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Décisions

CJCE, 29 juin 1999, n° C-158/98

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Staatssecretaris van Financiën

Défendeur :

Coffeeshop "Siberië" vof

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Rodríguez Iglesias

Présidents de chambre :

MM. Kapteyn, Puissochet, Hirsch, Jann

Avocat général :

M. Fennelly

Juges :

MM. Moitinho de Almeida, Edward, Ragnemalm, Schintgen

Avocat :

Me Beckers.

CJCE n° C-158/98

29 juin 1999

LA COUR,

1. Par arrêt du 22 avril 1998, parvenu à la Cour le 24 avril suivant, le Hoge Raad der Nederlanden a posé, en vertu de l'article 234 CE (ex-article 177), une question préjudicielle sur l'interprétation de l'article 2 de la sixième directive 77-388-CEE du Conseil, du 17 mai 1977, en matière d'harmonisation des législations des États membres relatives aux taxes sur le chiffre d'affaires - Système commun de taxe sur la valeur ajoutée: assiette uniforme (JO L 145, p. 1, ci-après la "sixième directive").

2. Cette question a été soulevée dans le cadre d'un litige opposant la société Coffeeshop "Siberië" vof (ci-après "Siberië") à l'administration des finances néerlandaise, au sujet d'un avis de redressement de la taxe sur le chiffre d'affaires pour les années 1990 à 1993.

3. L'article 2 de la sixième directive dispose:

"Sont soumises à la taxe sur la valeur ajoutée:

1. les livraisons de biens et les prestations de services, effectuées à titre onéreux à l'intérieur du pays par un assujetti agissant en tant que tel;

2. les importations de biens."

4. L'article 4, paragraphe 1, de la sixième directive prévoit:

"Est considéré comme assujetti quiconque accomplit, d'une façon indépendante et quel qu'en soit le lieu, une des activités économiques mentionnées au paragraphe 2, quels que soient les buts ou les résultats de cette activité."

5. Siberië exploite un "coffeshop" à Amsterdam, à savoir un établissement dans lequel des drogues douces sont vendues et consommées. Au cours de la période couverte par l'avis de redressement, elle a mis une table dans son établissement à la disposition d'un tiers (ci-après le "fournisseur attitré"), qui y vendait des produits à base de cannabis à toute personne intéressée. Siberië avait connaissance de cette activité.

6. La contrepartie pécuniaire versée par le fournisseur attitré pour la mise à sa disposition de la table figure dans les comptes de Siberië sous la dénomination "tafelhuur" (loyer de la table).

7. Siberië n'ayant pas acquitté la taxe sur la valeur ajoutée (ci-après la "TVA") sur ce loyer, l'administration fiscale lui a adressé un avis de redressement pour la période du 1er janvier 1990 au 31 décembre 1993, sur le fondement de la Wet op de omzetbelasting 1968 (loi de 1968 relative à l'impôt sur le chiffre d'affaires).

8. Sur réclamation de Siberië à l'encontre de la décision de l'administration fiscale, le Gerechtshof te Amsterdam a jugé que la location de la table au fournisseur attitré constituait une implication répréhensible dans le délit du commerce de drogues douces et n'était donc pas soumise à la TVA. Selon cette juridiction, le fait que ce délit ne soit pas poursuivi systématiquement aux Pays-Bas ne saurait modifier cette appréciation, qui serait par ailleurs conforme à l'arrêt du 5 juillet 1988, Happy Family (289-86, Rec. p. 3655), dans lequel la Cour aurait dit pour droit que la livraison de stupéfiants n'est pas soumise à la TVA parce que ces produits présentent des caractéristiques particulières en ce qu'ils relèvent, par leur nature même, d'une interdiction totale de mise en circulation dans l'ensemble des États membres.

9. L'administration des finances néerlandaise s'est pourvue en cassation contre l'arrêt du Gerechtshof en faisant valoir, en substance, que la mise à disposition d'un lieu pour la vente de drogues douces ne fait l'objet d'une interdiction légale absolue ni en vertu de la réglementation néerlandaise ni en vertu d'une réglementation internationale, et qu'elle doit être distinguée de la livraison de drogues en tant que telle. La solution dégagée par la Cour dans l'arrêt Happy Family, précité, ne s'appliquerait donc pas en l'espèce.

