CJCE, 10 mai 1995, n° C-384/93
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Alpine Investments BV
Défendeur :
Minister van Financiën
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Rodríguez Iglesias
Présidents de chambre :
MM. Schockweiler, Kapteyn, Gulmann
Avocat général :
M. Jacobs
Juges :
MM. Mancini, Moitinho de Almeida, Murray, Edward, Puissochet
Avocats :
Mes van der Wal, van Overbeek, Duffy
LA COUR,
1 Par ordonnance du 28 avril 1993, parvenue à la Cour le 6 août suivant, le College van Beroep voor het Bedrijfsleven (ci-après le "College van Beroep") a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, plusieurs questions préjudicielles portant sur l'interprétation de l'article 59 du même traité.
2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un recours introduit par Alpine Investments BV contre l'interdiction que lui avait faite le ministère des Finances néerlandais de contacter des particuliers par téléphone sans leur consentement préalable écrit afin de leur proposer divers services financiers (pratique dite du "cold calling").
3 Alpine Investments BV, demanderesse au principal (ci-après "Alpine Investments"), est une société de droit néerlandais établie aux Pays-Bas, qui est spécialisée dans les contrats à terme de marchandises.
4 Les parties à un contrat à terme de marchandises s'engagent à acheter ou à vendre une certaine quantité de marchandises d'une qualité déterminée à un prix et à une date fixés au moment de la conclusion du contrat. Elles n'ont toutefois pas l'intention de prendre réception ou de livrer effectivement des marchandises, mais contractent uniquement dans l'espoir de profiter des fluctuations de prix entre le moment de la conclusion du contrat et le mois de la livraison, ce qui est possible en effectuant sur le marché à terme, avant le début du mois de livraison, l'opération inverse de la première transaction.
5 Alpine Investments offre trois types de services en matière de contrats à terme de marchandises: la gestion de portefeuilles, le conseil en placements et la transmission d'ordres des clients à des commissionnaires opérant sur des marchés à terme de marchandises situés tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de la Communauté. Elle aurait des clients non seulement aux Pays-Bas, mais également en Belgique, en France et au Royaume-Uni. Toutefois, elle ne disposerait d'aucun établissement en dehors des Pays-Bas.
6 A l'époque des faits au principal, les services financiers étaient soumis aux Pays-Bas à la Wet Effectenhandel du 30 octobre 1985 (loi sur le commerce des valeurs mobilières, ci-après la "WEH"). L'article 6, paragraphe 1, de cette loi interdisait à toute personne de servir d'intermédiaire dans des transactions portant sur des valeurs mobilières sans disposer d'une autorisation. L'article 8, paragraphe 1, permettait au ministre des Finances d'accorder, dans des circonstances particulières, une dérogation à cette interdiction. Toutefois, aux termes du paragraphe 2 de l'article 8, la dérogation pouvait "être soumise à des restrictions et assortie de prescriptions afin de combattre les évolutions indésirables dans le commerce des valeurs mobilières".
7 Le 6 septembre 1991, le ministre des Finances, défendeur au principal, a accordé à Alpine Investments une dérogation pour placer des ordres auprès d'un commissionnaire déterminé, Merill Lynch Inc. La dérogation précisait que Alpine Investments devrait se conformer à toutes les règles susceptibles d'être édictées par le ministre des Finances dans un proche avenir en ce qui concerne ses contacts avec des clients potentiels.
8 Le 1er octobre 1991, le ministre des Finances a décidé d'interdire de manière générale aux intermédiaires financiers proposant des placements dans le commerce à terme et hors bourse de marchandises de contacter des clients potentiels par "cold calling".
9 Selon le gouvernement néerlandais, cette décision a été prise à la suite des nombreuses plaintes que le ministre des Finances avait reçues, au cours de l'année 1991, d'investisseurs qui avaient fait des placements malheureux dans ce domaine. Comme ces plaintes émanaient pour partie d'investisseurs établis dans d'autres États membres, il aurait étendu l'interdiction aux services offerts dans d'autres États à partir des Pays-Bas dans le souci de préserver la réputation du secteur financier néerlandais.
10 C'est dans ces conditions que, le 12 novembre 1991, le ministre des Finances a interdit à Alpine Investments de se mettre en relation avec des clients potentiels par téléphone ou en personne, sauf si ceux-ci avaient au préalable fait savoir, explicitement et par écrit, qu'ils l'autorisaient à prendre contact avec eux de cette manière.
