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Décisions

CJCE, 2e ch., 30 novembre 1995, n° C-113/94

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Casarin épouse Jacquier

Défendeur :

Directeur général des impôts

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président de chambre :

M. Hirsch

Avocat général :

M. Jacobs

Juges :

MM. Mancini, Schockweiler

Avocats :

SCP Guiguet-Bachellier de la Varde, Me Potier de la Varde,

CJCE n° C-113/94

30 novembre 1995

LA COUR (deuxième chambre),

1 Par ordonnance du 29 mars 1994, parvenue à la Cour le 14 avril suivant, la Cour de cassation française a posé, en application de l'article 177 du traité CE, une question préjudicielle relative à l'interprétation de l'article 95 du même traité.

2 Cette question a été soulevée dans le cadre d'un litige opposant Mme Casarin, épouse Jacquier (ci-après "Mme Jacquier"), au directeur général des impôts du Jura à propos du refus de ce dernier de lui rembourser la taxe différentielle acquittée sur son véhicule.

3 En France, une taxe différentielle sur les véhicules à moteur est instituée par les articles 1599 C à 1599 J du Code général des impôts. Des tranches d'imposition sont établies par voie législative, qui comportent plusieurs puissances fiscales, variant selon la cylindrée. A chacune de ces tranches d'imposition correspond un coefficient. Le montant de la taxe différentielle résulte de la multiplication d'un tarif de base, voté annuellement par les conseillers généraux des divers départements, par les coefficients correspondant à la tranche d'imposition concernée.

4 Les facteurs de progression d'une tranche d'imposition à l'autre, appelés "coefficients de progressivité", sont équivalents au rapport entre le coefficient multiplicateur d'une tranche d'imposition et le coefficient multiplicateur de la tranche inférieure.

5 L'article 1599 G du Code général des impôts a été modifié par la loi n 87-1061 du 30 décembre 1987 (Journal officiel de la République française du 31 décembre 1987, p. 15532, ci-après la "loi du 30 décembre 1987").

6 Il ressort du dossier que les coefficients de progressivité résultant de cette loi pour l'ensemble des tranches d'imposition s'élèvent, en chiffres arrondis, respectivement à 1,2 de la tranche d'imposition de 12-14 CV à celle de 15-16 CV, à 1,2 de la tranche d'imposition de 15-16 CV à celle de 17-18 CV, à 1,5 de la tranche d'imposition de 17-18 CV à celle de 19-20 CV, à 1,5 de la tranche d'imposition de 19-20 CV à celle de 21-22 CV et à 1,5 de la tranche d'imposition de 21-22 CV à celle de 23 CV et plus.

7 Mme Jacquier possède un véhicule Mercedes d'une puissance fiscale de 40 CV. Au titre de l'année 1990, elle a dû acquitter, conformément à la loi du 30 décembre 1987, la taxe différentielle sur les véhicules à moteur dont le montant s'élevait, pour cette catégorie de véhicules, à 10 832 FF.

8 La requérante considère que la loi du 30 décembre 1987 est discriminatoire à l'égard des véhicules importés, car le système de taxe qu'elle institue marquerait une rupture de progressivité non justifiée entre la dernière tranche d'imposition dans laquelle figurent des véhicules de fabrication française, à savoir la tranche de 17-18 CV, et les tranches supérieures, afférentes aux véhicules de forte puissance fiscale, qui sont exclusivement des véhicules importés.

9 Estimant que, dès lors, la taxe sur son véhicule avait été perçue en violation du droit communautaire et notamment de l'article 95 du traité CE, Mme Jacquier a introduit une demande de remboursement auprès du directeur général des impôts du Jura.

10 Ce dernier ayant rejeté sa demande, Mme Jacquier l'a assigné, par requête du 30 octobre 1990, devant le tribunal de grande instance de Lons-le-Saunier. Celui-ci, constatant la stabilité du coefficient de progressivité des tranches établies en fonction de la cylindrée des véhicules, a estimé que le système de taxation n'avait pas d'effet discriminatoire au sens de l'article 95 du traité et a débouté Mme Jacquier par jugement du 3 décembre 1991.

