CJCE, 26 février 1991, n° C-154/89
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Commission des Communautés européennes
Défendeur :
République française
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Due
Avocat général :
M. Lenz
Juges :
MM. Kakouris, Schockweiler, Grévisse, Zuleeg, Kapteyn
LA COUR,
1 Par requête déposée au greffe de la Cour le 2 mai 1989, la Commission a introduit, en vertu de l'article 169 du traité CEE, un recours visant à faire constater que, en subordonnant la prestation de services des guides touristiques voyageant avec un groupe de touristes en provenance d'un autre État membre, lorsque cette prestation consiste à guider ces touristes dans les lieux de certains départements et communes, autres que les musées ou monuments historiques susceptibles de n'être visités qu'avec un guide professionnel spécialisé, à la possession d'une carte professionnelle qui suppose l'acquisition d'une qualification déterminée à établir en règle générale par la réussite d'un examen, la République française a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 59 du traité CEE.
2 Les dispositions visées par le présent recours sont contenues aux articles 1er, sous c), et 10 de la loi n° 75-626, du 11 juillet 1975, fixant les conditions d'exercice des activités relatives à l'organisation de voyages ou de séjour (JORF du 13.7.1975, p. 7230) ainsi que dans le décret d'application n° 77-363, du 28 mars 1977 (JORF du 3.4.1977, p. 1890), modifié par le décret n° 83-912, du 13 octobre 1983 (JORF du 15.10.1983, p. 3110).
3 Selon ces dispositions, les guides touristiques, dénommés "guides interprêtes" sont des personnes physiques chargées de guider les touristes français ou étrangers et notamment de diriger des visites commentées sur la voie publique, dans les musées et monuments historiques ainsi que dans les moyens de transport en commun.
4 Le 21 novembre 1986, la Commission a, en application de l'article 169 du traité CEE, adressé au Gouvernement français une lettre de mise en demeure. Selon cette lettre, la France ne s'était pas conformée aux exigences du droit communautaire, en particulier à l'article 59 du traité CEE, en ce qui concerne la prestation de services des guides touristiques voyageant avec un groupe de touristes en provenance d'un autre État membre, lorsque cette prestation est effectuée dans certains départements ou communes. Par lettre du 5 mars 1987, les autorités françaises ont contesté le point de vue de la Commission. Le 2 mai 1988, la Commission a émis un avis motivé dans lequel elle a réitéré son point de vue et invité le Gouvernement français à adopter les mesures nécessaires pour s'y conformer dans un délai de deux mois. N'ayant obtenu aucune réponse, la Commission a introduit le présent recours.
5 Pour un plus ample exposé des faits de l'affaire, du déroulement de la procédure ainsi que des moyens et des arguments des parties, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-dessous que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.
6 A titre liminaire, il y a lieu d'observer que les activités d'un guide touristique originaire d'un État membre autre que la France et qui accompagne les participants à un voyage organisé en France à partir de cet État membre peuvent se présenter sous deux régimes juridiques distincts. Un bureau de tourisme, établi dans un autre État membre, peut faire appel aux guides qu'il emploie lui-même. Dans ce cas de figure, c'est le bureau de tourisme qui rend le service aux touristes par l'intermédiaire de ses propres guides touristiques. Mais un tel bureau de tourisme peut également engager des guides touristiques indépendants, qui sont établis dans cet autre État membre. Dans ce cas de figure, le service est rendu par le guide touristique au bureau de tourisme.
7 Les deux cas susmentionnés visent donc des prestations de service fournies respectivement par le bureau de tourisme au profit des touristes et par le guide touristique indépendant au profit du bureau de tourisme. De telles prestations, qui sont limitées dans le temps et qui ne sont pas régies par les dispositions relatives à la libre circulation des marchandises, des capitaux et des personnes, constituent des activités rémunérées au sens de l'article 60 du traité.
8 Il convient de vérifier si ces activités entrent dans le champ d'application de l'article 59 du traité.
9 Si l'article 59 du traité n'envisage expressément dans ses termes que la situation d'un prestataire établi dans un État membre autre que celui du destinataire de la prestation, son objet n'en est pas moins d'éliminer les restrictions à la libre prestation de services de la part de personnes non établies dans l'État sur le territoire duquel la prestation doit être fournie (voir arrêt du 10 février 1982, Transporoute, point 14, 76-81, Rec. p. 417). Ce n'est que lorsque tous les éléments pertinents de l'activité en cause se cantonnent à l'intérieur d'un seul État membre, que les dispositions du traité relatives à la libre prestation de services ne s'appliquent pas (arrêt du 18 mars 1980, Debauve, point 9, 52-79, Rec. p. 833).
