CJCE, 8 avril 1992, n° C-62/90
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Commission des Communautés européennes
Défendeur :
République fédérale d'Allemagne
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Due
Présidents de chambre :
MM. Joliet, Schockweiler, Grévisse, Kapteyn
Avocat général :
M. Jacobs
Juges :
MM. Mancini, Kakouris, Moitinho de Almeida, Rodríguez Iglesias, Díez de Velasco, Zuleeg
LA COUR,
1 Par requête déposée au greffe de la Cour le 12 mars 1990, la Commission des Communautés européennes a introduit, en vertu de l'article 169 du traité CEE, un recours qui, dans le dernier état de ses écritures, tend à faire constater que, en interdisant aux particuliers, sous réserve des cas visés aux points 6 et 6a de l'article 73, paragraphe 2, de la loi du 24 août 1976 sur les médicaments (Arzneimittelgesetz, ci-après "AMG", BGBl.I, p. 2445), dans sa rédaction issue de la loi du 11 avril 1990, qui l'a modifiée (BGBl. I, p. 717), d'importer, en des quantités ne dépassant pas les besoins personnels normaux, des médicaments qui, délivrés uniquement sur ordonnance en République fédérale d'Allemagne, ont été prescrits par un médecin et achetés en pharmacie dans un autre État membre, la République fédérale d'Allemagne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 30 du traité CEE.
2 Aux termes du paragraphe 1 de l'article 73 de l'AMG, dans sa rédaction issue de la loi du 11 avril 1990:
"les médicaments soumis à agrément ou à enregistrement ne peuvent être introduits sur le territoire sur lequel la présente loi est applicable - excepté les zones franches autres que l'île de Helgoland - que s'ils sont agréés ou enregistrés pour la circulation sur ce territoire ou s'ils sont dispensés de l'agrément ou de l'enregistrement et aux conditions suivantes:
1. si le produit est importé d'un pays membre des Communautés européennes, le destinataire doit être entrepreneur pharmaceutique, grossiste, vétérinaire ou exploitant d'une pharmacie;
..."
3 Toutefois, aux termes du paragraphe 2 du même article:
"2) Le paragraphe 1 n'est pas applicable aux médicaments qui:
...
6. sont importés lors de l'entrée sur le territoire d'application de la présente loi en une quantité qui ne dépasse pas les besoins personnels normaux;
6a. sont délivrés sans prescription médicale, peuvent être mis en circulation dans le pays de provenance et sont achetés dans un État membre des Communautés européennes en une quantité qui ne dépasse pas les besoins personnels normaux;
7. sont emmenés dans des véhicules pour être utilisés et consommés exclusivement par les personnes transportées dans ces véhicules;
8. sont destinés à être consommés ou utilisés sur des bâtiments de navigation maritime et sont consommés à bord de ces bateaux;
... "
4 La Commission, qui est d'avis que l'importation de médicaments par les particuliers pour leurs besoins personnels doit être libre dès lors que ces médicaments ont été régulièrement prescrits et délivrés dans un autre État membre (réponse à la question écrite n° 2640-85 de M. Rogalla, député européen, JO 1986, C 182, p. 44), estime que la législation allemande, dans la mesure où elle n'autorise une telle importation que dans des cas beaucoup plus limités, est contraire aux dispositions des articles 30 et 36 du traité CEE.
5 Elle a, en conséquence, décidé d'engager à l'encontre de la République fédérale d'Allemagne la procédure de manquement prévue à l'article 169 du traité. Après avoir mis la République fédérale d'Allemagne en demeure de présenter ses observations, elle a émis un avis motivé le 23 novembre 1988. Considérant que la réponse du Gouvernement allemand n'était pas satisfaisante, elle a alors introduit le présent recours dont elle a toutefois réduit les conclusions dans son mémoire en réplique puis dans sa réponse écrite aux questions posées par la Cour.
6 Ses conclusions ne portent plus désormais que sur l'importation par les particuliers, pour leurs besoins personnels, de médicaments délivrables uniquement sur ordonnance en République fédérale d'Allemagne, prescrits par un médecin établi dans un autre État membre et achetés en pharmacie dans un autre État membre. Toutefois, la Commission a indiqué, en réponse aux questions posées par la Cour, qu'elle n'entendait pas limiter son recours au seul envoi par la poste de tels médicaments.
7 Pour un plus ample exposé des faits du litige, du déroulement de la procédure ainsi que des observations écrites présentées devant la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-après que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.
