CJCE, 27 février 1980, n° 168-78
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Commission des Communautés européennes
Défendeur :
République française
LA COUR,
1. Par requête du 7 août 1978, la Commission a introduit, en vertu de l'article 169 du traité CEE, un recours visant à faire constater que la République française, en appliquant une taxation différentielle en matière d'imposition de certaines eaux-de-vie, a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 95.
2. Simultanément, la Commission a saisi la Cour de recours dirigés contre le Royaume de Danemark et contre la République italienne, portant sur des problèmes de même nature. Les requêtes comportent, dans les trois cas, certaines considérations générales dont il résulte que les recours font partie d'une action d'ensemble visant à assurer le respect, par les états concernés, des engagements que leur impose le traité en la matière. Il apparaît, dès lors, indiqué de tirer au clair, préalablement, certaines questions de principe, communes aux trois affaires, en ce qui concerne l'interprétation de l'article 95 au regard des particularités du marché des eaux-de-vie.
Sur l'interprétation de l'article 95
3. Aux termes de l'article 95, alinéa 1, " aucun Etat membre ne frappe directement ou indirectement les produits des autres Etats membres d'impositions intérieures, de quelque nature qu'elles soient, supérieures à celles qui frappent directement ou indirectement les produits nationaux similaires. " Il est ajouté, à l'alinéa 2, qu' " en outre, aucun Etat membre ne frappe les produits des autres Etats membres d'impositions intérieures de nature à protéger indirectement d'autres productions ".
4. Dans le système du traité, les dispositions citées constituent un complément des dispositions relatives à la suppression des droits de douane et des taxes d'effet équivalent. Elles ont pour but d'assurer la libre circulation des marchandises entre les Etats membres dans des conditions normales de concurrence, par l'élimination de toute forme de protection pouvant résulter de l'application d'impositions intérieures discriminatoires à l'égard de produits originaires d'autres Etats membres. Ainsi que la Commission l'a exposé avec raison, l'article 95 doit garantir la parfaite neutralité des impositions intérieures au regard de la concurrence entre produits nationaux et produits importés.
5. La règle de base en la matière est constituée par l'alinéa 1 de l'article 95, qui est fondé sur une comparaison des charges fiscales incombant aux produits nationaux et aux produits importés pouvant être qualifiés de " similaires ".
Cette disposition, ainsi que la Cour a eu l'occasion de le souligner dans son arrêt Hansen & Balle, du 10 octobre 1978 (aff. 148-77, Recueil 1978, p. 1787), doit recevoir une interprétation large, de manière à permettre d'appréhender tous les procédés fiscaux qui porteraient atteinte à l'égalité de traitement entre les produits nationaux et les produits importés ; il convient donc d'interpréter de manière suffisamment souple la notion de " produits similaires ". La Cour a précisé dans l'arrêt Rewe, du 17 février 1976 (aff. 45-75, Recueil 1976, p. 181), qu'il y a lieu de considérer comme similaires des produits qui " présentent au regard des consommateurs de propriétés analogues ou répondent aux mêmes besoins ". C ' est dès lors en fonction d'un critère non d'identité rigoureuse, mais d'analogie et de comparabilité dans l'utilisation qu'il convient de déterminer le champ d'application du premier alinéa de l'article 95.
6. L' alinéa 2 de l'article 95 a pour fonction d'appréhender en outre toute forme de protectionnisme fiscal indirect dans le cas de produits qui, sans être similaires au sens de l'alinéa 1, se trouvent néanmoins, avec certaines productions du pays d'importation, dans un rapport de concurrence même partielle, indirecte ou potentielle. La Cour a déjà mis en évidence certains aspects de cette disposition dans son arrêt Fink-frucht, du 4 avril 1968 (aff. 27-67, Recueil 1968, p. 327), ou il est indiqué qu'il suffit, pour l'application du deuxième alinéa de l'article 95, que le produit importé se trouve en concurrence avec la production nationale protégée en raison d'une ou de plusieurs utilisations économiques, même à défaut de remplir pleinement la condition de similitude exigée par l'article 95, alinéa 1.