11 Mme Jacquier a formé contre ce jugement un pourvoi en cassation, au soutien duquel elle a articulé le moyen suivant:

"Comporte un effet discriminatoire ou protecteur, prohibé par l'article 95 du Traité de Rome, le système de taxation appliquant un coefficient multiplicateur dont la progression de tranche en tranche est plus forte à partir de celles qui correspondent à des véhicules d'importation que pour les tranches inférieures auxquelles correspond l'essentiel de la production nationale; le tribunal, qui, pour dénier l'existence d'un tel effet, s'est borné à constater la stabilité du coefficient de progressivité des tranches, lequel s'applique pourtant à des valeurs croissantes, a violé ledit article."

12 Sur la base de ces considérations, la Cour de cassation française a décidé de surseoir à statuer pour demander à la Cour si

"l'article 95 du traité doit être interprété en ce sens qu'il s'oppose à l'application d'une législation, comme celle de l'espèce, instituant un système de taxe sur les véhicules à moteur dont le coefficient de progression est plus important pour les tranches d'imposition à partir de 19 CV, tranches correspondant uniquement à des véhicules importés d'autres États membres, que le coefficient prévu pour les tranches d'imposition de 12-14 CV, laquelle comprend trois puissances fiscales, à 17-18 CV, correspondant essentiellement aux véhicules de fabrication française susceptibles d'être considérés comme des produits similaires aux véhicules importés de plus de 19 CV".

Sur la recevabilité

13 La Commission observe que la juridiction de renvoi demande si le fait que le coefficient de progressivité pour les tranches supérieures à 18 CV augmente par rapport à celui des tranches d'imposition allant de 12-14 CV à 17-18 CV constitue une discrimination contraire à l'article 95 du traité. Or, elle doute que le véhicule de Mme Jacquier, crédité d'une puissance fiscale élevée, de 40 CV et les véhicules de fabrication nationale appartenant aux tranches d'imposition de 12-14 CV à 17-18 CV, puissent être considérés comme similaires au sens de l'article 95, premier alinéa, du traité.

14 La Commission s'interroge en conséquence sur la recevabilité de la question de la Cour de cassation française dans la mesure où elle doute de sa pertinence dans le cadre du litige au principal.

15 Il suffit de relever à cet égard que, comme l'a souligné M. l'avocat général au point 20 de ses conclusions, des produits sont similaires au sens de l'article 95, premier alinéa, du traité si leurs propriétés et les besoins auxquels ils répondent les placent dans une relation de concurrence. Or, il ne peut être exclu d'emblée qu'une forte croissance de la taxe sur les véhicules appartenant aux trois dernières tranches produise un effet dissuasif sur le consommateur, le conduisant à se détourner des véhicules de la tranche la plus élevée (23 CV et plus) pour se tourner vers un modèle national de la tranche d'imposition de 17-18 CV ou de celle de 15-16 CV, pour autant que ses exigences minimales en matière de performances, de dimensions et de confort sont satisfaites.

16 Dans ces conditions, la question n'est pas dépourvue de pertinence dans le cadre du litige au principal et ne saurait dès lors être considérée comme irrecevable.

Sur le fond

17 A titre liminaire, il convient de relever que, dans l'arrêt du 9 mai 1985, Humblot (112-84, Rec. p. 1367, points 12 et 13), la Cour a reconnu que, en l'état actuel du droit communautaire, les États membres restent libres de soumettre des produits comme les voitures à un système de taxe de circulation dont le montant augmente progressivement en fonction d'un critère objectif, tel que la cylindrée, à condition toutefois que ce système de taxation soit exempt de tout effet discriminatoire ou protecteur.

18 Compte tenu du libellé de la question préjudicielle, la Cour doit partir de l'hypothèse, sur laquelle elle ne dispose pas d'éléments d'information, que, dans un système de taxation progressif tel que celui visé par la juridiction de renvoi, notamment la méthode de détermination de la puissance fiscale, l'agencement des tranches d'imposition et le montant du tarif fiscal de base sont fondés sur des critères objectifs et ne comportent pas d'effet discriminatoire ou protecteur, au sens de l'article 95 du traité, en faveur des voitures de fabrication nationale.

