CA Versailles, 3e ch., 5 décembre 1997, n° 95-00007290
VERSAILLES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Boucher
Défendeur :
Clin
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Simonnot
Conseillers :
Mme Prager Bouyala, M. Lemonde
Avoués :
SCP Keime Guttin, SCP Lefevre
Avocats :
Mes Zanelli, Lemoine
Expose des faits et de la procédure
En février et avril 1989, Madame Boucher a vendu des photographies de Baldus à Monsieur Clin.
Elle a engagé à l'encontre de ce dernier, par assignation du 2 août 1993, une action en nullité des ventes pour erreur et pour dol et en paiement de dommages-intérêts dont elle a été déboutée par jugement du Tribunal de grande instance de Versailles du 14 juin 1995, le même jugement disant n'y avoir lieu à application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile et la condamnant aux dépens.
Appelante de cette décision, elle conclut à sa réformation, à l'annulation des ventes, à la restitution des photographies et à la condamnation de Monsieur Clin à lui verser 30 000 F à titre de dommages-intérêts, elle-même étant autorisée à conserver, à titre de compensation, le prix des photographies malgré l'annulation des ventes. A titre subsidiaire, elle sollicite la condamnation de Monsieur Clin à lui payer 2 650 000 F en réparation du préjudice subi. Elle demande une indemnité de 10 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile. Reprenant l'argumentation développée devant les premiers juges, elle soutient que les ventes sont nulles pour erreur sur les qualités substantielles et pour dol.
Monsieur Clin conclut à la confirmation du jugement déféré et au rejet des demandes de Madame Boucher.
L'instruction de l'affaire a été déclarée close le 18 septembre 1997.
Discussion et motifs de la décision
Considérant qu'il ressort des éléments du dossier que Madame Boucher, qui connaissait des difficultés financières à la suite du décès de son mari, a vendu aux enchères publiques, le 14 novembre 1986, 50 photographies anciennes, au prix de 1 000 F chacune, et ce sans estimation préalable de la part du commissaire-priseur ;
Qu'en 1989, souhaitant vendre d'autres photographies anciennes, elle rechercha les coordonnées de la personne qui avait acheté les photographies lors de la vente aux enchères de novembre 1986 et apprit qu'il s'agissait de Monsieur Clin;
Qu'elle déposait alors dans la boite à lettres de ce dernier une carte ainsi libellée :
"Mme Boucher 47-41-69-30 J'ai des photos de Baldus à vendre. Vous m'avez déjà acheté des vues de Paris à la salle Drouot";
Que Monsieur Clin prenait contact avec elle et lui achetait, en février 1989, 35 photographies et en avril suivant 50 photographies, au prix de 1 000 F chacune ;
Qu'après les ventes, un étudiant américain qui préparait une thèse de doctorat sur l'histoire de la photographie entrait en relation avec elle et lui apprenait que les photographies qu'elle avait vendues à Monsieur Clin avait une valeur très importante, Baldus étant un photographe renommé du 19e siècle
Que c'est dans ces conditions que Madame Boucher déposait plainte avec constitution de partie civile entre les mains du doyen des juges d'instruction du Tribunal de grande instance de Nanterre ;
Que l'enquête pénale mettait en évidence que:
- que le 6 avril 1988, le comité d'acquisition des Amis d'Orsay a acheté à Monsieur Clin cinq photographies pour un prix total de 205 000 F,
- que le 26 mai 1988, Monsieur Clin a proposé une série d'épreuves aux Musées nationaux et que 9 épreuves ont été vendues pour une somme totale de 360 000 F,
- que le 16 novembre 1988, la commission d'achat des œuvres d'art de la Ville de Paris s'était vue proposer par Monsieur Clin l'achat de 9 photographies de Baldus pour un prix de 290 000 F,
ces photographies étant actuellement détenues au musée Carnavalet,
- qu'en avril 1989, la galerie Octant a fait l'acquisition de 50 photographies pour un prix de 2 000 000 F ;
Qu'une ordonnance de non-lieu était rendue le 29 décembre 1992, le magistrat instructeur ayant relevé que c'était Madame Boucher qui avait cherché à retrouver l'acheteur des 50 photographies pour lui en proposer d'autres, que c'était elle qui avait choisi les photographies destinées à être vendues et que c'était elle qui avait proposé et obtenu le prix de vente de 1 000 F par photographie
