pour l'octroi de ces licences?"

9 Les questions posées par la juridiction nationale soulèvent en substance les points de savoir si l'article 30 du traité s'oppose à une réglementation qui prévoit une fermeture obligatoire des magasins, d'une part, et si l'article 86 combiné avec les articles 3, sous f), et 5 du traité s'oppose à une telle réglementation qui opère une distinction entre différentes catégories d'opérateurs économiques, en ce qui concerne son rapport avec des dispositions nationales en matière d'octroi de licences pour les stations-service, d'autre part.

Sur l'article 30 du traité

10 A titre liminaire, il convient de rappeler qu'aux termes de l'article 30 du traité les restrictions quantitatives à l'importation, ainsi que toutes mesures d'effet équivalent, sont interdites entre les États membres.

11 A cet égard, il y a lieu de souligner d'abord que, selon une jurisprudence constante, constitue une mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative toute mesure susceptible d'entraver, directement ou indirectement, actuellement ou potentiellement, le commerce intracommunautaire (arrêt du 11 juillet 1974, Dassonville, 8-74, Rec. p. 837, point 5).

12 Il convient de rappeler également que n'est pas apte à entraver directement ou indirectement, actuellement ou potentiellement le commerce entre les États membres, au sens de la jurisprudence Dassonville, précitée, l'application à des produits en provenance d'autres États membres de dispositions nationales qui limitent ou interdisent certaines modalités de vente, pourvu qu'elles s'appliquent à tous les opérateurs concernés exerçant leur activité sur le territoire national, et pourvu qu'elles affectent de la même manière, en droit comme en fait, la commercialisation des produits nationaux et de ceux en provenance d'autres États membres. En effet, dès lors que ces conditions sont remplies, l'application de réglementations de ce type à la vente des produits en provenance d'un autre État membre et répondant aux règles édictées par cet État n'est pas de nature à empêcher leur accès au marché ou à le gêner davantage qu'elle ne gêne celui des produits nationaux. Ces réglementations échappent donc au domaine d'application de l'article 30 du traité (voir arrêt du 24 novembre 1993, Keck et Mithouard, C-267-91 et C-268-91, Rec. p. I-6097, points 16 et 17).

13 S'agissant d'une réglementation telle que celle en cause dans l'affaire au principal, il y a lieu de constater que les conditions énoncées dans ce dernier arrêt sont remplies.

14 En effet, la réglementation dont il s'agit concerne les circonstances de temps et de lieu dans lesquelles les marchandises en cause peuvent être vendues aux consommateurs. D'autre part, elle s'applique, sans distinguer selon l'origine des produits en cause, à tous les opérateurs concernés et n'affecte pas la commercialisation des produits en provenance d'autres États membres d'une manière différente de celle des produits nationaux.

15 Par conséquent, il convient de répondre au Gerechtshof que l'article 30 du traité doit être interprété en ce sens qu'il ne s'applique pas à une réglementation nationale relative à la fermeture des magasins qui est opposable à tous les opérateurs économiques exerçant des activités sur le territoire national et qui affecte de la même manière, en droit et en fait, la commercialisation des produits nationaux et celle des produits en provenance d'autres États membres.

Sur l'article 86 combiné avec les articles 3, sous f), et 5 du traité

16 Il convient de relever, à cet égard, que, par eux-mêmes, les articles 85 et 86 du traité concernent uniquement le comportement des entreprises et ne visent pas des mesures législatives ou réglementaires émanant des États membres. Il résulte cependant d'une jurisprudence constante de la Cour que les articles 85 et 86, lus en combinaison avec l'article 5 du traité, imposent aux États membres de ne pas prendre ou maintenir en vigueur des mesures, même de nature législative ou réglementaire, susceptibles d'éliminer l'effet utile des règles de concurrence applicables aux entreprises. Tel est le cas, en vertu de cette même jurisprudence, lorsqu'un État membre soit impose ou favorise la conclusion d'ententes contraires à l'article 85 ou renforce les effets de telles ententes, soit retire à sa propre réglementation son caractère étatique en déléguant à des opérateurs privés la responsabilité de prendre des décisions d'intervention en matière économique (voir arrêt du 21 septembre 1988, Van Eycke, 267-86, Rec. p. 4769, point 16, et, en dernier lieu, arrêt du 28 février 1991, Marchandise e.a., C-332-89, Rec. p. I-1027, point 22).

17 Il y a lieu de constater qu'en l'espèce aucun élément du dossier ne permet de conclure que la réglementation en cause vise à renforcer les effets d'une entente préexistante. Par ailleurs, aucun des éléments de cette réglementation n'est de nature à lui retirer son caractère étatique.

18 Il convient donc de répondre au Gerechtshof te's-Hertogenbosch que les dispositions combinées des articles 3, sous f), 5, 85 et 86 du traité ne sont pas applicables à une telle réglementation.

Sur les dépens

19 Les frais exposés par les Gouvernements allemand, néerlandais et du Royaume-Uni ainsi que par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR (sixième chambre),

Statuant sur les questions à elle soumises par le Gerechtshof te's-Hertogenbosch (chambre économique), par arrêts du 12 novembre 1992, dit pour droit:

1) L'article 30 du traité doit être interprété en ce sens qu'il ne s'applique pas à une réglementation nationale relative à la fermeture des magasins qui est opposable à tous les opérateurs économiques exerçant des activités sur le territoire national et qui affecte de la même manière, en droit et en fait, la commercialisation des produits nationaux et celle des produits en provenance d'autres États membres.

2) Les dispositions combinées des articles 3, sous f), 5, 85 et 86 du traité ne sont pas applicables à une telle réglementation.