11 Alpine Investments a introduit une réclamation contre la décision du ministre lui interdisant de pratiquer le "cold calling". Par la suite, sa dérogation ayant été remplacée, le 14 janvier 1992, par une autre dérogation lui permettant de placer des ordres chez un autre commissionnaire, Rodham et Renshaw Inc., qui était également assortie de l'interdiction de pratiquer le "cold calling", elle a introduit une nouvelle réclamation le 13 février 1992.
12 Par décision du 29 avril 1992, le ministre des Finances a rejeté la réclamation d'Alpine Investments. Le 26 mai suivant, Alpine Investments a formé un recours devant le College van Beroep.
13 Alpine Investments ayant notamment fait valoir que l'interdiction du "cold calling" était incompatible avec l'article 59 du traité dans la mesure où elle concernait des clients potentiels établis dans des États membres autres que les Pays-Bas, le College van Beroep a soumis à la Cour plusieurs questions portant sur l'interprétation de cette disposition:
"1) La disposition de l'article 59 du traité CEE doit-elle être interprétée en ce sens qu'elle vise également les prestations de services que le prestataire de services offre par téléphone à partir de l'État membre dans lequel il est établi à des clients (potentiels) établis dans un autre État membre et exécute aussi ensuite à partir de cet État membre?
2) Les dispositions de l'article précité visent-elles également les conditions et/ou restrictions qui régissent dans l'État membre dans lequel le prestataire de services est établi l'exercice légal de l'activité professionnelle concernée ou l'exploitation légale de l'entreprise concernée, mais qui ne s'appliquent pas ou, du moins, pas selon les mêmes modalités et dans la même mesure à l'exercice de l'activité professionnelle précitée ou à l'exploitation de l'entreprise précitée dans l'État membre dans lequel les destinataires (potentiels) de la prestation de services en cause sont établis, et qui sont par conséquent susceptibles de constituer pour le prestataire de services, dans le cadre de l'offre de services à des clients (potentiels) établis dans un autre État membre, des entraves qui ne s'appliquent pas à ceux qui assurent des prestations de services similaires et sont établis dans cet autre État membre?
En cas de réponse affirmative à la question sous 2):
3) a) Les intérêts de la protection du consommateur et de la protection de la réputation des prestations de services financiers aux Pays-Bas, qui sont à la base d'une disposition visant à lutter contre des évolutions fâcheuses dans le commerce des valeurs mobilières, peuvent-ils être considérés comme des raisons impératives d'intérêt général, justifiant une entrave telle que visée dans la question précédente?
b) Une disposition d'une dérogation, qui interdit ce qu'il est convenu d'appeler le "cold calling", doit-elle être considérée comme étant objectivement nécessaire pour protéger les intérêts précités et proportionnée au but poursuivi?"
14 Il y a lieu d'observer, à titre liminaire, que, à supposer qu'elle soit applicable aux transactions sur les marchés à terme de marchandises, la directive 93-22-CEE du Conseil, du 10 mai 1993, concernant les services d'investissement dans le domaine des valeurs mobilières (JO L 141, p. 27), est postérieure aux faits du litige au principal. Par ailleurs, la directive 85-577-CEE du Conseil, du 20 décembre 1985, concernant la protection des consommateurs dans le cas de contrats négociés en dehors des établissements commerciaux (JO L 372, p. 31), ne s'applique ni aux contrats conclus par téléphone ni aux contrats relatifs aux valeurs mobilières [article 3, paragraphe 2, sous e)].
15 Les questions déférées à la Cour doivent dès lors être examinées uniquement au regard des dispositions du traité applicables en matière de libre prestation des services. A cet égard, il est constant que, étant effectuées contre rémunération, les prestations fournies par Alpine Investments sont bien des services visés par l'article 60 du traité CEE.
16 Par ses première et deuxième questions, la juridiction de renvoi cherche à savoir en substance si l'interdiction du "cold calling" relève du champ d'application de l'article 59 du traité. Dans l'affirmative, elle cherche à savoir par sa troisième question si cette interdiction peut néanmoins être justifiée.
Sur la première question
17 La première question posée par la juridiction nationale comporte deux volets.
18 En premier lieu, il s'agit de savoir si le fait que les services en cause constituent de simples offres et n'aient pas encore de destinataire déterminé fait obstacle à l'application de l'article 59 du traité.
19 A cet égard, il y a lieu de relever que la libre prestation de services deviendrait illusoire si des réglementations nationales pouvaient librement entraver les offres de services. L'applicabilité des dispositions en matière de libre prestation des services ne saurait dès lors être subordonnée à l'existence préalable d'un destinataire déterminé.
20 En second lieu, il s'agit de savoir si l'article 59 concerne les services qu'un prestataire offre par téléphone à des personnes établies dans un autre État membre et qu'il fournit sans se déplacer à partir de l'État membre dans lequel il est établi.