19 Dans ces conditions, il y a lieu de comprendre la question de la juridiction de renvoi en ce sens qu'elle vise à savoir en substance si l'article 95 du traité s'oppose à l'application d'une réglementation nationale relative à la taxe sur les véhicules à moteur qui prévoit une augmentation du coefficient de progressivité du type de celle en cause dans le litige au principal.

20 En vue de répondre à cette question, il convient de vérifier si un système de progression tel que celui visé par la juridiction de renvoi est exempt de tout effet discriminatoire ou protecteur.

21 Il y a lieu de préciser d'emblée qu'un système de taxation ne peut être considéré comme discriminatoire pour l'unique raison que seuls des produits importés, notamment d'autres États membres, se situent dans la catégorie la plus fortement taxée (arrêts du 14 janvier 1981, Chemial Farmaceutici, 140-79, Rec. p. 1, point 18, et du 5 avril 1990, Commission/Grèce, C-132-88, Rec. p. I-1567, point 18).

22 Afin de déterminer si l'augmentation du coefficient de progressivité de la taxe différentielle au-delà du seuil de 18 CV produit un effet discriminatoire ou protecteur, il convient de rechercher si cette augmentation est de nature à détourner le consommateur de l'achat de véhicules d'une puissance fiscale supérieure à 18 CV, qui sont tous de fabrication étrangère, au profit des véhicules de fabrication nationale.

23 A supposer que l'augmentation du coefficient utilisé pour les véhicules d'une puissance fiscale supérieure à 18 CV détourne effectivement certains consommateurs de l'achat de tels véhicules, ces consommateurs choisiront un modèle dans la tranche d'imposition immédiatement inférieure, de 17-18 CV, voire, comme l'a indiqué M. l'avocat général au point 27 de ses conclusions, un modèle dans la tranche de 15-16 CV.

24 Or, il y a lieu de relever d'abord que les tranches d'imposition de 15-16 CV et de 17-18 CV comprennent à la fois des véhicules importés et des véhicules de fabrication nationale. S'agissant des véhicules relevant de la tranche de 17-18 CV, il ressort du dossier qu'ils sont en très grande majorité de fabrication étrangère et que les constructeurs nationaux ont une part de marché qui n'est que d'environ 5 % du total des voitures vendues dans cette tranche. Quant à la tranche de 15-16 CV, il importe de souligner que, s'il est vrai que la majorité des véhicules vendus sont de fabrication nationale, il n'en demeure pas moins, d'une part, que les consommateurs disposent, dans ladite tranche, d'un large choix de véhicules importés et que, d'autre part, comme il ressort du point 6 du présent arrêt, le coefficient de progressivité afférent aux tranches de 15-16 CV et de 17-18 CV est identique en chiffres arrondis, de sorte que les consommateurs qui recherchent un véhicule haut de gamme ne sont pas incités de ce fait à acquérir un véhicule relevant de la tranche de 15-16 CV.

25 Dans ces conditions, il n'apparaît pas que, dans un système tel que celui en cause en l'espèce, l'augmentation du coefficient de progressivité puisse avoir pour effet de favoriser la vente de véhicules de fabrication nationale.

26 Il convient en conséquence de répondre à la question préjudicielle que l'article 95 du traité ne s'oppose pas à l'application d'une réglementation nationale relative à la taxe sur les véhicules à moteur qui prévoit une augmentation du coefficient de progressivité du type de celle en cause dans le litige au principal, dès lors que cette augmentation n'a pas pour effet de favoriser la vente de véhicules de fabrication nationale par rapport à celle des véhicules importés d'autres États membres.

Sur les dépens

27 Les frais exposés par le Gouvernement français et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR (deuxième chambre),

Statuant sur la question à elle soumise par la Cour de cassation française, par ordonnance du 29 mars 1994, dit pour droit:

L'article 95 du traité CE ne s'oppose pas à l'application d'une réglementation nationale relative à la taxe sur les véhicules à moteur qui prévoit une augmentation du coefficient de progressivité du type de celle en cause dans le litige au principal, dès lors que cette augmentation n'a pas pour effet de favoriser la vente de véhicules de fabrication nationale par rapport à celle des véhicules importés d'autres États membres.