7. Alors que le critère d'appréciation indiqué par l'alinéa 1 consiste dans la comparaison des charges fiscales, que ce soit en fonction du taux, des conditions d'assiette ou d'autres modalités d'application, l'alinéa 2, compte tenu de la difficulté d'établir des comparaisons suffisamment précises entre les produits en cause, s'attache à un critère plus global, à savoir le caractère protecteur d'un système d'impositions intérieures.
8. L' application en l'espèce du critère de similitude, qui détermine le champ d'application de l'interdiction de l'article 95, alinéa 1, a donne lieu a des divergences d'appréciation entre parties. Selon la Commission, toutes les eaux-de-vie, quelles que soient les matières premières utilisées pour leur fabrication, présentent des propriétés analogues et satisfont essentiellement aux mêmes exigences des consommateurs. Dès lors, quelles que soient les caractéristiques spécifiques des divers produits entrant dans cette catégorie et quelles que soient les habitudes de consommation dans les différentes régions de la communauté, les eaux-de-vie en tant que produits finis représenteraient, au regard du consommateur, un marché unique et global. Il est à noter que cette conception se traduit dans les propositions que la Commission a soumises au conseil en vue de l'établissement d'une organisation commune du marché de l'alcool, fondée sur l'application d'un taux d'imposition unique pour tous les produits en cause, en fonction de leur teneur en alcool pur.
9. Cette conception est contestée par les gouvernements des trois Etats membres défendeurs. A leur avis, il est possible de discerner, parmi les eaux-de-vie, différentes catégories de produits qui se distinguent en fonction soit des matières premières utilisées, soit de leurs caractéristiques typiques, soit des habitudes de consommation observées dans les différents Etats membres.
10. A ce sujet, la Commission fait toutefois observer que l'appréciation des caractéristiques des différentes boissons alcooliques, de même que les habitudes de consommation, sont variables dans l'espace et dans le temps et que de tels éléments ne sauraient fournir des critères d'appréciation valables dans la perspective de la communauté, prise dans son ensemble. Elle attire au surplus l'attention sur le danger de cristalliser de telles habitudes à la faveur de classifications fiscales établies par les états.
11. Ces thèses appellent de la part de la Cour la prise de position suivante. L ' application des dispositions de l'article 95 aux situations nationales particulières qui font l'objet des recours introduits par la Commission doit être envisagée dans la perspective de l'état général du marché des boissons alcooliques dans la communauté. A ce sujet, il convient de tenir compte de trois ordres de considérations :
A) on ne saurait, tout d'abord, perdre de vue le fait que tous les produits en cause, quelles que soient par ailleurs leurs caractéristiques particulières, présentent des traits génériques communs. Tous sont issus du procédé de la distillation ; tous comportent, comme élément caractéristique principal, la présence d'alcool apte à la consommation humaine à un degré relativement élevé de concentration. Il en résulte qu'à l'intérieur du groupe plus large des boissons alcooliques, les eaux-de-vie forment un ensemble identifiable, uni par des caractéristiques communes ;
B) nonobstant ces traits communs, il est possible de distinguer, à l'intérieur de cet ensemble, des produits qui présentent des caractéristiques propres plus ou moins prononcées. Celles-ci dérivent soit des matières premières utilisées (sous ce rapport on peut distinguer notamment les alcools de vin, de fruits, de céréales et de canne), soit des procédés de fabrication, soit encore des substances aromatiques surajoutées. Ces caractéristiques propres permettent effectivement de définir des variétés typiques d'eaux-de-vie, au point que certaines d'entre elles sont même protégées par des appellations d'origine ;
C) en même temps, on ne peut cependant pas perdre de vue la présence, parmi les eaux-de- vie, à côté de produits bien définis et servant à des usages relativement précis, d'autres produits aux caractéristiques moins profilées et aux usages plus diffus. Il s'agit, d'une part, des nombreux produits dérivés d'alcools dits " neutres ", c'est-à-dire d'alcools de toutes origines, y compris les alcools de mélasse et de pommes de terre ; ces produits ne doivent leur individualité qu'à des additifs aromatiques au goût plus ou moins prononcé. D' autre part, il convient d'attirer l'attention sur la présence, parmi les eaux-de-vie, de produits susceptibles d'être consommés sous des formes très diverses, soit à l'état pur, soit allongés, soit encore sous forme de mélanges. Ces produits peuvent des lors entrer en compétition avec une gamme plus ou moins large d'autres produits alcooliques à usage plus limité. Or, les trois procédures dont la Cour se trouve saisie sont caractérisées par le fait que, dans chacune, interviennent, a côté d'eaux-de-vie bien caractérisées, un ou plusieurs produits à large éventail d'utilisation.
