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Décisions

CJCE, 4 octobre 1991, n° C-367/89

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Défendeur :

Aimé Richardt et Les Accessoires Scientifiques SNC

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. O'Higgins

Présidents de chambre :

MM. Moitinho de Almeida, Díez de Velasco

Avocat général :

M. Jacobs

Juges :

MM. Kakouris, Schockweiler, Grévisse, Zuleeg

Avocats :

Me Bermes, Arendt, Abensour-Gibert

CJCE n° C-367/89

4 octobre 1991

LA COUR,

1 Par arrêt du 30 novembre 1989, parvenu à la Cour le 6 décembre 1989, la Cour de Cassation de Luxembourg a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, une question préjudicielle relative à l'interprétation du règlement (CEE) n° 222-77 du Conseil, du 13 décembre 1976, relatif au transit communautaire (JO 1977, L 38, p. 1), en vue d'être en mesure d'apprécier la compatibilité avec le droit communautaire des restrictions que la réglementation luxembourgeoise impose quant au transit de marchandises de nature stratégique.

2 Cette question a été soulevée dans le cadre d'une procédure pénale poursuivie contre M. Aimé Richardt et quatre autres personnes, par le ministre des Finances du grand-duché de Luxembourg et le directeur des douanes, pour une tentative de transit irrégulier de marchandises en violation du règlement grand-ducal, du 17 août 1963, soumettant à licence le transit de certaines marchandises (Mémorial A, n 47, du 17 août 1963, p. 764). Les dispositions combinées des articles 1er et 2 de ce règlement subordonnent à la production d'une licence le transit des marchandises reprises à la liste I, qui y est annexée, et qui proviennent, entre autres pays, des États-Unis d'Amérique ou de la République française et sont déclarées en transit à destination notamment de l'Union soviétique.

3 M. Richardt, président-directeur général de la société "Les accessoires scientifiques" (ci-après "LAS "), établie en France, s'est engagé à livrer à une centrale d'achats soviétique, dénommée Technoprominport et établie à Moscou, une unité de production de circuits de mémoires à bulles comprenant, entre autres, un usineur Veeco Microetch de dix pouces qui, importé des États-Unis en France, a été mis en libre pratique dans la Communauté.

4 M. Richardt a accompli en France les formalités nécessaires à l'exportation de ces marchandises par avion à destination de Moscou. Les marchandises n'ayant pu, en raison de l'annulation d'un vol de la compagnie Aéroflot, être embarquées à bord de l'avion prévu à cet effet à Roissy, elles ont été acheminées à l'initiative de la compagnie Air France, par camion, à l'aéroport du grand-duché de Luxembourg et présentées, en transit, aux douanes luxembourgeoises le 21 mai 1985, en vue de leur sortie du territoire du Grand-Duché, à destination de Moscou. Les marchandises étaient accompagnées, semble-t-il par erreur, mais sans que cela soit contesté ni par les autorités françaises ni par les autorités luxembourgeoises, du document T1 prévu par le règlement n° 222-77, précité, pour les marchandises qui ne se trouvent pas en libre pratique dans la Communauté.

5 Le contrôle douanier effectué à l'aéroport de Luxembourg a abouti à la saisie, entre autres marchandises, de l'usineur qui, selon les autorités luxembourgeoises était accompagné de déclarations inexactes afin de dissimuler sa nature stratégique et de permettre son transit vers l'URSS en violation de la réglementation luxembourgeoise qui exige, dans de tels cas, une licence spéciale de transit. M. Richardt et quatre autres personnes ont ainsi été inculpés de tentative de transit irrégulier de marchandises soumises à licence.

6 En première instance, le tribunal correctionnel a relaxé M. Richardt et ses coinculpés, mais ordonné la confiscation de l'usineur.

7 Sur appel de LAS et de M. Richardt contre la partie du dispositif ordonnant la confiscation de l'usineur, la Cour d'appel de Luxembourg a jugé qu'il n'y avait pas lieu à confiscation de celui-ci, aux motifs que l'exemplaire du document T1 qui l'accompagnait devait être considéré comme un certificat valable d'autorisation de transit délivré par la France et dispensant l'intéressé de la production d'une licence délivrée par les autorités du grand-duché de Luxembourg. Dans ces conditions, le transit aurait eu lieu, selon la Cour d'appel, en conformité avec la loi.

8 Dans leur pourvoi en cassation, le ministre des Finances du grand-duché de Luxembourg et le directeur des douanes ont reproché à la Cour d'appel d'avoir, dans son arrêt, attribué au document T1 une portée trop générale et ont, en substance, soutenu que l'article 10 du règlement n° 222-77, précité, ne visait que les marchandises qualifiées de banales, alors que le transit des marchandises de nature stratégique pouvait faire l'objet, entre autres mesures, d'une autorisation justifiée par des impératifs de sécurité extérieure.