10. Saisi du pourvoi, le Hoge Raad s'interroge sur l'applicabilité de la jurisprudence Happy Family, précitée, aux circonstances de l'espèce. Il relève tout d'abord que le fait de mettre à la disposition d'un tiers la possibilité de commercialiser des drogues relève, en tant que complicité, du droit pénal néerlandais, lequel serait par ailleurs conforme à la convention unique sur les stupéfiants signée à New York le 30 mars 1961 et ratifiée par l'ensemble des États membres de la Communauté.

11. Toutefois, cette qualification pénale n'empêcherait pas que la mise à disposition d'un point de vente, en tant que telle, constitue une prestation de services au sens de la réglementation communautaire relative à la TVA et puisse, de ce fait, entrer dans le champ d'application de l'article 2 de la sixième directive.

12. Dans la mesure où l'activité en cause au principal constitue une prestation de services au sens de la législation relative à l'impôt sur le chiffre d'affaires, le Hoge Raad se demande si la jurisprudence Happy Family, précitée, doit également être appliquée à la mise à disposition d'un point de commercialisation de produits à base de cannabis, en sorte qu'une imposition serait exclue. La juridiction de renvoi considère qu'une réponse positive aurait pour conséquence de réduire considérablement le champ d'application de la sixième directive alors que, par ailleurs, dans certains États membres, les conceptions relatives au caractère illégal de la commercialisation des drogues douces ont évolué dans un sens plus libéral depuis l'arrêt Happy Family, précité, posant ainsi la question du maintien de cette jurisprudence.

13. C'est dans ces circonstances que le Hoge Raad a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante:

"Convient-il d'interpréter l'article 2 de la sixième directive en ce sens qu'aucune dette de taxe sur le chiffre d'affaires ne prend naissance à charge de la personne qui fournit à une autre personne, à titre onéreux, la possibilité de commercialiser des produits à base de cannabis?"

14. A titre liminaire, il convient de rappeler que la Cour a jugé que le principe de neutralité fiscale s'oppose effectivement, en matière de perception de la TVA, à une différenciation généralisée entre les transactions licites et les transactions illicites. Cela n'est pourtant pas vrai pour la livraison de produits tels que les stupéfiants, qui présentent des caractéristiques particulières en ce qu'ils relèvent, par leur nature même, d'une interdiction totale de mise en circulation dans tous les États membres, à l'exception d'un circuit économique strictement surveillé en vue d'une utilisation à des fins médicales et scientifiques. Dans une telle situation spécifique, où toute concurrence entre un secteur économique licite et un secteur illicite est exclue, le non-assujettissement à la TVA ne saurait affecter le principe de neutralité fiscale (voir, notamment, arrêts Happy Family, précité, point 20, et du 5 juillet 1988, Mol, 269-86, Rec. p. 3627, point 18).

15. Siberië considère que ces arrêts trouvent pleinement application dans l'affaire au principal, en sorte que le loyer afférent à la mise à la disposition de la table échappe à l'imposition de la TVA. Le fait de mettre une table à la disposition d'un fournisseur attitré de drogues et d'en informer les clients du café devrait être considéré comme une collaboration délibérée à la commercialisation de stupéfiants et constituerait sans conteste un délit pénal qui devrait être traité de la même manière que la livraison de stupéfiants en tant que telle.

16. Selon le Gouvernement néerlandais et la Commission, un assujettissement à la TVA de l'activité en cause s'impose. Il conviendrait, en effet, d'opérer une distinction entre la livraison de drogues proprement dite et les actes liés à cette livraison. Ainsi, la location serait un acte qui, en tant que tel et à lui seul, ne serait pas interdit. Il existerait également un marché légal qui entrerait en concurrence avec le marché illégal. Par conséquent, une telle prestation serait soumise à la TVA, tout comme la Cour l'a jugé au sujet de l'exportation sans autorisation de systèmes informatiques (arrêt du 2 août 1993, Lange, C-111-92, Rec. p. I-4677), de la livraison de parfums de contrefaçon (arrêt du 28 mai 1998, Goodwin et Unstead, C-3-97, Rec. p. I-3257), et de l'organisation de jeux de hasard illicites (arrêt du 11 juin 1998, Fischer, C-283-95, Rec. p. I-3369), au motif qu'il ne s'agissait pas de marchandises ou prestations qui étaient en dehors d'un circuit économique régulier ou qui se trouvaient dans une situation où toute concurrence entre un secteur économique licite et un secteur illicite était exclue.