12. Une double conclusion résulte de cette analyse du marché des eaux-de-vie. Premièrement, il existe, parmi les eaux-de-vie, considérées comme un ensemble global, un nombre indéterminé de boissons qui doivent être qualifiées de " produits similaires " au sens de l'article 95, alinéa 1, bien qu'il puisse être difficile d'en décider dans des cas particuliers, compte tenu de la nature des facteurs impliqués par des critères de distinction tels que le goût et les habitudes de consommation. Deuxièmement, même là ou il ne serait pas possible de reconnaître un degré suffisant de similitude entre les produits concernés, il existe néanmoins entre toutes les eaux-de-vie des traits communs suffisamment accusés pour admettre l'existence, dans tous les cas, d'un rapport de concurrence à tout le moins partiel ou potentiel. Il en résulte que l'application de l'article 95, alinéa 2, peut entrer en ligne de compte dans les cas ou le rapport de similitude entre des variétés spécifiques d'eaux-de-vie resterait douteux ou contesté.
13. Il apparaît de ce qui précède que l'article 95, pris globalement, peut jouer indistinctement pour tous les produits concernés. Il suffit dès lors d'examiner si l'application d'un système fiscal national déterminé est de nature discriminatoire ou, le cas échéant, protecteur, c'est-à-dire s'il existe une différence du taux ou des modalités d'imposition, et si cette différence est susceptible de favoriser une production nationale déterminée. C' est dans ce cadre qu'il conviendra d'examiner, pour chacun des recours présentés par la Commission, les rapports économiques entre les produits concernés et les caractéristiques des systèmes fiscaux faisant l'objet des litiges.
14. Dans les différentes procédures, les parties ont invoqué, en ce qui concerne la distinction entre plusieurs catégories de produits alcooliques, certaines affirmations de la Cour dans l'arrêt Hansen & Balle, cité ci-dessus, qui est intervenu à une époque ou les présents recours étaient pendants. Référence a été faite plus particulièrement à un passage de cet arrêt disant " qu'en l'état actuel de son évolution et en l'absence d'une unification ou harmonisation des dispositions pertinentes, le droit communautaire n'interdit pas aux Etats membres d'accorder des avantages fiscaux, sous forme d'exonération ou de réduction de droits, à certains types d'alcools ou à certaines catégories de producteurs " et " que des facilités fiscales de ce genre peuvent servir... Des fins économiques ou sociales légitimes, telles que l'utilisation, par la distillerie, de matières premières déterminées, le maintien de la production d'alcools typiques de haute qualité, ou le maintien de certaines catégories d'exploitation, telles que les distilleries agricoles. "
15. Certains des Gouvernements défendeurs ayant invoqué ces affirmations en vue de justifier leur système d'imposition, la Cour a interrogé la Commission au sujet de la compatibilité, avec le droit communautaire, de la diversification des taux d'imposition appliqués à différentes catégories de boissons alcooliques, et sur ses intentions à cet égard, dans la perspective de l'harmonisation des législations fiscales. La Commission, après avoir réaffirmé sa conception en ce qui concerne la similitude de toutes les eaux-de-vie et son intention de défendre l'introduction, du moins en principe, d'un taux d'imposition unique dans les futurs règlements communautaires, attire l'attention sur le fait que les problèmes liés à l'utilisation de certaines matières premières, au maintien de productions de haute qualité et à la structure économique des entreprises de fabrication, auxquels la Cour a fait référence dans l'arrêt cité, sont susceptibles d'être résolus au moyen d'aides à la production ou de systèmes de compensation entre producteurs, compte tenu de la différence du coût des matières premières utilisées. Elle attire l'attention sur le fait que, d'ores et déjà, cet objectif est réalisé dans le cadre de l'organisation commune du marché viti-vinicole, pour ce qui est des eaux-de-vie dérivées du vin. Selon la Commission, de tels dispositifs pourraient sauvegarder les chances, sur le marché, de certains produits défavorisés par les coûts de production, sans qu'il soit nécessaire de prendre recours à cet effet au procédé de la variation des taux d'imposition.