9 Considérant que l'issue du litige dépendait de l'interprétation du règlement n° 222-77, précité, la Cour de cassation de Luxembourg a, par arrêt du 30 novembre 1989, décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :

"Le règlement (CEE) n° 222-77 est-il à interpréter en ce sens que le document T1 y prévu doit être reconnu obligatoirement et sans restriction comme constituant une autorisation de transit valable sur le territoire de tout État membre de la Communauté économique européenne, quelle que soit la nature de la marchandise transportée, fût-elle même dangereuse pour la sécurité extérieure de l'État, ou, au contraire, laisse-t-il à un État membre la possibilité de refuser de reconnaître le document T1 comme valant autorisation de transit, lorsque la législation nationale de cet État considère la marchandise transportée comme un matériel stratégique et qu'elle assujettit, pour des raisons de sécurité extérieure, le transit par son territoire à l'obtention d'une autorisation spéciale?"

10 Pour un plus ample exposé des faits de l'affaire au principal, des dispositions communautaires et nationales en cause, du déroulement de la procédure ainsi que des observations écrites présentées à la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-après que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.

11 Il convient de préciser d'emblée qu'au moment de sa saisie la marchandise en cause n'était pas importée au grand-duché de Luxembourg, mais s'y trouvait uniquement en vue de son acheminement vers un pays tiers, c'est-à-dire en transit. Dans la présente affaire, le rôle du bureau des douanes du grand-duché de Luxembourg correspondait dès lors à celui d'un "bureau de passage", au sens de l'article 11, sous d), deuxième tiret, du règlement n° 222-77, précité. Il s'ensuit que l'exportation envisagée doit être considérée comme effectuée à partir non pas du grand-duché de Luxembourg, mais de l'État membre du départ initial, à savoir la République française où les formalités d'exportation semblent d'ailleurs avoir été accomplies, conformément au règlement (CEE) n° 2102-77, du Conseil, du 20 septembre 1977, relatif à la mise en place d'un formulaire communautaire de déclaration d'exportation (JO L 246, p. 1). Par conséquent, le règlement (CEE) n° 2603-69 du Conseil, du 20 décembre 1969, portant établissement d'un régime commun applicable aux exportations (JO L 324, p. 25), modifié en dernier lieu par le règlement (CEE) n° 1934-82 (JO L 211, p. 1), n'est pas applicable en l'espèce au principal et les seules dispositions pertinentes sont contenues dans le règlement n° 222-77, précité, qui fait, par ailleurs, l'objet de la question préjudicielle.

12 Le grand-duché de Luxembourg, le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord, la République française, le royaume de Belgique et la Commission considèrent que le règlement n° 222-77 ne s'oppose pas à ce qu'un État membre puisse exiger, outre le document de transit accompagnant la marchandise, une autorisation spéciale lorsque cette autorisation, justifiée par des raisons de sécurité extérieure, concerne des marchandises qualifiées de matériel stratégique.

13 En revanche, M. Richardt et LAS estiment que l'exigence d'une licence, telle que prévue par la réglementation luxembourgeoise, se cumulant avec le document de transit T1 accompagnant les marchandises en cause serait contraire au traité CEE et au règlement n° 222-77, précité, parce que, en vertu de l'article 37 de ce règlement, le document T1 serait une autorisation de transit qui devrait produire, dans tous les États membres, des effets juridiques identiques à ceux qui sont attachés à un certificat de transit et cela indépendamment de la nature stratégique ou non de la marchandise.

14 Eu égard à ces points de vue opposés, il y a lieu de rappeler tout d'abord que, comme la Cour l'a dit dans l'arrêt du 16 mars 1983, SIOT, point 16 (266-81, Rec. p. 731), il faut reconnaître, comme conséquence de l'Union douanière et dans l'intérêt réciproque des États membres, l'existence d'un principe général de liberté du transit des marchandises à l'intérieur de la Communauté. Ce principe est d'ailleurs confirmé par la mention du "transit" dans l'article 36 du traité.

15 Il convient de rappeler ensuite que le règlement n° 222-77 a pour objectif, ainsi que la Cour l'a dit dans l'arrêt du 7 mars 1990, Trend-Moden Textilhandel, point 16 (C-117-88, Rec. p. I-631), de faciliter le transport des marchandises à l'intérieur de la Communauté au moyen de l'allègement et de l'unification des formalités à accomplir lors du franchissement des frontières intérieures.

16 Il convient de relever enfin que, selon le dixième considérant du règlement n° 222-77, le régime du transit communautaire s'applique, en principe, à tous les mouvements de marchandises à l'intérieur de la Communauté. Ce régime couvre donc toutes les marchandises, indépendamment de leur éventuelle nature stratégique.

17 Il y a lieu de préciser, toutefois, que cette circonstance n'interdit pas aux États membres de contrôler les marchandises en transit, en application des dispositions du traité. L'article 10 du règlement n° 222-77, précité, dispose que sont applicables les interdictions ou restrictions d'importation, d'exportation ou de transit édictées par les États membres pour autant qu'elles soient compatibles avec les trois traités instituant les Communautés européennes.