Considérant, sur la demande de nullité de la vente pour erreur, que Madame Boucher expose que, profane en la matière, si elle savait que les photographies étaient de Baldus, elle ignorait toutefois sa notoriété ainsi que la rareté des photographies ; qu'elle ajoute qu'elle s'est trompée sur les qualités substantielles des photographies dès lors qu'elle a crû qu'une photographie, par essence reproductible, ne pouvait être rare, et que Baldus ne pouvait être réputé dès lors qu'il utilisait un procédé mécanique de reproduction ; qu'elle ajoute que l'erreur sur le prix des photographies n'est que la conséquence de son erreur sur les qualités substantielles ;
Mais considérant que Madame Boucher savait qu'elle vendait des photographies anciennes de Baldus; que son ignorance de la renommée et de la rareté des œuvres de Baldus ne saurait constituer une erreur sur les qualités substantielles ; qu'en conséquence, l'erreur qu'elle a commise sur la valeur des photographies dont elle a sous-estimé le prix ne constitue par une cause de nullité sur le fondement de l'article 1110 du Code civil ;
Considérant, sur la demande de nullité pour dol, que Madame Boucher soutient que Monsieur Clin a eu un comportement dolosif en lui mentant sur la cote des œuvres de Baldus et qu'elle n'aurait jamais contracté avec lui s'il lui avait indiqué avoir déjà revendu des photographies qu'il avait acheté aux enchères ou même s'il l'avait informé qu'il entendait vendre des clichés aux Musées nationaux, car alors elle aurait eu connaissance de la valeur réelle des photographies ;
Que, pour rejeter sa demande sur ce terrain, les premiers juges, suivant l'argumentation développée par Monsieur Clin, ont considéré qu'à supposer établi le comportement dolosif de ce dernier, ces faits ne semblaient pas avoir été déterminants, les initiatives ayant été prises par Madame Boucher qui a proposé les photographies et fixé elle-même leur prix ;
Qu'il est établi par l'enquête pénale que Monsieur Clin était un photographe, collectionneur de photographies anciennes, connu par le conservateur du musée d'Orsay comme courtier en photographies;
Qu'avant de conclure avec Madame Boucher les ventes de gré à gré objet du litige, il avait déjà vendu des photographies de Baldus qu'il avait achetées aux enchères publiques à des prix sans rapport avec leur prix d'achat ; qu'il savait donc qu'en achetant de nouvelles photographies au prix de 1 000 F l'unité, il contractait à un prix dérisoire par rapport à la valeur des clichés sur le marché de l'art, manquant ainsi à l'obligation de contracter de bonne foi qui pèse sur tout contractant
Que, pour sa part, Madame Boucher n'a traité à ce prix que parce qu'elle croyait que ce prix correspondait à la valeur des œuvres et que, par sa réticence à lui faire connaître la valeur exacte des photographies, Monsieur Clin a incité cette dernière à conclure une vente qu'elle n'aurait pas envisagée dans ces conditions si elle avait connu la valeur réelle ;
Que, dans ces conditions, contrairement à l'appréciation des premiers juges, il apparaît que les conditions d'application de l'article 1116 du Code civil sont réunies ;
Que les photographies ont pour la plupart été revendues et que leur restitution se heurte à une impossibilité matérielle ; qu'il convient, en conséquence, d'ordonner leur restitution en valeur, cette valeur étant celle du jour des contrats ; qu'au vu des éléments du dossier, la cour est en mesure de fixer cette valeur à 2 000 000 F ; qu'en conséquence, après déduction du prix de vente encaissé, soit 85 000 F, Monsieur Clin doit être condamné à payer à Madame Boucher 1 915 000 F;
Que l'équité commande d'allouer à Madame Boucher une indemnité de 10 000 F en vertu de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Par ces motifs, Statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort, Réforme le jugement entrepris, Condamne Monsieur Clin à payer à Madame Boucher 1 915 000 F représentant la restitution en valeur des photographies vendues lors des ventes de gré à gré de février et avril 1989, après déduction du prix de vente de 85 000 F encaissé par Madame Boucher, Le condamne également à payer à Madame Boucher 10 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, Le condamne enfin aux dépens de première instance et d'appel, ceux d'appel pouvant être recouvrés directement par la SCP Keime-Guttin, société titulaire d'un office d'avoués, conformément à l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.