8 Il convient, tout d'abord, de relever que, comme le soutient la Commission et ainsi que l'admet la République fédérale d'Allemagne, l'interdiction faite aux particuliers d'importer des médicaments, sous réserve des exceptions prévues par la loi, constitue, conformément à la jurisprudence constante de la Cour, une mesure d'effet équivalant à une restriction à l'importation.
9 Il convient, en conséquence, d'examiner si une telle interdiction peut être justifiée au regard de l'article 36 du traité.
10 D'une part, en effet, selon la jurisprudence constante de la Cour, parmi les biens ou intérêts protégés par l'article 36 du traité, la santé et la vie des personnes occupent le premier rang et il appartient aux États membres, dans les limites imposées par le traité, de décider du niveau auquel ils entendent en assurer la protection et, en particulier, du degré de sévérité des contrôles à effectuer. D'autre part, l'article 36 demeure applicable dès lors que l'harmonisation des réglementations nationales dans le domaine de la production et de la commercialisation des spécialités pharmaceutiques n'est pas encore complètement réalisée (arrêts du 7 mars 1989, Schumacher, point 15, 215-87, Rec. p. 617; du 16 avril 1991, Eurim-Pharm, point 26, C-347-89, Rec. p. I-1747).
11 Toutefois, il résulte de l'article 36 qu'une réglementation ou pratique nationale ayant ou de nature à avoir un effet restrictif sur les importations de produits pharmaceutiques n'est compatible avec le traité que pour autant qu'elle est nécessaire aux fins d'une protection efficace de la santé et de la vie des personnes. Une réglementation ou pratique nationale ne bénéficie pas de la dérogation de l'article 36 lorsque la santé et la vie des personnes peuvent être protégées de manière aussi efficace par des mesures moins restrictives des échanges intracommunautaires.
12 La Commission soutient que l'interdiction d'importation prévue par la législation allemande n'est pas nécessaire aux fins d'une protection efficace de la santé et de la vie des personnes. Elle fait essentiellement valoir que la prescription d'un médicament par un médecin de l'État membre d'exportation et sa délivrance par un pharmacien de cet État assurent une protection de la santé publique et de la vie des personnes comparable à celle de l'État membre d'importation. Elle relève aussi que la circonstance que le médicament soit utilisé dans un État membre autre que celui dans lequel il a été acheté ne fait obstacle ni à ce que le médecin prescripteur assure un suivi médical du patient ni à ce que le pharmacien de l'État membre d'exportation conseille la personne qui achète le médicament.
13 La République fédérale d'Allemagne soutient, au contraire, que l'interdiction d'importation prévue par sa législation, qui ne concerne plus, en pratique, que l'envoi des médicaments par la poste, est indispensable pour garantir une protection efficace de la santé et de la vie des personnes. Selon elle, un médicament soumis à prescription médicale présente des risques pour la santé publique et ne peut être utilisé en toute sécurité s'il est acheté dans un autre État membre. La rédaction en langue étrangère de l'étiquette et de la notice d'utilisation, l'éloignement du médecin qui a prescrit le médicament et du pharmacien qui l'a vendu créent, en effet, le risque que le médicament importé ne soit pas correctement utilisé par l'acheteur et soit ainsi dangereux pour sa santé.
14 Il convient, à cet égard, de relever, en premier lieu, que, afin d'éliminer les obstacles aux échanges de produits pharmaceutiques sans porter atteinte à l'objectif essentiel que constitue la sauvegarde de la santé publique, la directive 65-65-CEE du Conseil, du 26 janvier 1965, concernant le rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives, relatives aux spécialités pharmaceutiques (JO 22, p. 369), dans sa rédaction antérieure à la directive 89-341-CEE du Conseil, du 3 mai 1989 (JO L 142, p. 11), a prévu qu'une spécialité pharmaceutique ne peut être mise sur le marché d'un État membre sans une autorisation délivrée sur la base d'une demande comportant des renseignements relatifs à la composition du produit, son emploi, ses effets, ainsi qu'aux contrôles auxquels sa fabrication est soumise. Cette même directive fait obligation aux États membres de refuser ou de retirer l'autorisation lorsque la spécialité est nocive dans des conditions normales d'emploi, lorsque ses effets thérapeutiques font défaut ou ne sont pas justifiés, ou encore lorsque les contrôles prévus ne sont pas exécutés.