16. En présence de ces prises de position, la Cour fait remarquer que, si elle a reconnu dans l'arrêt Hansen & Balle - compte tenu de l'état d'évolution du droit communautaire - la légitimité de certaines exonérations ou de certains allègements fiscaux, c'est à la condition, pour les Etats membres qui font usage de ces possibilités, d'en étendre le bénéfice de manière non discriminatoire aux produits importés se trouvant dans le mêmes conditions. Il est à souligner que la légitimité de ces pratiques a été reconnue notamment en vue de permettre le maintien de productions ou d'entreprises qui, sans ces faveurs fiscales particulières, ne seraient plus rentables en raison de l'élévation des coûts de production. Par contre, les considérations exprimées dans l'arrêt cité ne sauraient être comprises comme pouvant légitimer des différenciations fiscales de caractère discriminatoire ou protecteur.
Sur l'objet et le cadre du litige particulier
17. Les termes dans lesquels la Commission a introduit son recours contre la République française appellent certaines observations préliminaires en ce qui concerne l'objet du litige. Alors que, selon les conclusions de la requête, la Commission demande à la Cour de déclarer que la République française aurait manqué à l'article 95 du traité CEE " en appliquant un régime de taxation différentielle en matière d'eaux-de-vie ", il apparaît de la teneur même de la requête et des développements ultérieurs de l'affaire que le recours ne concerne, en réalité, que certains éléments de la législation française en la matière, à savoir l'imposition différentielle, d'une part, des genièvres et des autres boissons alcooliques provenant de la distillation des céréales et, d'autre part, des eaux-de-vie de vin et de fruits. Plus concrètement, la Commission se réfère surtout à la différence d'imposition de deux produits typiques et bien connus, le Whisky et le Cognac.
18. Le Gouvernement français a contesté cette manière de poser le problème, alors que les catégories d'imposition retenues par la Commission ne correspondraient ni a la terminologie de la législation, ni a la pratique fiscale françaises.
19. Cette objection préliminaire du Gouvernement français est justifiée. Il importe, dès lors, de rappeler la teneur des dispositions mises en cause par le recours de la Commission, à savoir les articles 403 et 406 du Code général des impôts, en vue de déterminer l'objet du litige en des termes adaptes à l'état de la législation française. Cette législation étant soumise à des modifications annuelles par l'effet des lois de finance successives, elle est citée ci-après dans l'état où elle se trouvait à la date de l'audience de la Cour.
20. Aux termes de l'article 403 du Code général des impôts, tous les alcools supportent un " droit de consommation ", dont le tarif est fixé par hectolitre d'alcool pur. Les montants sont déterminés par le même article, d'abord pour certains produits nommément désignés (dont aucun n'est en cause dans la présente procédure), ensuite pour " tous les autres produits ". Le taux fixé pour cette catégorie globale est de 4 270 francs/hl.