21 En l'occurrence, les offres de services sont adressées par un prestataire établi dans un État membre à un destinataire établi dans un autre État membre. Il découle des termes mêmes de l'article 59 qu'il s'agit, de ce fait, d'une prestation de services au sens de cette disposition.
22 Par conséquent, il y a lieu de répondre à la première question que l'article 59 du traité doit être interprété en ce sens qu'il concerne les services qu'un prestataire offre par téléphone à des destinataires potentiels établis dans d'autres États membres et qu'il fournit sans se déplacer à partir de l'État membre dans lequel il est établi.
Sur la deuxième question
23 Par sa deuxième question, le juge national demande si la réglementation d'un État membre qui interdit aux prestataires de services établis sur son territoire d'adresser des appels téléphoniques non sollicités à des clients potentiels établis dans d'autres États membres en vue de proposer leurs services constitue une restriction à la libre prestation des services au sens de l'article 59 du traité.
24 A titre liminaire, il convient de souligner que l'interdiction en cause s'applique à l'offre de services transfrontaliers.
25 Pour répondre à la question de la juridiction nationale, il convient d'examiner successivement trois points.
26 En premier lieu, il s'agit de savoir si l'interdiction de prendre contact par téléphone avec des clients potentiels se trouvant dans un autre État membre sans leur consentement préalable est susceptible de constituer une restriction à la libre prestation de services. A cet égard, la juridiction de renvoi attire l'attention de la Cour sur le fait que les prestataires établis dans les États membres où résident des destinataires potentiels ne sont pas nécessairement soumis à la même interdiction ou, à tout le moins, pas selon les mêmes modalités.
27 Il y a lieu de relever qu'une interdiction telle que celle qui est en cause dans le litige au principal ne constitue pas une restriction à la libre prestation des services au sens de l'article 59 du seul fait que d'autres États membres appliquent des règles moins strictes aux prestataires de services similaires établis sur leur territoire (voir, en ce sens, arrêt du 14 juillet 1994, Peralta, C-379-92, Rec. p. I-3453, point 48).
28 Toutefois, une telle interdiction prive les opérateurs concernés d'une technique rapide et directe de publicité et de prise de contact avec des clients potentiels se trouvant dans d'autres États membres. Elle est dès lors susceptible de constituer une restriction à la libre prestation des services transfrontaliers.
29 En second lieu, il convient d'examiner si cette conclusion peut être modifiée par le fait que l'interdiction en cause émane de l'État membre dans lequel est établi le prestataire et non de l'État membre dans lequel est établi le destinataire potentiel.
30 L'article 59, premier alinéa, du traité interdit les restrictions à la libre prestation de services à l'intérieur de la Communauté en général. En conséquence, cette disposition concerne non seulement les restrictions établies par l'État d'accueil, mais aussi celles établies par l'État d'origine. Ainsi que la Cour l'a jugé à plusieurs reprises, le droit à la libre prestation des services peut être invoqué par une entreprise à l'égard de l'État où elle est établie, dès lors que les services sont fournis à des destinataires établis dans un autre État membre (voir arrêts du 17 mai 1994, Corsica Ferries, C-18-93, Rec. p. I-1783, point 30; Peralta, précité, point 40; du 5 octobre 1994, Commission/France, C-381-93, Rec. p. I-5145, point 14).
31 Il en découle que l'interdiction du "cold calling" n'échappe pas au champ d'application de l'article 59 du traité du simple fait qu'elle est imposée par l'État dans lequel le prestataire de services est établi.
32 Il y a lieu enfin d'examiner certains arguments avancés par les gouvernements néerlandais et du Royaume-Uni.
33 Ceux-ci font valoir que l'interdiction en cause échappe au domaine d'application de l'article 59 du traité parce qu'elle est une mesure d'application générale, qu'elle n'est pas discriminatoire et qu'elle n'a pas pour objet ou pour effet de procurer au marché national un avantage par rapport aux prestataires de services d'autres États membres. Or, n'affectant que la façon dont les services sont offerts, elle serait analogue aux mesures non discriminatoires réglementant des modalités de vente qui, selon la jurisprudence Keck et Mithouard (arrêt du 24 novembre 1993, C-267-91 et C-268-91, Rec. p. I-6097, point 16), ne relèvent pas du domaine d'application de l'article 30 du traité CEE.
34 Ces arguments ne peuvent être retenus.
35 S'il est vrai qu'une interdiction comme celle de l'espèce au principal a un caractère général et non discriminatoire et qu'elle n'a ni pour objet ni pour effet de procurer un avantage au marché national par rapport aux prestataires de services d'autres États membres, il n'en reste pas moins que, ainsi qu'il a été relevé ci-dessus (voir point 28), elle est susceptible de constituer une restriction à la libre prestation des services transfrontaliers.