17. Si la Cour entendait néanmoins soumettre l'activité en cause au même régime que la livraison de stupéfiants proprement dite, il conviendrait, selon le Gouvernement néerlandais, de prendre en compte l'évolution considérable de l'attitude des autorités des Pays-Bas à l'égard de l'utilisation de drogues douces au cours des dernières années. C'est ainsi que, si la vente des drogues douces dans des coffeeshops constitue toujours un délit en droit pénal néerlandais, une "directive" du collège des procureurs généraux néerlandais prévoirait la possibilité de tolérer cette activité dans des coffeeshops remplissant certaines conditions, en cas de concertation locale en ce sens entre l'administration communale, la police et le ministère public. Dans ces circonstances, il n'y aurait plus une interdiction totale de la mise en circulation des drogues douces qui pourrait justifier une exception au principe de neutralité fiscale.

18. Par ailleurs, la Commission fait valoir que, selon la jurisprudence de la Cour, une activité économique doit être appréciée, pour l'application du système commun de TVA, en elle-même, indépendamment de ses buts ou résultats et en tenant compte de la réalité économique (arrêts du 26 mars 1987, Commission/Pays-Bas, 235-85, Rec. p. 1471, point 8, et du 20 février 1997, DFDS, C-260-95, Rec. p. I-1005, point 23).

19. A cet égard, il convient de souligner que l'activité susceptible d'être imposée en l'espèce n'est pas la vente de stupéfiants, mais une prestation de services constituée par la mise à disposition d'un emplacement où la vente de tels produits est pratiquée avec l'accord du fournisseur de la prestation. Les considérations développées dans l'arrêt Happy Family, précité, ne sont donc pas directement transposables aux faits de la présente affaire.

20. Il convient donc d'examiner si une extension de ces considérations aux activités liées de quelque manière que ce soit à la commercialisation de stupéfiants s'impose.

21. Selon la jurisprudence de la Cour, ainsi qu'il a été rappelé au point 14, le principe de neutralité fiscale s'oppose, en matière de perception de la TVA, à une différenciation généralisée entre les transactions licites et les transactions illicites. Il en résulte que la qualification d'un comportement comme répréhensible n'entraîne pas, à elle seule, une exception à l'imposition à la TVA, mais qu'une telle exception ne joue que dans des situations spécifiques dans lesquelles, en raison des caractéristiques particulières de certaines marchandises ou de certaines prestations, toute concurrence entre un secteur économique licite et un secteur illicite est exclue.

22. Or, il ne s'agit pas en l'espèce d'une telle situation spécifique. En effet, la location d'un emplacement destiné à accueillir des activités commerciales constitue en principe une activité économique et relève donc du champ d'application de la sixième directive. Le fait que les activités poursuivies dans l'emplacement loué soient pénalement répréhensibles, ce qui peut rendre la location illicite, ne change en rien le caractère économique de ladite location et n'empêche pas qu'il existe une concurrence dans ce secteur, y compris entre des activités licites et illicites. Il en résulte que, en cas de non-assujettissement, il serait porté atteinte au principe de neutralité fiscale du système de TVA.

23. Dès lors, il convient de répondre à la juridiction de renvoi que l'article 2 de la sixième directive doit être interprété en ce sens que la location d'un emplacement utilisé pour la vente de stupéfiants dans des conditions telles que celles en cause au principal relève du champ d'application de cette directive.

Sur les dépens

24. Les frais exposés par le Gouvernement néerlandais et par la Commission, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR,

Statuant sur la question à elle soumise par le Hoge Raad der Nederlanden, par arrêt du 22 avril 1998, dit pour droit:

L'article 2 de la sixième directive 77-388-CEE du Conseil, du 17 mai 1977, en matière d'harmonisation des législations des États membres relatives aux taxes sur le chiffre d'affaires - Système commun de taxe sur la valeur ajoutée: assiette uniforme, doit être interprété en ce sens que la location d'un emplacement utilisé pour la vente de stupéfiants dans des conditions telles que celles en cause au principal relève du champ d'application de cette directive.