21. Selon l'article 406 du même Code, certains produits alcooliques sont soumis en outre à un " droit de fabrication ", dont le tarif par hectolitre d'alcool pur est fixé aux montants suivants :
- à 2 110 francs " pour les boissons alcooliques provenant de la distillation des céréales et les spiritueux vendus sous la même dénomination que ces boissons, à l'exception des genièvres " et
- à 710 francs " pour toutes les autres boissons à base d'alcool susceptibles d'être consommées comme apéritif ainsi que pour les apéritifs à base de vin, le Vermouth, les vins de liqueur et assimilés ne bénéficiant pas d'une appellation d'origine contrôlée, les vins doux naturels soumis au régime fiscal de l'alcool et les genièvres ".
22. Il résulte de ce qui précède que, si toutes les eaux-de-vie, y compris les eaux-de-vie de vin et de fruits sont soumises uniformément au même " droit de consommation ", le genièvre et les autres eaux-de-vie de céréales sont frappés, en sus, du " droit de fabrication ".
23. Il apparaît ainsi que le recours de la Commission ne concerne que trois types de produits qui, pour être à la fois importants et représentatifs, sont loin d'épuiser toute la gamme des produits alcooliques visés par le Code des impôts. En particulier, ainsi que le Gouvernement français l'a fait remarquer, le recours n'englobe pas les " spiritueux anisés ", dont le traitement fiscal est assimilé à celui des boissons alcooliques provenant de la distillation des céréales, ni la catégorie des " apéritifs ", soumis au même régime que les genièvres.
24. Bien qu'il eut pu paraître plus adéquat d'examiner dans son ensemble le régime d'imposition des boissons alcooliques en France, afin notamment de pouvoir apprécier dans une vue globale la question de la similitude des différents produits, on ne saurait cependant contester l'objectivité de la présentation que la Commission à faite des éléments du litige en ce qui concerne le traitement fiscal appliqué aux trois catégories de produits qu'elle a choisi de retenir, a savoir, les eaux-de-vie de céréales, le genièvre et les eaux-de-vie de vin et de fruits.
25. Il en résulte que toutes les boissons alcooliques envisagées par la Commission sont frappées uniformément d'un même droit de consommation, mais que les genièvres et les autres boissons alcooliques provenant de la distillation des céréales supportent, en outre, un droit de fabrication qui n'est pas applicable aux eaux-de-vie dérivées du vin et des fruits. Il est également incontesté qu'il n'existe aucune production significative de genièvre et d'autres eaux-de-vie de céréales en France. La Commission considère, dans ces conditions, que le régime d'imposition est contraire aux dispositions de l'article 95 en ce qu'il favorise, du point de vue fiscal, certaines eaux-de-vie produites en France, alors que des produits, similaires ou concurrents, importés d'autres Etats membres sont frappés d'une taxation supplémentaire.
26. Le Gouvernement français développe deux ordres d'arguments pour la défense du système fiscal critique :
- en première ligne, il conteste la similitude, au sens de l'article 95, alinéa 1, des produits visés par le recours ;
- au surplus, il conteste l'existence, entre ces produits, d'un rapport de concurrence suffisamment caractérisé pour justifier l'application de l'article 95, alinéa 2.
27. De l'avis du Gouvernement français, les classifications établies par la législation et la pratique fiscale françaises seraient donc justifiées au regard du traité et la fixation de taux d'imposition différentiels pour les différentes catégories ne saurait être critiquée au regard des exigences découlant de l'article 95.
Sur l'application du régime fiscal conteste
28. Conformément à la position ci-dessus rappelée, la Commission estime que toutes les eaux- de-vie en cause sont des produits " similaires " au sens de l'article 95, alinéa 1. Les modalités de taxation appliquées en vertu de la législation fiscale française seraient donc incompatibles avec la règle de non-discrimination du premier alinéa de l'article 95. La Commission croit trouver un appui pour sa thèse dans la classification douanière des produits en question, qui sont tous réunis, au titre de " boissons spiritueuses ", dans la sous-position 22-09 C du tarif douanier commun et englobés dans une définition commune par la note explicative afférente de la nomenclature de Bruxelles. Celle-ci désigne en effet comme " eaux-de-vie " les produits obtenus " par distillation de liquides fermentés naturels tels que le vin, le cidre, etc., ou bien de fruits, de marcs, de grains et d'autres produits végétaux similaires préalablement fermentés ". La Commission rappelle au surplus les expressions par lesquelles la Cour de justice, dans son arrêt Rewe, cité ci-dessus, a défini la notion de similitude.