36 Une telle interdiction n'est pas analogue aux réglementations concernant les modalités de vente que la jurisprudence Keck et Mithouard a considérées comme échappant au domaine d'application de l'article 30 du traité.
37 Selon cette jurisprudence, n'est pas apte à entraver le commerce entre les États membres l'application à des produits en provenance d'autres États membres de dispositions nationales qui limitent ou interdisent, sur le territoire de l'État membre d'importation, certaines modalités de vente, pourvu, en premier lieu, qu'elles s'appliquent à tous les opérateurs concernés exerçant leur activité sur le territoire national et, en second lieu, qu'elles affectent de la même manière, en droit comme en fait, la commercialisation des produits nationaux et de ceux en provenance d'autres États membres. La raison en est qu'elle n'est pas de nature à empêcher l'accès de ces derniers au marché de l'État membre d'importation ou à le gêner davantage qu'elle ne gêne celui des produits nationaux.
38 Or, une interdiction telle que celle en cause émane de l'État membre d'établissement du prestataire de services et concerne non seulement les offres qu'il a faites à des destinataires qui sont établis sur le territoire de cet État ou qui s'y déplacent afin de recevoir des services, mais également les offres adressées à des destinataires se trouvant sur le territoire d'un autre État membre. De ce fait, elle conditionne directement l'accès au marché des services dans les autres États membres. Elle est ainsi apte à entraver le commerce intracommunautaire des services.
39 Il y a donc lieu de répondre à la deuxième question que la réglementation d'un État membre qui interdit aux prestataires de services établis sur son territoire d'adresser des appels téléphoniques non sollicités à des clients potentiels établis dans d'autres États membres en vue de proposer leurs services constitue une restriction à la libre prestation des services au sens de l'article 59 du traité.
Sur la troisième question
40 Par sa troisième question, la juridiction nationale cherche à savoir si des raisons impérieuses d'intérêt général justifient l'interdiction du "cold calling" et si celle-ci doit être considérée comme étant objectivement nécessaire et proportionnée au but poursuivi.
41 Le gouvernement néerlandais fait valoir que l'interdiction du "cold calling" dans le commerce à terme et hors bourse des marchandises vise, d'une part, à sauvegarder la réputation des marchés financiers néerlandais et, d'autre part, à protéger le public investisseur.
42 Il y a lieu de relever d'abord que les marchés financiers jouent un rôle important dans le financement des agents économiques et que, eu égard à la nature spéculative et à la complexité des contrats à terme de marchandises, leur bon fonctionnement est dans une large mesure tributaire de la confiance qu'ils inspirent aux investisseurs. Cette confiance est notamment conditionnée par l'existence de réglementations professionnelles visant à assurer la compétence et la loyauté des intermédiaires financiers dont les investisseurs sont particulièrement dépendants.
43 Ensuite, s'il est vrai que la protection des consommateurs sur le territoire des autres États membres n'incombe pas, en tant que telle, aux autorités néerlandaises, il n'en reste pas moins que la nature et l'étendue de cette protection a une incidence directe sur la bonne réputation des services financiers néerlandais.
44 Le maintien de la bonne réputation du secteur financier national peut donc constituer une raison impérieuse d'intérêt général susceptible de justifier des restrictions à la libre prestation de services financiers.
45 En ce qui concerne la proportionnalité de la restriction en cause, il y a lieu de rappeler que, selon une jurisprudence constante, les exigences imposées aux prestataires de services doivent être propres à garantir la réalisation de l'objectif qu'elles visent et ne pas aller au-delà de ce qui est nécessaire pour qu'il soit atteint (voir arrêt du 25 juillet 1991, Collectieve Antennevoorziening Gouda e. a., C-288-89, Rec. p. I-4007, point 15).
46 Comme le gouvernement néerlandais l'a relevé à juste titre, en cas de "cold calling", le particulier, généralement pris au dépourvu, n'est en mesure ni de s'informer sur les risques inhérents à la nature des opérations qui lui sont proposées ni de comparer la qualité et le prix des services du solliciteur avec les offres des concurrents. Le marché à terme des marchandises étant hautement spéculatif et à peine compréhensible pour des investisseurs peu avertis, il s'imposait de les soustraire aux modes de démarchage les plus agressifs.
47 Alpine Investments soutient toutefois que l'interdiction du "cold calling" par le gouvernement néerlandais n'est pas nécessaire parce que l'État membre du prestataire devrait se fier au contrôle effectué par l'État membre du destinataire.
