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Décisions

CA Limoges, 1re ch. civ., 19 décembre 1996, n° 219-96

LIMOGES

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

De Bretouville (EARL), Haucourt-Vannier (ès qual.), Pierrat (ès qual.)

Défendeur :

Desplat (ès qual.), Moras

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Foulquie

Conseillers :

MM. Payard, Breton

Avocats :

Mes Guerin, Peyronnie

TGI Brive-la-Gaillarde, du 24 janv. 1996

24 janvier 1996

LA COUR,

Propriétaire de plusieurs exploitations agricoles dans les départements de l'Eure-et-Loire, de l'Orne et de la Corrèze, Marius Moras a cédé à l'EARL De Bretouville, les 8 avril 1992 et 28 septembre 1993, du matériel acquis à crédit, et ce pour une valeur de 1 638 459 F, ladite société étant par ailleurs preneuse à bail de diverses parcelles lui appartenant.

Liquidateur de la liquidation judiciaire de Marius Moras, Maître Desplat a, par acte du 12 octobre 1995, fait assigner l'EARL De Bretouville en extension de ladite liquidation, sur le fondement de l'article 7 de la loi du 25 janvier 1985.

A la suite de la publication de l'assignation au greffe du Tribunal de grande instance de Chartres, l'EARL visée, dont le siège est situé dans circonscription dudit tribunal et qui faisait l'objet d'une procédure de conciliation comme entreprise agricole en difficulté, a déposé son bilan le 9 novembre 1995.

Son redressement judiciaire a été prononcé le 15 novembre 1995.

Maître Desplat a régularisé une nouvelle assignation auprès des organes de la procédure le 19 décembre 1995.

L'EARL De Bretouville, son administrateur, Maître Pierrat, et son représentant des créanciers, Maître Haucourt-Vannier, ont régulièrement déclaré appel le 7 février 1996, du jugement rendu le 24 janvier 1996 par le Tribunal de grande instance de Brivie-La-Gaillarde qui, en l'absence des susnommés, a déclaré commune à ladite EARL la procédure de liquidation judiciaire de Marius Moras, disant que la date unique de cessation des paiements est fixée au 23 avril 1991, et constatant la communauté des actifs et des passifs.

Ils demandent à la cour, infirmant le jugement, de dire qu'eu égard au jugement définitif de redressement judiciaire prononcé par le Tribunal de grande instance de Chartres à l'égard de l'EARL de Bretouville le 15 novembre 1995, le Tribunal de grande instance de Brive ne pouvait procéder à l'extension à ladite EARL de la procédure collective concernant Marius Moras, subsidiairement de dire qu'il n'y a lieu au prononcé d'une telle mesure en l'absence de confusion de patrimoine.

Ils réclament la somme de 10 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Liquidateur judiciaire de Marins Moras, Maître Desplat conclut à la confirmation du jugement et à la condamnation de Maître Haucourt-Vannier et de Maître Pierrat à lui payer, chacun, la somme de 10 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Dans le dernier état de leurs conclusions à l'appui de leurs prétentions ou en défense, les parties ont soutenu les moyens suivants, étant précisé que la cour se réfère expressément à leurs écritures pour l'exposé exhaustif de leur argumentation;

Appelants, l'EARL De Bretouville, son administrateur, Maître Pierrat, et son représentant des créanciers, Maître Haucourt-Vannier font valoir que:

A] en droit:

- le jugement ouvrant la procédure produit des effets "erga omnes", de sorte que l'état du débiteur s'impose à tous sans exception;

- l'article 21 du décret du 27 décembre 1985 prévoit des mentions sur les registres et répertoires et une publication au BODACC ;

- le jugement peut faire l'objet de tierce-opposition ou d'appel ;

- en vertu de l'article 174 du décret du 27 décembre 1985, la juridiction saisie d'une procédure de redressement judiciaire connaît de tout ce qui concerne le redressement et la liquidation judiciaire, la faillite personnelle ou autres sanctions prévues par la loi du 25 janvier 1985 ;

B] en droit:

- faute des recours prévus par l'article 156 du décret du 27 décembre 1985, le jugement de redressement judiciaire du 15 novembre 1995 est devenu définitif le 15 décembre 1995 ;

- seul le tribunal de grande instance de Chartres peut connaître de la procédure collective de l'EARL De Bretouville: il suit que le jugement du tribunal de grande instance de Brive est nul, en ce qu'il revient à ouvrir deux procédures collectives à l'égard d'une même personne morale ;