29. Sous l'angle de vue de l'article 95, alinéa 2, la Commission fait remarquer que le système fiscal français est aménagé de manière à désavantager les eaux-de-vie de céréales qui sont, presque exclusivement, importées d'autres Etats membres, alors que la production nationale de la même marchandise est insignifiante. Par contre, le principal produit national, à savoir les eaux-de-vie dérivées du vin et des fruits sont favorisées en ce qu'elles ne sont pas soumises au paiement du " droit de fabrication ". Il apparaîtrait ainsi que ce système fiscal, même si la similitude entre, d'une part, les eaux-de-vie de vin et de fruits et, d'autre part, les eaux-de-vie de céréales devait être niée, serait de nature à assurer indirectement un avantage concurrentiel à la production nationale.
30. Le Gouvernement français, pour sa part, expose qu'en l'absence d'une définition de la notion de similitude dans le traité et en attendant une harmonisation au niveau communautaire, la compétence pour établir une classification fiscale appartient aux autorités nationales, sous réserve, bien entendu, de respecter les obligations découlant de l'article 95. Il estime que les effets de la classification établie par la législation fiscale française sont compatibles avec ces exigences.
31. En ce qui concerne les indications pouvant être tirées du tarif douanier commun, le Gouvernement français attire l'attention sur le fait que la position tarifaire 22-09 C comporte à son tour des subdivisions qui ont pour effet de faire un sort différent, d'une part, à des produits tels que le Gin ou le Whisky et, d'autre part, aux " autres " boissons spiritueuses, dont les eaux-de-vie de vin et de fruits. La classification établie par le tarif douanier commun viendrait donc plutôt à l'appui de l'opinion que les eaux-de-vie ne constituent pas toutes des produits similaires.
32. Quant aux critères pouvant servir à la classification des produits, le Gouvernement français estime que c'est la " flaveur " du distillat - c'est-à-dire un ensemble de qualités organoleptiques dans lesquelles se conjuguent la saveur, l'arôme et l'odeur - qui, du point de vue de la satisfaction des besoins du consommateur, forme la base de classification entre produits qui ne sont ni similaires, ni même substituables ou concurrents au sens de l'article 95. La pertinence de ce critère aurait été expressément reconnue dans l'arrêt Hauptzollamt Bielefeld/Konig, du 29 mai 1974 (aff. 185-73, Recueil 1974, p. 607), dans lequel, pour différencier, dans le tarif douanier commun, la sous-position 22-09 A (alcool éthylique) par rapport a la sous-position 22-09 C V (autres boissons spiritueuses), la Cour s'est référée à la présence, dans les boissons spiritueuses, " de principes aromatiques ou de propriétés gustatives typiques ".
33. Plus particulièrement, le Gouvernement défendeur expose que la législation fiscale française serait fondée sur la distinction entre, d'une part, les boissons " digestives ", c'est-à- dire celles qui sont consommées à l'issue des repas et qui comprennent notamment les eaux- de-vie de vin et de fruits, comme le Cognac, l'Armagnac et le Calvados, et, d'autre part, les boissons " apéritives ", absorbées avant les repas et comprenant surtout des alcools à base de céréales, le plus souvent consommés allongés d'eau, tels que le Whisky, le Gin et les alcools anisés. En ce qui concerne cette dernière catégorie de boissons, le Gouvernement fait ressortir que, bien qu'il s'agisse ici d'un produit typiquement français, celui-ci se trouve soumis au " droit de fabrication " au même titre que les eaux-de-vie dérivées de céréales, de manière que l'on ne saurait parler, à cet égard, d'un traitement discriminatoire. Dans le même contexte, le Gouvernement français attire encore l'attention sur le critère d'identification que constituent, également du point de vue fiscal, les appellations d'origine, dont la Commission n'aurait tenu aucun compte dans la présentation de son recours.