10 En conséquence, les dispositions de l'article 59 doivent s'appliquer dans tous les cas où un prestataire de services offre des services sur le territoire d'un État membre autre que celui dans lequel il est établi, quel que soit le lieu où sont établis les destinataires de ces services.
11 S'agissant en l'espèce, et dans les deux cas de figure énoncés au point 7 du présent arrêt, de prestations de services effectuées dans un État membre autre que celui de l'établissement du prestataire, l'article 59 du traité trouve à s'appliquer.
12 Il y a lieu de rappeler ensuite que les articles 59 et 60 du traité exigent non seulement l'élimination de toute discrimination à l'encontre du prestataire en raison de sa nationalité, mais également la suppression de toute restriction à la libre prestation de services imposée au motif que le prestataire est établi dans un État membre différent de celui où la prestation est fournie. En particulier, l'État membre ne peut subordonner l'exécution de la prestation de services sur son territoire à l'observation de toutes les conditions requises pour un établissement, sous peine de priver de tout effet utile les dispositions destinées à assurer la libre prestation de services.
13 Il convient de constater à cet égard que l'exigence posée par les dispositions susmentionnées de la législation française constitue une telle restriction. En subordonnant la prestation de service des guides touristiques voyageant avec un groupe de touristes en provenance d'un autre État membre à la possession d'un titre déterminé, cette législation empêche, en effet, tout à la fois les bureaux de tourisme de fournir cette prestation à l'aide de leur propre personnel et les guides touristiques indépendants d'offrir leurs services à ces bureaux pendant des voyages organisés. Elle empêche également les touristes, participant à de tels voyages organisés, de recourir aux prestations en cause selon leur choix.
14 Compte tenu cependant des exigences propres à certaines prestations, le fait, pour un État membre, de subordonner celles-ci à des conditions de qualification du prestataire, en application des règles régissant ces types d'activités sur son territoire, ne saurait être considéré comme incompatible avec les articles 59 et 60 du traité. Toutefois, la libre prestation des services, en tant que principe fondamental du traité, ne peut être limitée que par des réglementations justifiées par l'intérêt général et s'appliquant à toute personne ou entreprise exerçant une activité sur le territoire de l'État destinataire, dans la mesure où cet intérêt n'est pas sauvegardé par les règles auxquelles le prestataire est soumis dans l'État membre où il est établi. En outre, lesdites exigences doivent être objectivement nécessaires en vue de garantir l'observation des règles professionnelles et d'assurer la protection des intérêts qui constitue l'objectif de celles-ci (voir, entre autres, arrêt du 4 décembre 1986, Commission/Allemagne, point 27, 205-84, Rec. p. 3755).
15 Il s'ensuit que ces exigences ne peuvent être considérées comme compatibles avec les articles 59 et 60 du traité que s'il est établi qu'il existe, dans le domaine de l'activité considérée, des raisons impérieuses liées à l'intérêt général qui justifient des restrictions à la libre prestation des services, que cet intérêt n'est pas déjà assuré par les règles de l'État où le prestataire est établi et que le même résultat ne peut pas être obtenu par des règles moins contraignantes.
16 Le Gouvernement français fait valoir que la réglementation française en cause vise à assurer la protection des intérêts généraux liés à la valorisation des richesses historiques et à la meilleure diffusion possible des connaissances relatives au patrimoine artistique et culturel du pays. Ces intérêts ne sont pas, selon le Gouvernement français, suffisamment sauvegardés par les règles auxquelles le prestataire, en l'occurrence l'entreprise de tourisme, est soumis dans l'État membre où il est établi. En effet, plusieurs États n'exigent aucune qualification pour exercer la profession de guide interprète ou n'exigent aucune connaissance particulière des richesses historiques et culturelles des autres pays. En l'absence d'harmonisation sur ce point, la réglementation française ne serait, dès lors, pas incompatible avec l'article 59 du traité CEE.
17 Il convient de constater que l'intérêt général lié à la valorisation des richesses historiques et à la meilleure diffusion possible des connaissances relatives au patrimoine artistique et culturel d'un pays peut constituer une raison impérative justifiant une restriction à la libre prestation de services. Cependant, l'exigence en cause résultant de la réglementation française va au-delà de ce qui est nécessaire pour assurer la protection de cet intérêt, pour autant qu'elle soumet l'activité du guide touristique, qui accompagne des groupes de touristes en provenance d'un autre État membre, à la possession d'une carte professionnelle.