15 Le recours en manquement de la Commission ne visant que les spécialités pharmaceutiques autorisées dans l'État membre d'exportation et dans l'État membre d'importation, les produits en cause dans le présent litige ne peuvent, eu égard aux dispositions susmentionnées de la directive, être regardés comme dangereux pour la santé publique dans des conditions normales d'utilisation.
16 Il convient de relever, en second lieu, que les conditions d'accès à la profession de médecin et les modalités de son exercice ont fait l'objet de la directive 75-362-CEE du Conseil, du 16 juin 1975, visant à la reconnaissance mutuelle des diplômes, certificats et autres titres de médecin et comportant des mesures destinées à faciliter l'exercice effectif du droit d'établissement et de libre prestation de services, et de la directive 75-363-CEE du Conseil, du 16 juin 1975, visant à la coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives concernant les activités du médecin (JO L 167, respectivement p. 1 et 14), modifiées en dernier lieu par la directive 89-594-CEE du Conseil, du 30 octobre 1989 (JO L 341, p. 19). Les conditions d'accès à la profession de pharmacien et les modalités de son exercice ont, quant à elles, fait l'objet de la directive 85-432-CEE du Conseil, du 16 septembre 1985, visant à la coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives concernant certaines activités du domaine de la pharmacie, et de la directive 85-433-CEE du Conseil, du 16 septembre 1985, visant à la reconnaissance mutuelle des diplômes, certificats et autres titres en pharmacie, et comportant des mesures destinées à faciliter l'exercice effectif du droit d'établissement pour certaines activités du domaine de la pharmacie (JO L 253, respectivement p. 34 et 37).
17 La Cour a jugé, dans l'arrêt du 7 mars 1989, Schumacher, précité, point 20, que l'achat d'un médicament dans la pharmacie d'un autre État membre donne une garantie équivalant à celle qui résulterait de la vente du médicament par une pharmacie de l'État membre où le médicament est importé par un particulier et que cette constatation s'impose d'autant plus que les conditions d'accès à la profession de pharmacien et les modalités de son exercice ont fait l'objet des directives 85-432 et 85-433, précitées.
18 De même, il convient de retenir que, compte tenu de l'harmonisation réalisée par les directives 75-362 et 75-363, modifiées, en ce qui concerne les conditions d'accès à la profession de médecin et les modalités de son exercice, la prescription d'un médicament par le médecin d'un autre État membre doit être regardée comme offrant une garantie équivalant à celle qui résulterait de la prescription du médicament par un médecin de l'État d'importation.
19 La circonstance que le médecin qui a prescrit le médicament ou que le pharmacien qui l'a vendu soient établis dans un État membre autre que celui où le médicament est utilisé ne fait pas obstacle, contrairement à ce que soutient le Gouvernement allemand, à ce que ces praticiens assurent, le cas échéant grâce au concours d'un confrère établi dans l'État membre d'importation, un contrôle de l'utilisation du médicament importé.
20 Le médecin ou le pharmacien de l'autre État membre peuvent, en outre, lors de la délivrance du médicament, pallier les insuffisances, tenant notamment à la rédaction en une langue autre que celle du malade, que pourraient comporter l'étiquette ou la notice d'utilisation du médicament.
21 La République fédérale d'Allemagne invoque, en outre, deux arguments. D'une part, il serait impossible de s'assurer, lors du passage à la frontière, que les médicaments ne sont importés qu'en des quantités ne dépassant pas les besoins personnels sans porter atteinte au secret de la vie privée et, notamment, au droit à la protection du secret médical. D'autre part, l'apposition du cachet du pharmacien sur l'ordonnance médicale n'étant pas obligatoire dans tous les États membres et cette obligation n'étant pas toujours respectée, lorsqu'elle est prévue, il serait impossible d'assurer une protection de la santé aussi efficace que celle garantie par la législation allemande qui n'autorise qu'une seule utilisation de l'ordonnance médicale pour obtenir des médicaments.
22 La Commission fait valoir, d'une part, que le droit au secret médical ne saurait faire obstacle au contrôle des quantités de médicaments importées. Elle fait valoir, d'autre part, que l'apposition du cachet du pharmacien sur l'ordonnance médicale est une pratique courante dans les États membres qui permet de contrôler la quantité de médicaments délivrée sur la base d'une même ordonnance. Elle ajoute que le Gouvernement allemand n'a pu fournir aucune référence concrète des abus auxquels donnerait lieu le non-respect de cette pratique dans certains États membres.