48 Cet argument doit être rejeté. En effet, l'État membre à partir duquel est donné l'appel téléphonique est le mieux placé pour réglementer le "cold calling". Même si l'État d'accueil souhaite interdire le "cold calling" ou le soumettre à certaines conditions, il n'est pas en mesure d'empêcher ou de contrôler des appels téléphoniques en provenance d'un autre État membre sans la coopération des autorités compétentes de cet État.
49 Par conséquent, l'interdiction du "cold calling" par l'État membre à partir duquel l'appel téléphonique est donné, visant à protéger la confiance des investisseurs dans les marchés financiers de cet État, ne saurait être considérée comme inapte à réaliser l'objectif d'assurer l'intégrité de ceux-ci.
50 Alpine Investments objecte par ailleurs qu'une interdiction générale du démarchage par téléphone des clients potentiels n'est pas nécessaire à la réalisation des buts poursuivis par les autorités néerlandaises. L'enregistrement obligatoire par les sociétés de courtage de leurs appels téléphoniques non sollicités suffirait à protéger efficacement les consommateurs. De telles règles auraient d'ailleurs été adoptées au Royaume-Uni par la Securities and Futures Authority (autorité de contrôle des valeurs mobilières et des opérations à terme).
51 Ce point de vue ne saurait être admis. Comme l'avocat général l'a relevé à juste titre au point 88 de ses conclusions, le fait qu'un État membre impose des règles moins strictes que celles imposées par un autre État membre ne signifie pas que ces dernières sont disproportionnées et, partant, incompatibles avec le droit communautaire.
52 Alpine Investments fait enfin valoir que, dès lors qu'elle présente un caractère général, l'interdiction du "cold calling" ne prend pas en considération le comportement des entreprises individuelles et impose par conséquent sans nécessité une charge aux entreprises qui n'ont jamais suscité de plaintes de consommateurs.
53 Cet argument doit également être rejeté. Limiter l'interdiction du "cold calling" à certaines entreprises en raison de leur comportement passé pourrait ne pas suffire pour atteindre l'objectif de restaurer et de préserver la confiance des investisseurs dans le marché national des valeurs mobilières en général.
54 En tout état de cause, la réglementation en cause a une portée limitée. D'abord, elle interdit seulement de prendre contact avec des clients potentiels par téléphone ou en personne sans leur consentement préalable écrit, les autres techniques de prise de contact restant autorisées. Ensuite, cette mesure affecte les relations avec des clients potentiels, mais non avec les clients existants qui gardent la possibilité de donner leur consentement écrit à de nouvelles communications. Enfin, l'interdiction des appels téléphoniques non sollicités est limitée au marché sur lequel ont été constatés des abus, en l'occurrence, celui des contrats à terme des marchandises.
55 Au vu des considérations qui précèdent, il n'apparaît pas que l'interdiction du "cold calling" soit disproportionnée par rapport à l'objectif qu'elle poursuit.
56 Il y a donc lieu de répondre à la troisième question que l'article 59 du traité ne s'oppose pas à une réglementation nationale qui, afin de protéger la confiance des investisseurs dans les marchés financiers nationaux, interdit la pratique consistant à adresser des appels téléphoniques non sollicités à des clients potentiels résidant dans d'autres États membres en vue de leur proposer des services liés à l'investissement dans les contrats à terme de marchandises.
Sur les dépens
57 Les frais exposés par les gouvernements belge, néerlandais, hellénique et du Royaume-Uni, ainsi que par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
statuant sur les questions à elle soumises par le College van Beroep voor het Bedrijfsleven, par ordonnance du 28 avril 1993, dit pour droit:
1) L'article 59 du traité CEE doit être interprété en ce sens qu'il concerne les services qu'un prestataire offre par téléphone à des destinataires potentiels établis dans d'autres États membres et qu'il fournit sans se déplacer à partir de l'État membre dans lequel il est établi.
2) La réglementation d'un État membre qui interdit aux prestataires de services établis sur son territoire d'adresser des appels téléphoniques non sollicités à des clients potentiels établis dans d'autres États membres en vue de proposer leurs services constitue une restriction à la libre prestation des services au sens de l'article 59 du traité.
3) L'article 59 du traité ne s'oppose pas à une réglementation nationale qui, afin de protéger la confiance des investisseurs dans les marchés financiers nationaux, interdit la pratique consistant à adresser des appels téléphoniques non sollicités à des clients potentiels résidant dans d'autres États membres en vue de leur proposer des services liés à l'investissement dans les contrats à terme de marchandises.