CJCE, 6e ch., 13 juillet 2000, n° C-423/98
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Alfredo Albore
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
M. Moitinho de Almeida
Avocat général :
M. Cosmas
Juges :
MM. Gulmann, Puissochet, Skouris, Mme Macken
LA COUR (sixième chambre),
1 Par ordonnance du 29 octobre 1998, parvenue à la Cour le 25 novembre suivant, la Corte d'appello di Napoli a posé, en application de l'article 177 du traité CE (devenu article 234 CE), une question préjudicielle relative à l'interprétation des articles 6, 52, 56 du traité CE (devenus, après modification, articles 12 CE, 43 CE et 46 CE) et 67 du traité CE (abrogé par le traité d'Amsterdam).
2 Cette question a été soulevée dans le cadre d'un appel introduit par M. Albore, notaire, contre la décision du Tribunale civile e penale di Napoli rejetant son recours contre le refus du conservateur du registre foncier de Naples de procéder à la transcription de la vente de deux immeubles à des ressortissants allemands au motif qu'ils n'avaient pas sollicité l'autorisation préfectorale prévue par la loi italienne lorsque les immeubles sont situés dans des zones du territoire déclarées d'importance militaire.
Le cadre juridique national
3 La loi italienne n° 1095, du 3 juin 1935, portant règles spécifiques relatives au transfert de la propriété de biens immobiliers situés dans les provinces jouxtant les frontières terrestres (GURI n° 154, du 4 juillet 1935), dans sa rédaction résultant de la loi n° 2207, du 22 décembre 1939 (GURI n° 53, du 2 mars 1939), dispose, en son article 1er:
"Tous les actes d'aliénation totale ou partielle des biens immobiliers situés dans les zones des provinces jouxtant les frontières terrestres doivent être soumis à l'approbation du préfet de la province".
4 Aux termes de l'article 2 de la même loi, les actes d'aliénation ne peuvent être transcrits sur les registres publics par les services compétents "s'il n'est pas produit la preuve que le préfet a donné son approbation".
5 Aux termes de l'article 18 de la loi n° 898, du 24 décembre 1976, portant nouvelle réglementation des servitudes militaires (GURI n° 8, du 11 janvier 1977), telle que modifiée par la loi n° 104, du 2 mai 1990 (GURI n° 105, du 8 mai 1990, ci-après la "loi n° 898-76"):
"Les dispositions visées aux articles 1er et 2 de la loi n° 1095, du 3 juin 1935, modifiée par la loi n° 2207, du 22 décembre 1939, s'appliquent même dans les zones du territoire national déclarées d'importance militaire par décret du ministre de la défense, pris de concert avec le ministre de l'intérieur et publié au Journal officiel.
L'autorisation du préfet et l'avis de l'autorité militaire prévus pour les actes de vente totale ou partielle de biens immobiliers par la loi n° 1095, du 3 juin 1935, telle que modifiée par la loi n° 2207, du 22 décembre 1939, ne sont pas exigés pour les actes de vente totale ou partielle aux ressortissants italiens ou aux administrations de l'État, y compris les entreprises autonomes, aux communes, aux provinces, ou aux autres entités publiques économiques ainsi qu'à toute autre personne juridique, publique ou privée, de nationalité italienne."
Le litige au principal
6 Deux immeubles situés à Barano d'Ischia, dans une zone du territoire italien déclarée d'importance militaire, ont été achetés le 14 janvier 1998 par deux ressortissants allemands, MM. Uwe Rudolf Heller et Rolf Adolf Kraas, qui n'ont pas sollicité l'autorisation préfectorale. En l'absence de cette autorisation, le conservateur du registre foncier de Naples a refusé de procéder à la transcription de la vente des immeubles.