18 En effet, l'accompagnement professionnel dont il s'agit en l'espèce s'effectue dans des conditions particulières. Le guide touristique indépendant ou employé se déplace avec les touristes qu'il accompagne en circuit fermé; ils se déplacent temporairement, en groupe, de l'État membre de leur établissement vers l'État membre à visiter.
19 Dans ces conditions, l'exigence d'une licence, imposée par l'État membre de destination, a pour effet de réduire le nombre de guides touristiques ayant vocation à accompagner les touristes en circuit fermé, ce qui peut amener un organisateur de voyage à faire appel plutôt à des guides locaux, employés ou établis dans l'État membre où la prestation est réalisée. Or, cette conséquence pourrait présenter l'inconvénient pour les touristes, bénéficiaires des prestations de services en cause, de ne pas pouvoir disposer d'un guide qui soit familier avec leur langue, leurs intérêts et attentes spécifiques.
20 Il y a lieu d'observer, en outre, qu'une exploitation rentable de ces voyages en groupe dépend de la réputation commerciale de l'organisateur qui est soumis à la pression concurrentielle d'autres bureaux de tourisme et que le maintien de cette réputation et la pression concurrentielle entraînent déjà une certaine sélection des guides touristiques et un contrôle de la qualité de leurs prestations. Cette circonstance est susceptible de contribuer, en fonction des attentes spécifiques des groupes de touristes en cause, à la valorisation des richesses historiques et à la meilleure diffusion possible des connaissances relatives au patrimoine artistique et culturel, lorsqu'il s'agit de visites guidées dans les lieux autres que les musées ou les monuments historiques susceptibles de n'être visités qu'avec un guide professionnel.
21 Il s'ensuit que, compte tenu de l'importance des restrictions qu'elle comporte, la réglementation en cause est disproportionnée par rapport au but visé, à savoir la valorisation des richesses historiques et la meilleure diffusion possible des connaissances relatives au patrimoine artistique et culturel de l'État membre où le voyage est effectué.
22 Le Gouvernement français souligne encore qu'il est impossible de concilier le point de vue de la Commission, exprimé dans sa requête, avec l'action qu'elle entreprend parallèlement en vue de l'adoption de la proposition d'une directive relative à un deuxième système général de reconnaissance des formations professionnelles (JO 1989, C 263, p. 1), qui complète la directive 89-48-CEE du Conseil, du 21 décembre 1988, relative à un système général de reconnaissance des diplômes d'enseignement supérieur qui sanctionnent des formations professionnelles d'une durée minimale de trois ans (JO 1989, L 19, p. 16).
23 Il est vrai que cette proposition de directive prévoit, en ce qui concerne les professions pour lesquelles la Communauté n'a pas déterminé le niveau minimal de qualification nécessaire, la faculté, pour les États membres, de déterminer eux-mêmes ce niveau minimal de qualification.
24 Toutefois, il y a lieu de rappeler que des dispositions relevant du droit dérivé ne peuvent concerner que des mesures nationales qui sont compatibles avec les exigences de l'article 59 du traité, telles que précisées par la jurisprudence de la Cour.
25 Dans ces conditions, il y a lieu de constater que, en subordonnant la prestation de services des guides touristiques voyageant avec un groupe de touristes en provenance d'un autre État membre, lorsque cette prestation consiste à guider ces touristes dans les lieux de certaines départements et communes, autres que les musées ou monuments historiques susceptibles de n'être visités qu'avec un guide professionnel spécialisé, à la possession d'une carte professionnelle qui suppose l'acquisition d'une qualification déterminée à établir en règle générale par la réussite d'un examen, la République française a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 59 du traité.
Sur les dépens
26 Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens. La République française ayant succombé en ses moyens, il y a lieu de la condamner aux dépens.
Par ces motifs,
LA COUR
Déclare et arrête :
1) La République française a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 59 du traité CEE, en subordonnant la prestation de services des guides touristiques voyageant avec un groupe de touristes en provenance d'un autre État membre, lorsque cette prestation consiste à guider ces touristes dans les lieux de certains départements et communes, autres que les musées ou monuments historiques susceptibles de n'être visités qu'avec un guide professionnel spécialisé, à la possession d'une carte professionnelle qui suppose l'acquisition d'une qualification déterminée à établir en règle générale par la réussite d'un examen.
2) La République française est condamnée aux dépens.