CJCE, 22 mars 1994, n° C-375/92
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Commission des Communautés européennes
Défendeur :
Royaume d'Espagne
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Due
Présidents de chambre :
MM. Mancini, Moitinho de Almeida, Díez de Velasco
Juges :
MM. Kakouris, Schockweiler, Zuleeg, Kapteyn, Murray
Avocat général :
M. Lenz.
LA COUR,
1 Par requête enregistrée au greffe de la Cour le 1er octobre 1992, la Commission des Communautés européennes a introduit, en vertu de l'article 169 du traité CEE, un recours visant à faire constater que,
- en subordonnant l'accès à la profession de guide touristique et de guide-interprète à la réussite de certaines épreuves exclusivement réservées aux citoyens espagnols,
- en ne prévoyant pas de procédure d'examen et de comparaison des qualifications acquises par un ressortissant communautaire titulaire d'un diplôme de guide touristique ou de guide-interprète délivré dans un autre État membre avec celles qui sont exigées par l'Espagne, afin de permettre soit de reconnaître le diplôme délivré par cet autre État membre, soit de soumettre le titulaire du diplôme à des épreuves limitées aux matières qu'il n'a pas étudiées, si sa formation est incomplète selon les critères espagnols,
- en exigeant une carte professionnelle attestant de l'acquisition d'une formation constatée par une épreuve pour la prestation de services en qualité de guide touristique et de guide-interprète voyageant avec un groupe de touristes en provenance d'un autre État membre, lorsque cette prestation a lieu en Espagne, dans les localités d'un secteur géographique précis, et qu'elle consiste à accompagner ces touristes en des lieux autres que des musées ou des monuments historiques pour lesquels il est nécessaire de recourir à un guide spécial et
- en ne communiquant pas à la Commission les informations demandées au sujet de la réglementation des communautés autonomes dans le domaine des activités de guide touristique et de guide-interprète,
Le Royaume d'Espagne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 5, 48, 52 et 59 du traité CEE.
2 Selon l'arrêté espagnol du 31 janvier 1964 portant approbation du règlement relatif à l'exercice d'activités privées d'information touristique (BOE du 26.2.1964, ci-après l'"arrêté de 1964"), il faut, pour pouvoir exercer la profession de guide touristique et de guide-interprète, avoir réussi les examens organisés à cet effet par le ministère de l'Information et du Tourisme (article 12). Ces examens ne sont accessibles qu'aux personnes possédant la nationalité espagnole [article 13, sous a)] et leur réussite donne lieu à une carte professionnelle (article 21). En outre, bien que les groupes de touristes puissent être accompagnés d'un guide (correo de turismo) de leur pays, celui-ci doit obligatoirement faire appel à un guide-interprète de nationalité espagnole (article 11, paragraphe 3). L'exercice de ces activités par des personnes non habilitées est puni de sanctions (article 7).
3 Il n'est pas contesté que l'arrêté de 1964 demeure en vigueur sur le territoire de chacune des dix-sept communautés autonomes qui composent l'Espagne et qui disposent de certaines compétences législatives dans le domaine du tourisme, aussi longtemps que les organes législatifs de ces communautés n'ont pas adopté de réglementation qui y déroge. Ensuite, il est constant que deux communautés autonomes ont adopté des dispositions sur l'exercice de la profession de guide touristique et de guide-interprète.
4 Par lettre du 30 juillet 1990, la Commission a fait savoir au Gouvernement espagnol qu'elle considérait les dispositions de l'arrêté de 1964 précitées comme incompatibles avec les articles 48, 52 et 59 du traité et a constaté que les informations demandées au sujet des réglementations pertinentes des communautés autonomes ne lui avaient pas été communiquées. Partant, elle a mis le Royaume d'Espagne en demeure de lui présenter ses observations dans un délai de deux mois. Cette lettre n'ayant pas reçu la suite escomptée, la Commission lui a adressé un avis motivé le 14 octobre 1991. Ayant constaté que le Royaume d'Espagne n'avait pas mis fin aux infractions qui y étaient énoncées dans le délai imposé, la Commission a décidé de saisir la Cour sur la base de l'article 169 du traité.
Sur le premier grief
5 La Commission soutient que l'article 13, sous a, de l'arrêté de 1964, en ce qu'il subordonne l'accès aux examens de guide-interprète et de guide touristique à la possession de la nationalité espagnole, est incompatible avec les articles 48, 52 et 59 du traité. En ce qui concerne l'article 48, la Commission s'est référée, dans ses mémoires, aux articles 55 et 56 de l'acte relatif aux conditions d'adhésion du Royaume d'Espagne (JO 1985, L 302, p. 23), limitant ainsi son grief aux travailleurs qui exerçaient déjà leur activité dans ce pays au moment de son adhésion à la Communauté.