18 Il y a donc lieu d'examiner si les règles du traité, en particulier son article 36, s'opposent à l'exigence d'une autorisation spéciale et aux conséquences, telles les mesures de confiscation, attachées à l'inobservation de cette exigence.

19 A cet égard, il convient de rappeler que, selon une jurisprudence constante, l'article 36 du traité n'a pas pour objet de réserver certaines matières à la compétence exclusive des États membres, mais admet seulement que les législations nationales fassent exception au principe de la libre circulation des marchandises dans la mesure où cela est et demeure justifié pour atteindre les objectifs visés à cet article. (voir notamment arrêt du 10 juillet 1984, Campus Oil, point 32, 72-83, Rec. p. 2727).

20 Ainsi que la Cour l'a constaté à diverses reprises (voir arrêt Campus Oil, précité, point 37, relatif aux restrictions à l'importation), l'article 36, en tant qu'exception à un principe fondamental du traité, doit être interprété de façon à ne pas étendre ses effets au-delà de ce qui est nécessaire pour la protection des intérêts qu'il vise à garantir. Des mesures prises sur la base de l'article 36 ne peuvent donc être justifiées que si elles sont de nature à répondre à l'intérêt protégé par cet article et si elles ne portent pas atteinte plus qu'il n'est indispensable aux échanges intracommunautaires.

21 Eu égard à cette jurisprudence, il y a lieu d'observer qu'un État membre ne peut recourir à l'article 36 pour justifier une mesure de restriction de transit que si aucune autre mesure, moins restrictive du point de vue de la libre circulation des marchandises, ne permet d'atteindre le même objectif.

22 A cet égard, il y a lieu de constater avec la Commission et les États membres, qui ont déposé des observations devant la Cour, que la notion de sécurité publique, au sens de l'article 36 du traité, couvre tout à la fois la sécurité intérieure d'un État membre et sa sécurité extérieure. Or, il est constant que les importations, les exportations et le transit des marchandises susceptibles d'être utilisées à des fins stratégiques peuvent affecter la sécurité publique d'un État membre que celui-ci est dès lors en droit de protéger au titre de l'article 36 du traité.

23 Il s'ensuit que les États membres, en vue de contrôler les marchandises qualifiées de matériel stratégique, ont la possibilité de soumettre, en vertu de l'article 36 du traité, leur transit à une autorisation spéciale.

24 S'agissant des sanctions prévues en cas d'inobservation de l'obligation d'obtenir une telle autorisation, il convient de relever, comme l'ont observé la Commission, LAS et M. Richardt, qu'une mesure de saisie ou de confiscation peut être considérée comme disproportionnée par rapport au but poursuivi et donc incompatible avec l'article 36 du traité, dans la mesure où le refoulement de la marchandise vers l'État membre de sa provenance pourrait être suffisant.

25 Il appartient, toutefois, à la juridiction nationale d'apprécier si le régime instauré respecte le principe de proportionnalité en tenant compte de tous les éléments de chaque affaire, telle la nature de la marchandise susceptible de mettre en péril la sécurité de l'État, les circonstances dans lesquelles l'infraction a été commise et la bonne ou mauvaise foi de l'opérateur qui entendait procéder au transit et disposait à cette fin de documents délivrés par un autre État membre.

26 Il résulte des considérations qui précèdent qu'il y a lieu de répondre à la question posée par la juridiction nationale que le règlement n° 222-77 doit être interprété en ce sens qu'il ne s'oppose pas à une réglementation d'un État membre qui exige, pour des raisons de sécurité extérieure, l'obtention d'une autorisation spéciale pour le transit par son territoire des marchandises qualifiées de matériel stratégique, indépendamment du document de transit communautaire délivré par un autre État membre. Toutefois, les mesures prises par l'État membre comme conséquence de l'inobservation de cette exigence ne doivent pas être disproportionnées par rapport au but poursuivi.

Sur les dépens

27 Les frais exposés par les Gouvernements belge, français, luxembourgeois et du Royaume-Uni ainsi que par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR,

Statuant sur la question à elle soumise par la Cour de cassation du grand-duché de Luxembourg, par arrêt du 30 novembre 1989, dit pour droit :

Le règlement (CEE) n° 222-77 du Conseil, du 13 décembre 1976, relatif au transit communautaire doit être interprété en ce sens qu'il ne s'oppose pas à une réglementation d'un État membre qui exige, pour des raisons de sécurité extérieure, l'obtention d'une autorisation spéciale pour le transit par son territoire des marchandises qualifiées de matériel stratégique, indépendamment du document de transit communautaire délivré par un autre État membre. Toutefois, les mesures prises par l'État membre comme conséquence de l'inobservation de cette exigence ne doivent pas être disproportionnées par rapport au but poursuivi.