34. Quant à l'application de l'article 95, alinéa 2, le Gouvernement français fait valoir qu'il n'existerait aucun rapport de concurrence entre les produits relevant de l'une et de l'autre des catégories fiscales établies par la législation française, de manière qu'il ne saurait y avoir, en conséquence d'une différence de taxation, un transfert de consommation d'une catégorie d'alcool à l'autre. Le véritable rapport de concurrence existerait entre le Whisky et les apéritifs anisés, qui relèvent effectivement de la même catégorie fiscale. Le régime contesté par la Commission n'aurait d'ailleurs entraîné aucun effet protecteur, ainsi qu'il ressortirait, selon le Gouvernement français, de la statistique comparée de la consommation de Cognac et de Whisky en France, dont il ressort que, si la consommation de Cognac, sur une période allant de 1963 à 1977, n'a que modérément augmenté (de 33 361 hl à 44 745 hl), la consommation de Whisky a connu pendant la même période une augmentation spectaculaire (de 34 104 hl à 117 379 hl).
35. Les arguments tirés par les parties du libellé de la sous-position tarifaire 22-09 C ne sauraient, en l'occurrence, fournir une indication conclusive. Il est vrai que cette sous-position réunit toutes les eaux-de-vie dans une même catégorie générale, sous la désignation de " boissons spiritueuses ". A son tour, elle comporte plusieurs subdivisions (Rhum, Gin, Whisky, Vodka), suivies d'une catégorie résiduelle englobant les " autres " boissons spiritueuses. Ces subdivisions, conçues en vue des échanges extérieurs de la communauté, ne sauraient toutefois constituer une classification adéquate du point de vue de l'application, en l'espèce, de l'article 95 du traité, d'autant plus que le Code général des impôts français repose sur un système de classement entièrement différent de celui du tarif douanier commun. Enfin, on ne saurait tirer argument, non plus, de l'arrêt de la Cour dans l'affaire Hauptzollamt Bielefeld/Konig, étant donné qu'il s'agissait, dans cette affaire, de délimiter globalement les eaux-de-vie, réunies dans la sous-position 22-09 C, de l'alcool éthylique pur, qui relève de la sous-position 22-09 A. Cet arrêt ne fournit dès lors aucune indication en ce qui concerne la portée d'éventuelles classifications à l'intérieur de l'ensemble des eaux-de-vie.
36. La Cour n'estime pas possible, non plus, de retenir comme une classification pertinente la distinction, préconisée par le Gouvernement français, entre boissons " apéritives " et boissons " digestives ". Il est à remarquer que même l'article 406 du Code général des impôts ne classe pas les eaux-de-vie provenant de la distillation de céréales comme " apéritifs ", mais se borne à juxtaposer ces deux types de boissons dans le groupe de produits supportant un même droit de fabrication. En fait, la distinction entre boissons apéritives et digestives ne tient pas compte des multiples circonstances dans lesquelles les produits en question peuvent être consommés, avant, pendant ou après les repas, ou encore sans rapport aucun avec ceux-ci ; il apparaît, au surplus, que, selon les préférences des consommateurs, la même boisson peut être utilisée indistinctement à des fins " apéritives " ou " digestives ". Il n'est donc pas possible de reconnaître, en vue de l'application de l'article 95 du traité, une valeur objective à la distinction qui se trouve à la base de la pratique fiscale française.
37. La même observation s'applique au critère de distinction tiré du goût des différentes eaux- de-vie, en vue de déterminer les propriétés des produits en cause pour l'application de la législation fiscale. Il n'est pas question de nier la réalité et les nuances du goût des divers produits alcooliques ; il convient cependant de retenir que ce critère est trop variable, dans le temps et dans l'espace, pour pouvoir fournir à lui seul une base de distinction suffisamment sure, pour la définition de catégories fiscales susceptibles d'être reconnues dans l'ensemble de la communauté. Il en est de même pour les habitudes de consommation qui, elles aussi, changent de région en région et même selon les milieux sociaux, de manière qu'elles ne sauraient fournir des critères de différenciation adaptés aux fins de l'article 95.