7 Le notaire devant lequel l'opération avait été conclue, M. Albore, s'est pourvu contre ce refus devant le Tribunale civile e penale di Napoli en demandant qu'il ne soit pas fait application à la vente litigieuse, conclue au bénéfice de ressortissants d'un État membre de la Communauté, de la législation nationale soumettant les seuls étrangers à la procédure d'autorisation préfectorale.
8 À la suite du rejet de son recours par le Tribunale le 20 mai 1998, M. Albore a fait appel de cette décision de rejet devant la Corte d'appello di Napoli.
9 Après avoir rappelé qu'il y a lieu de ne pas appliquer les règles de droit interne incompatibles avec l'ordre juridique communautaire, la Corte d'appello a estimé que la législation nationale en cause, appliquée à des ressortissants d'États membres de la Communauté, paraissait contraire aux dispositions du traité CE relatives à l'interdiction de toute discrimination fondée sur la nationalité, à la liberté d'établissement et à la liberté des mouvements de capitaux et ne semblait pas, au vu de son caractère général et de son étendue, relever des motifs d'ordre public, de sécurité publique ou de santé publique de nature à justifier, en vertu du traité, pareille discrimination.
10 Du fait des divergences d'interprétation existant à ce sujet entre les différents organes juridictionnels italiens compétents, la Corte d'appello a estimé nécessaire de saisir la Cour d'une question préjudicielle.
11 Par conséquent, elle a suspendu la procédure et demandé à la Cour si les articles 6, 52, 56 et 67 du traité s'opposent à des dispositions telles que l'article 18 de la loi n° 898-76, qui soumet à autorisation préfectorale l'acquisition d'immeubles situés dans une zone du territoire national déclarée d'importance militaire sauf si l'acquéreur est une personne publique ou privée de nationalité italienne.
Sur la question préjudicielle
12 Par sa question, la juridiction de renvoi interroge en substance la Cour sur le point de savoir si les dispositions du traité relatives à l'interdiction de toute discrimination fondée sur la nationalité, à la liberté d'établissement et à la liberté des mouvements de capitaux s'opposent à la législation nationale d'un État membre qui dispense les ressortissants de cet État et eux seuls d'avoir à solliciter une autorisation administrative pour toute acquisition d'un bien foncier situé dans une zone du territoire national déclarée d'importance militaire.
13 Le Gouvernement italien estime que la question préjudicielle est irrecevable étant donné que la nationalité allemande des acquéreurs des biens ne suffit pas à établir que l'opération en cause au principal a été réalisée dans le cadre de l'exercice d'une liberté garantie par le droit communautaire et qu'aucun autre élément de fait ne permet de regarder le litige comme entrant dans le champ d'application du droit communautaire.
14 L'observation du Gouvernement italien portant sur la recevabilité du renvoi préjudiciel n'est pas fondée. En effet, quels que soient les motifs pour lesquels elle est accomplie, l'acquisition d'un immeuble sur le territoire d'un État membre par un non-résident constitue un investissement immobilier qui entre dans la catégorie des mouvements de capitaux entre les États membres. La liberté de ces mouvements est garantie par l'article 73 B du traité CE (devenu article 56 CE) (voir arrêt du 1er juin 1999, Konle, C-302-97, Rec. p. I-3099, point 22).
15 Il y a donc lieu de répondre à la question préjudicielle.
16 En tant qu'il exempte les seuls ressortissants italiens d'avoir à obtenir une autorisation pour acquérir un immeuble dans certaines zones du territoire national, l'article 18 de la loi n° 898-76 crée, à l'encontre des ressortissants des autres États membres, une restriction discriminatoire aux mouvements de capitaux entre les États membres (voir, en ce sens, arrêt Konle, précité, point 23).
17 Une telle discrimination est prohibée par l'article 73 B du traité, si elle n'est pas justifiée par une raison admise à cet égard par le traité.