6 En outre, à l'audience, la Commission a précisé que son premier grief doit être compris en ce sens qu'elle demande à la Cour de constater la violation du traité qui résulte, selon elle, de l'arrêté de 1964, sans que la Cour prenne position sur les dispositions des deux communautés autonomes qui concernent la profession de guide touristique et de guide-interprète.
7 Dans ses mémoires, le Gouvernement espagnol a reconnu que la condition de nationalité imposée par l'article 13, sous a, de l'arrêté de 1964 était toujours d'application en Espagne.
8 Dans ces conditions, il convient d'observer, d'une part, que cette disposition restreint l'accès à la profession de guide touristique et de guide-interprète aux personnes possédant la nationalité espagnole, que cette profession soit exercée à titre indépendant ou dans le cadre d'un contrat de travail.
9 Il y a lieu de rappeler, d'autre part, que les articles 48, 52 et 59 du traité exigent l'élimination de toute discrimination en raison de la nationalité à l'encontre des ressortissants d'autres États membres en ce qui concerne l'accès à l'emploi, l'établissement et les prestations de services.
10 Dès lors, il y a lieu de constater que, en subordonnant l'accès à la profession de guide touristique et de guide-interprète à la possession de la nationalité espagnole, le Royaume d'Espagne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 48, 52 et 59 du traité.
Sur le deuxième grief
11 Selon la Commission, le Royaume d'Espagne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 48, 52 et 59 du traité en ne prévoyant pas, pour les ressortissants communautaires qui ont obtenu un diplôme de guide touristique ou de guide-interprète dans un autre État membre, une procédure d'examen et de comparaison de leurs qualifications avec celles qui sont exigées par l'article 12 de l'arrêté de 1964, afin de permettre soit la reconnaissance du diplôme délivré par cet autre État membre, soit la soumission du titulaire du diplôme à des épreuves limitées aux matières qu'il n'a pas étudiées, si sa formation est incomplète au regard des critères espagnols.
12 A cet égard, il y a lieu de rappeler que, selon une jurisprudence constante, il incombe à un État membre, saisi d'une demande d'autorisation d'exercer une profession dont l'accès est, selon la législation nationale, subordonné à la possession d'un diplôme ou d'une qualification professionnelle, de prendre en considération les diplômes, certificats et autres titres que l'intéressé a acquis dans le but d'exercer cette même profession dans un autre État membre, en procédant à une comparaison entre les compétences attestées par ces diplômes et les connaissances et qualifications exigées par les règles nationales.
13 Cette procédure d'examen doit permettre aux autorités de l'État membre d'accueil de s'assurer objectivement que le diplôme étranger atteste, dans le chef de son titulaire, de connaissances et qualifications sinon identiques, du moins équivalentes à celles attestées par le diplôme national. Cette appréciation de l'équivalence du diplôme étranger doit être faite exclusivement en tenant compte du degré des connaissances et qualifications que ce diplôme permet, compte tenu de la nature et de la durée des études et formations pratiques qui s'y rapportent, de présumer dans le chef du titulaire (voir arrêts du 7 mai 1991, Vlassopoulou, C-340-89, Rec. p. I-2357, points 16 et 17, et du 7 mai 1992, Aguirre Borrell e.a., C-104-91, Rec. p. I-3003).
14 En l'occurrence, il est constant que l'arrêté de 1964 n'instaure pas de procédure permettant d'apprécier les qualifications acquises par des ressortissants communautaires dans d'autres États membres.
15 Le Gouvernement espagnol fait valoir que l'exigence posée par les dispositions du traité susmentionnées a toutefois été satisfaite par les dispositions nationales qui ont été adoptées en application de la directive 75-368-CEE du Conseil, du 16 juin 1975, relative à des mesures destinées à favoriser l'exercice effectif de la liberté d'établissement et de la libre prestation des services pour diverses activités (ex classe 01 à classe 85 CITI) et comportant, notamment, des mesures transitoires pour ces activités (JO L 167, p. 22), et de la directive 89-48-CEE du Conseil, du 21 décembre 1988, relative à un système général de reconnaissance des diplômes d'enseignement supérieur qui sanctionnent des formations professionnelles d'une durée minimale de trois ans (JO 1989, L 19, p. 16).
16 A cette argumentation, il convient de répondre tout d'abord que, conformément à l'article 2, paragraphe 5, de la directive 75-368, précitée, l'article 2, sous f, du décret royal nº 439 du 30 avril 1992 (BOE nº 111 du 8.5.1992) exclut de son champ d'application la profession de guide touristique.