38. Des classifications fondées sur le goût des produits et les habitudes de consommation sont d'autant plus difficiles à établir que se trouvent en cause des produits, tels que le Whisky et les genièvres, qui sont susceptibles d'être consommés, dans les circonstances les plus variées, soit à l'état pur, soit allongés, soit sous forme de mélanges. C' est notamment cette flexibilité dans l'usage qui permet de considérer ces boissons comme étant similaires à un nombre particulièrement élevé d'autres boissons alcooliques, ou comme se trouvant avec celles-ci dans un rapport de concurrence à tout le moins partielle.
39. Ayant considéré tous ces facteurs, la Cour estime qu'il n'est pas nécessaire, pour donner une solution au présent litige, de se prononcer sur la question de savoir si les boissons spiritueuses concernées sont, ou non, en partie ou en totalité, des produits similaires au sens de l'article 95, alinéa 1, alors qu'on ne saurait raisonnablement contester qu'elles se trouvent, sans exception, dans un rapport de concurrence à tout le moins partielle avec les produits nationaux envisagés par le recours et que la nature protectrice du système fiscal français, au sens de l'article 95, alinéa 2, ne saurait être niée.
40. En effet, ainsi qu'il a été indique ci-dessus, les eaux-de-vie de céréales, y compris les genièvres, en tant que produits de la distillation, ont en commun, avec les autres eaux-de-vie, suffisamment de propriétés pour constituer du moins dans certaines circonstances, une alternative de choix pour le consommateur. En raison de leurs qualités, les eaux-de-vie de céréales et les genièvres sont susceptibles d'être consommés dans les circonstances les plus diverses et de concurrencer simultanément les boissons qualifiées comme " apéritives " et comme " digestives " selon la pratique fiscale française, tout en servant, au surplus, à des usages qui n'entrent dans aucune de ces deux catégories.
41. Tels étant les rapports de concurrence et de substitution entre les boissons en cause, la nature protectrice du système fiscal critique par la Commission apparaît clairement. Il est en effet caractérisé par le fait qu'une partie essentielle de la production nationale, à savoir les eaux-de-vie dérivées du vin et des fruits, se retrouve dans la catégorie fiscale la plus favorisée, alors qu'à tout le moins deux types de produits, dont la presque totalité est importée d'autres Etats membres, supportent, sous le nom de " droit de fabrication ", une imposition plus lourde. La circonstance qu'un autre produit national, l'alcool anisé, se trouve défavorisé de la même manière, n'efface pas la nature protectrice du système au regard du traitement fiscal des eaux-de-vie de vin et de fruits, ni l'existence d'un rapport de concurrence au moins partielle entre celles-ci et les produits importés en cause. Quant au fait que le Whisky ait eu pu élargir sa part de marché en dépit du désavantage fiscal qu'il subit, cette circonstance ne prouve pas l'absence d'un effet protecteur.
42. En conclusion de ce qui précède, il y a lieu de constater que le système d'imposition appliqué dans la République française, tel qu'il résulte des dispositions du Code général des impôts, est incompatible avec les exigences de l'article 95 du traité en ce qui concerne la taxation, d'une part, des genièvres et autres boissons alcooliques provenant de la distillation des céréales et, d'autre part, des eaux-de-vie de vin et de fruits.
Sur les dépens
43. Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens.
44. La partie défenderesse ayant succombé en ses moyens, il y a lieu de la condamner aux dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
Déclare et arrête :
1) par l'application d'une taxation différentielle en matière d'eaux-de-vie en ce qui concerne, d'une part, les genièvres et les autres boissons alcooliques provenant de la distillation des céréales et, d'autre part, les eaux-de-vie de vin et de fruits, telle qu'elle résulte des articles 403 et 406 du Code général des impôts, la République française a manqué, en ce qui concerne les produits importés des autres Etats membres, aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 95 du traité CEE.
2) la République française est condamnée aux dépens.