- en vertu de l'article 500 du nouveau Code de procédure civile, le jugement, qui n'est susceptible d'aucun recours suspensif d'exécution, a force de chose jugée, et ce quels que soient les vices qui s'y attacheraient par ailleurs ;

- les conséquences des deux procédures collectives sont très différentes ; celle suivie à Chartres doit permettre de désintéresser les créanciers par la poursuite d'un important contrat ; celle de Brive ne permet guère leur désintéressement ;

- du reste, Maître Desplat, en sa qualité de mandataire-liquidateur de Marius Moras, a produit sa créance entre les mains de Maître Haucourt-Vannier, représentant des créanciers de l'EARL De Bretouville (procédure de Chartres), la poursuite d'activité ayant été ordonnée le 20 mars 1996 par le Tribunal de grande instance de Chartres;

- l'exception de litispendance ne saurait s'appliquer;

- l'identité de dirigeant, d'associés, de siège social ne sont en aucun cas constitutifs de la confusion des patrimoines qui suppose la démonstration de flux financiers anormaux entraînant l'impossibilité de distinguer les patrimoines propres de chacune des entités considérées ;

- en l'espèce, les patrimoines de Marins Moras et de l'EARL De Bretouville sont parfaitement établis et peuvent être distingués sans difficultés ;

- Moras s'est borné à consentir un bail rural sur des parcelles dont il est propriétaire au profit de l'EARL : il s'agit d'un contrat qui n'est pas déséquilibré et il n'y a pas flux financier anormal

- ne constitue pas davantage un flux financier anormal la circonstance qu'une partie du matériel cédé par Moras à l'EARL n'ait pas été réglée dès lors que la créance de celui-ci figure au passif de ladite EARL à Chartres ; au surplus, en vertu de l'article 1589 du Code Civil, la vente du matériel est parfaite dès que les parties sont d'accord sur la chose et sur le prix;

Intimée, Maître Desplat, prise en sa qualité de liquidateur judiciaire de Marius Moras, expose à son tour que:

- le redressement judiciaire prononcé à Chartres n'empêche nullement l'extension de la procédure de liquidation

- s'agissant de la compétence territoriale, le tribunal initialement saisi reste compétent

- il y a une évidente confusion des patrimoines;

Attendu que l'ouverture, quel qu'en soit le fondement, d'une nouvelle procédure collective devant une juridiction distincte de celle devant laquelle est déjà en cours une telle procédure concernant la même personne physique ou morale, constitue une violation des règles de compétence territoriale, laquelle revêt un caractère d'ordre public dès lors que la loi ne prévoit aucun mécanisme de règlement des conflits pouvant surgir entre les organes des deux procédures dans des matières où les uns et les autres seraient, en dehors même des conditions de la litispendance et de la connexité, susceptibles de retenir leur compétence territoriale

Attendu qu'en l'espèce, il apparaît que, par jugement du 15 novembre 1995, le Tribunal de grande instance de Chartres avait ouvert le redressement judiciaire de l'EARL DE Bretouville dont le siège est situé dans sa circonscription et qui faisait l'objet d'une procédure de règlement amiable en matière d'exploitation agricole ;

Que, quoique régulièrement publiée au BODACC le 5 décembre 1995, cette décision n'a été frappée ni d'opposition ni d'appel, de sorte que, s'imposant à tous, elle était passée en force de chose jugée à la date à laquelle, statuant, sur le fondement de l'article 7 de la loi du 25 janvier 1985, le Tribunal de grande instance de Brive, par ailleurs informé de son existence, a étendu à l'EARL De Bretouville la liquidation judiciaire de Marius Moras ;

Que ledit jugement, rendu en méconnaissance des règles ci-dessus exposées, ne peut qu'être infirmé ;

Attendu qu'aucune considération d'équité ne justifie qu'il soit fait application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;

Par ces motifs, LA COUR, Statuant publiquement, contradictoirement; - infirme le jugement rendu le 24 janvier 1996 par le Tribunal de grande instance de Brive-La-Gaillarde; - dit n'y avoir lieu au prononcé de la liquidation judiciaire de l'EARL De Bretouville devant cette juridiction; - rejette toutes conclusions contraires ou plus amples; - condamne Maître Desplat, ès qualités de liquidateur judiciaire de Marins Moras, aux entiers dépens de première instance et d'appel qui seront passés en frais privilégiés de redressement judiciaire.