18 Bien qu'aucune justification ne soit mentionnée dans l'ordonnance de renvoi et que le Gouvernement italien n'en ait pas davantage fourni dans ses observations écrites, il ressort de l'objet de la législation en cause que la mesure litigieuse peut être regardée comme prise au titre de la sécurité publique, notion qui, au sens du traité, comprend la sécurité extérieure d'un État membre (voir arrêt du 4 octobre 1991, Richardt et "Les Accessoires Scientifiques", C-367-89, Rec. p. I-4621, point 22).
19 Toutefois, les exigences de la sécurité publique ne peuvent justifier de dérogations aux règles du traité, telle celle de la liberté des mouvements de capitaux, que dans le respect du principe de proportionnalité, c'est-à-dire dans les limites de ce qui est approprié et nécessaire pour atteindre le but recherché (voir arrêt du 15 mai 1986, Johnston, 222-84, Rec. p. 1651, point 38).
20 En outre, en vertu de l'article 73 D, paragraphe 3, du traité CE (devenu article 58, paragraphe 3, CE), de telles exigences ne peuvent être invoquées pour justifier des mesures constituant un moyen de discrimination arbitraire ou une restriction déguisée à la libre circulation des capitaux.
21 À ce titre, la seule invocation des impératifs de la défense du territoire national, alors que la situation de l'État membre concerné ne relève pas de l'article 224 du traité CE (devenu article 297 CE), ne peut suffire à justifier une discrimination selon la nationalité à l'encontre des ressortissants des autres États membres pour l'accès à la propriété des immeubles sur toute une partie du territoire national du premier État.
22 Il n'en irait autrement que s'il était démontré, pour chaque zone à laquelle la restriction s'applique, qu'un traitement non discriminatoire des ressortissants de tous les États membres ferait supporter aux intérêts militaires de l'État membre concerné des risques réels, concrets et graves, et auxquels il ne pourrait pas être porté remède par des procédures moins contraignantes.
23 En l'absence d'éléments à la disposition de la Cour permettant d'apprécier si une telle démonstration est possible en ce qui concerne l'île d'Ischia, il appartient à la juridiction de renvoi de se prononcer, dans l'affaire au principal, sur l'existence ou l'absence de justifications suffisantes au sens du point précédent.
24 Il y a donc lieu de répondre à la question posée que l'article 73 B du traité s'oppose à la législation nationale d'un État membre qui, pour des motifs liés aux exigences de la défense du territoire national, dispense les ressortissants de cet État membre et eux seuls d'avoir à solliciter une autorisation administrative pour toute acquisition d'un bien foncier situé dans une zone du territoire national déclarée d'importance militaire. Il n'en irait autrement que s'il pouvait être démontré, devant le juge national compétent, que, dans une zone déterminée, un traitement non discriminatoire des ressortissants de tous les États membres ferait supporter aux intérêts militaires de l'État membre concerné des risques réels, concrets et graves, et auxquels il ne pourrait être porté remède par des procédures moins contraignantes.
25 Compte tenu de ce qui précède, il n'est pas nécessaire d'examiner les questions d'interprétation relatives aux articles 6 et 52 du traité.
Sur les dépens
26 Les frais exposés par les Gouvernements italien et grec, ainsi que par la Commission, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR (sixième chambre),
Statuant sur la question à elle soumise par la Corte d'appello di Napoli, par ordonnance du 29 octobre 1998, dit pour droit:
L'article 73 B du traité CE (devenu article 56 CE) s'oppose à la législation nationale d'un État membre qui, pour des motifs liés aux exigences de la défense du territoire national, dispense les ressortissants de cet État membre et eux seuls d'avoir à solliciter une autorisation administrative pour toute acquisition d'un bien foncier situé dans une zone du territoire national déclarée d'importance militaire.
Il n'en irait autrement que s'il pouvait être démontré, devant le juge national compétent, que, dans une zone déterminée, un traitement non discriminatoire des ressortissants de tous les États membres ferait supporter aux intérêts militaires de l'État membre concerné des risques réels, concrets et graves, et auxquels il ne pourrait être porté remède par des procédures moins contraignantes.