17 Il y a lieu de relever ensuite que la Commission a fait valoir, sans être contredite par le Gouvernement espagnol sur ce point, que, certes, la profession de Técnico de Empresas y Actividades Turísticas (technicien en entreprises et activités touristiques) a été ajoutée par le décret royal nº 767 du 26 juin 1992 (BOE nº 170 du 16.7.1992) à l'énumération des professions figurant dans les annexes du décret nº 1665 du 25 octobre 1991 (BOE nº 80 du 22.11.1991), lequel transpose en droit espagnol la directive 89-48, mais que cette profession n'est pas la même que celle de guide touristique.
18 Dans ces conditions, il y a lieu de constater que, en ne prévoyant pas de procédure d'examen et de comparaison des qualifications acquises par un ressortissant communautaire, titulaire d'un diplôme de guide touristique ou de guide-interprète délivré dans un autre État membre, avec celles qui sont exigées par l'Espagne, cet État a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 48, 52 et 59 du traité.
Sur le troisième grief
19 Aux termes des articles 7 et 11 de l'arrêté de 1964, précité, les activités d'information touristique en qualité de guide touristique ou de guide-interprète ne peuvent être exercées à titre professionnel que par les guides qui ont présenté l'examen requis et qui peuvent l'attester au moyen de la carte professionnelle prévue par l'article 21 dudit arrêté.
20 Se fondant sur la jurisprudence antérieure de la Cour, la Commission considère que l'exigence d'une carte professionnelle, dont l'obtention est subordonnée à l'accomplissement d'une formation professionnelle constatée par un examen, est contraire à l'article 59 du traité, parce qu'elle empêche les bureaux de tourisme de recourir à un guide indépendant non titulaire de la carte professionnelle, même s'il exerce cette profession dans un autre État membre, et qu'elle oblige les bureaux de tourisme à recruter des guides possédant la carte professionnelle.
21 A cet égard, il suffit de rappeler que, comme la Cour l'a constaté dans ses arrêts du 26 février 1991, Commission/France, (C-154-89, Rec. p. I-659), Commission/Italie (C-180-89, Rec. p. I-709), Commission/Grèce (C-198-89, Rec. p. I-727), un État membre manque aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 59 du traité, lorsqu'il subordonne la prestation de services des guides touristiques voyageant avec un groupe de touristes en provenance d'un autre État membre, si cette prestation consiste à guider ces touristes dans des lieux autres que les musées ou les monuments historiques susceptibles de n'être visités qu'avec un guide professionnel spécialisé, à la possession d'un permis d'exercer qui suppose l'acquisition d'une formation déterminée sanctionnée par un diplôme.
22 Par application de cette jurisprudence, il y a lieu de considérer que le troisième grief est fondé.
Sur le quatrième grief
23 La Commission fait valoir que, par lettres du 8 juillet et du 11 octobre 1989, elle avait invité le Royaume d'Espagne à lui communiquer le texte des réglementations adoptées par les communautés autonomes dans le domaine régi par l'arrêté de 1964. Le Royaume d'Espagne n'ayant jamais répondu à ces demandes, la Commission considère qu'il a violé l'article 5 du traité.
24 Il y a lieu de relever à cet égard que le gouvernement défendeur n'a fourni le texte de ces réglementations à la Cour qu'au stade du mémoire en défense.
25 Il convient de constater, par ailleurs, que l'absence de réponse aux demandes de la Commission a rendu plus difficile l'accomplissement de la mission qui lui incombe et qu'elle constitue, dès lors, une violation de l'obligation de coopération instituée par l'article 5 du traité.
26 Il s'ensuit que, en ne fournissant pas à la Commission les informations que celle-ci lui avait demandées, le Royaume d'Espagne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 5 du traité CEE.
Sur les dépens
27 Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens. Le Royaume d'Espagne ayant succombé en ses moyens, il y a lieu de le condamner aux dépens.
Par ces motifs,
LA COUR
Déclare et arrête:
1) Le Royaume d'Espagne,
- en subordonnant l'accès à la profession de guide touristique et de guide-interprète à la possession de la nationalité espagnole,
- en ne prévoyant pas de procédure d'examen et de comparaison des qualifications acquises par un ressortissant communautaire titulaire d'un diplôme de guide touristique ou de guide-interprète délivré dans un autre État membre avec celles qui sont exigées par l'Espagne,
- en subordonnant la prestation de services des guides touristiques voyageant avec un groupe de touristes en provenance d'un autre État membre, lorsque cette prestation consiste à guider ces touristes dans des lieux autres que les musées ou les monuments historiques susceptibles de n'être visités qu'avec un guide professionnel spécialisé, à la possession d'une carte professionnelle qui suppose l'acquisition d'une formation déterminée sanctionnée par un diplôme et
- en ne fournissant pas à la Commission les informations demandées au sujet de la réglementation des communautés autonomes dans le domaine des activités de guide touristique et de guide-interprète,
A manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 48, 52, 59 et 5 du traité CEE.
2) Le Royaume d'Espagne est condamné aux dépens.