23 Le droit au respect de la vie privée et le droit à la protection du secret médical, qui en est l'un des aspects, constituent des droits fondamentaux protégés par l'ordre juridique communautaire (voir arrêt du 26 juin 1980, National Panasonic/Commission, 136-79, Rec. p. 2033). Ainsi que l'a jugé la Cour dans l'arrêt du 18 juin 1991, ERT AE, point 43 (C-260-89, Rec. p. I-0000), lorsqu'un État membre invoque les dispositions du traité pour justifier une réglementation nationale qui est de nature à entraver l'exercice d'une liberté garantie par le traité, cette justification, prévue par le droit communautaire, doit être interprétée à la lumière des principes généraux du droit et notamment des droits fondamentaux. Ces droits n'apparaissent toutefois pas comme des prérogatives absolues, mais peuvent comporter des restrictions, à condition que celles-ci répondent effectivement à des objectifs d'intérêt général poursuivis par la Communauté et ne constituent pas, au regard du but poursuivi, une intervention démesurée et intolérable qui porterait atteinte à la substance même des droits ainsi garantis (arrêt du 11 juillet 1989, Schraeder, point 15, 265-87, Rec. p. 2237). Au nombre des objectifs susceptibles de justifier de telles restrictions figure la protection de la santé publique et de la vie des personnes.
24 Dans ces conditions, il est loisible aux autorités compétentes des États membres de contrôler, au nom de la protection de la santé publique, l'importation de médicaments délivrés uniquement sur ordonnance dans l'État membre d'importation. Ces contrôles doivent toutefois être aménagés de façon à répondre aux exigences découlant de la protection des droits fondamentaux, telles qu'exposées ci-dessus.
25 Or, le Gouvernement allemand n'a apporté, à l'appui de chacun de ses deux arguments, aucun élément de nature à démontrer qu'il serait dans l'impossibilité de prendre des mesures de contrôle répondant à ce que sont, selon les autorités allemandes, les exigences de la protection de la santé publique et de la vie des personnes, et ne portant pas une atteinte excessive au secret médical. Son argumentation ne peut donc être qu'écartée.
26 Il convient, d'ailleurs, d'observer que le législateur allemand a prévu, à l'article 73, paragraphe 2, points 6, 7 et 8, de l'AMG, que l'interdiction d'importation n'était pas applicable aux médicaments importés lors de l'entrée de personnes dans le champ d'application territorial de l'AMG en des quantités ne dépassant pas les besoins personnels normaux, aux médicaments emportés à bord de véhicules ou de bateaux et destinés exclusivement à être utilisés ou consommés par les personnes transportées dans ces véhicules ou ces bateaux. Ainsi le législateur allemand lui-même n'a pas estimé nécessaire de soumettre les importations mentionnées à l'article 73, paragraphe 2, de l'AMG, qui présentent pourtant des difficultés de contrôle équivalentes, à une interdiction de la nature de celle en cause dans la présente affaire.
27 Il y a donc lieu de conclure que, en interdisant aux particuliers, sous réserve des exceptions prévues à l'article 73, paragraphe 2, points 6 et 6a, de la loi du 24 août 1976 sur les médicaments (Arzneimittelgesetz), dans sa rédaction issue de la loi du 11 avril 1990, qui l'a modifiée, d'importer, en des quantités ne dépassant pas les besoins personnels normaux, des médicaments qui, délivrés uniquement sur ordonnance en République fédérale d'Allemagne, ont été prescrits par un médecin et achetés en pharmacie dans un autre État membre, la République fédérale d'Allemagne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 30 et suivants du traité.
Sur les dépens
28 Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens. La partie défenderesse ayant succombé en ses moyens, il y a lieu de la condamner aux dépens.
Par ces motifs,
LA COUR
Déclare et arrête:
1) En interdisant aux particuliers, sous réserve des exceptions prévues à l'article 73, paragraphe 2, points 6 et 6a, de la loi du 24 août 1976 sur les médicaments (Arzneimittelgesetz), modifiée en dernier lieu par la loi du 11 avril 1990, d'importer, en des quantités ne dépassant pas les besoins personnels normaux, des médicaments qui, délivrés uniquement sur ordonnance en République fédérale d'Allemagne, ont été prescrits par un médecin et achetés en pharmacie dans un autre État membre, la République fédérale d'Allemagne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 30 et suivants du traité.
2) La partie défenderesse est condamnée aux dépens.