CJCE, 9 juillet 1987, n° 356-85
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Commission des Communautés européennes
Défendeur :
Royaume de Belgique
LA COUR,
1. Par requête déposée au greffe de la Cour le 19 novembre 1985, la Commission des Communautés européennes a introduit, en vertu de l'article 169 du traité CEE, un recours visant à faire constater que le Royaume de Belgique a manqué aux obligations qui lui incombent au titre de l'article 95 du traité CEE en appliquant un taux de TVA plus élevé aux vins de raisins frais, produits importés, qu'à la bière, qui est une production interne.
2. Par ordonnance du 29 avril 1986, la République française a été admise à intervenir à l'appui des conclusions de la Commission.
3. Il ressort du dossier qu'en vertu de la législation belge, telle qu'elle est en vigueur depuis le 1er janvier 1983, la livraison de certaines boissons destinées à la consommation domestique, et notamment celle de vins de raisins frais, est soumise à un taux de TVA de 25 %. En revanche, le taux de la TVA applicable à la livraison de la bière destinée à la consommation domestique est de 19 %. Etant donné que le Royaume de Belgique n'est pas producteur de vin, mais dispose d'une importante production nationale de bière, il apparaît que la charge fiscale la plus lourde est supportée par le produit pour lequel la demande interne est, dans sa quasi- totalité, satisfaite par des importations, alors que le produit dont il existe une fabrication nationale importante supporte la charge fiscale la moins lourde.
4. En ce qui concerne les détails de la législation belge en cause, le déroulement de la procédure et les moyens et arguments des parties, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-dessous que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.
5. La Commission ayant fondé son recours sur la thèse que le vin et la bière sont des produits en concurrence au sens de l'article 95, alinéa 2, du traité, relatif aux impositions intérieures de nature protectionniste, il convient d'abord de rappeler la portée de cette disposition.
6. Il résulte de la jurisprudence constante de la Cour que l'article 95, dans son ensemble, a pour but d'assurer la libre circulation des marchandises entre les Etats membres dans des conditions normales de concurrence, par l'élimination de toutes formes de protection pouvant résulter de l'application d'impositions intérieures discriminatoires à l'égard de produits des autres Etats membres, et de garantir la parfaite neutralité des impositions intérieures au regard de la concurrence entre produits nationaux et produits importés.
7. Dans cette perspective, l'alinéa 2 de l'article cité a plus précisément pour fonction d'appréhender toute forme de protectionnisme fiscal indirect dans le cas de produits importés qui, sans être similaires, au sens de l'alinéa 1, avec des produits nationaux, se trouvent néanmoins, avec certains d'eux, dans un rapport de concurrence même partielle, indirecte ou potentielle.
8. Les parties sont en désaccord sur l'application de ces critères à la législation belge en cause. La divergence concerne, d'une part, l'étendue du rapport de concurrence entre le vin et la bière et, d'autre part, le caractère protecteur ou non du régime fiscal en cause.
Sur le rapport de concurrence entre le vin et la bière
9. S'agissant du rapport de concurrence entre le vin et la bière, la Commission soutient que tous les vins de raisins frais doivent être considérés comme étant en concurrence avec la bière au sens de l'article 95, alinéa 2, du traité. En revanche, le Gouvernement belge fait valoir que, compte tenu de la diversité de qualité et de prix existant entre les vins, seuls les vins légers et bon marché se trouvent dans une relation concurrentielle avec la bière.
10. A ce propos, il est à noter que, dans les arrêts des 27 février 1980 et 12 juillet 1983 (Commission/Royaume-Uni, 170-78, Rec. 1980, p.417, et Rec. 1983, p.2265), la Cour a jugé que le vin et la bière sont, dans une certaine mesure, de nature à satisfaire des besoins identiques, de sorte qu'on doit admettre entre eux un certain degré de substitution. La Cour a precisé dans ces arrêts que, compte tenu des grandes différences de qualité et, partant, de prix existant entre les vins, la relation de concurrence déterminante entre la bière, boisson populaire et largement consommée, et le vin doit être établie avec les vins les plus accessibles au grand public, qui sont, en général, les plus légers et les moins chers, et que c'est donc sur cette base qu'il convient de faire des comparaisons fiscales.
11. Ces considérations sont également valables dans le cadre de la présente affaire, le dossier ne faisant apparaître aucune particularité du marché belge qui puisse justifier une appréciation différente. Par conséquent, seuls les vins de consommation courante qui sont, en général, des vins bon marche présentent suffisamment de propriétés en commun avec la bière pour constituer une alternative de choix pour le consommateur et peuvent donc être considérés comme entrant dans un rapport de concurrence avec la bière, au sens de l'article 95, alinéa 2, du traité.
Sur le caractère protecteur du régime fiscal en cause
12. S'agissant de la question du caractère protecteur du régime d'imposition en cause, la Commission et le gouvernement français se fondent sur la thèse selon laquelle, une fois la relation de concurrence entre deux produits établie, toute différence dans les taux d'imposition appliqués à une même assiette, en l'occurrence la valeur, est contraire à l'article 95, alinéa 2, du traité, sans qu'il soit besoin de prendre en considération, en outre, l'incidence de cette différence de taux sur le prix de détail et, partant, sur le choix du consommateur.
13. Selon le gouvernement belge, en revanche, l'application de l'article 95, alinéa 2, suppose encore, à la différence de l'alinéa 1, que soit satisfaite une condition supplémentaire, à savoir que la disparité de la charge fiscale soit susceptible d'exercer un effet protecteur en faveur des produits nationaux. Il s'agirait donc d'apprécier, sur le plan économique, les effets possibles de l'imposition en cause.
14. A cet égard, la Cour a indiqué, dans l'arrêt du 27 février 1980 (Commission/France, 168-78, Rec. p. 347), qu'alors que le critère d'appréciation visé par l'alinéa 1 de l'article 95 consiste dans la comparaison des charges fiscales, que ce soit en fonction du taux, des conditions d'assiette ou d'autres modalités d'application, l'alinéa 2, compte tenu de la difficulté d'établir des comparaisons suffisamment précises entre les produits en cause, s'attache à un critère plus global, à savoir le caractère protecteur d'un système d'impositions intérieures.
15. Il s'ensuit que l'appréciation de la compatibilité d'une charge fiscale déterminée avec l'alinéa 2 de l'article 95 doit se faire au regard des incidences de cette charge sur les rapports de concurrence entre les produits considérés. La question essentielle est donc de savoir si cette charge est ou non de nature à influencer le marché en cause en diminuant la consommation potentielle des produits importés au profit des produits nationaux concurrents.
16. Par conséquent, on ne saurait, lors de l'appréciation de la réalité de l'effet protecteur, faire abstraction de la différence existant entre les prix de vente respectifs de la bière et du vin qui se trouve en concurrence avec elle. A cet égard, le Gouvernement belge a indiqué que le prix d'un litre de bière, toutes taxes comprises, s'élève en moyenne à 29,75 BFR, tandis que le prix correspondant d'un litre de vin ordinaire est d'environ 125 BFR, soit quatre fois plus que celui de la bière, ce qui correspondrait à une différence de prix à l'unité de 95,25 BFR. Le Gouvernement belge en a conclu que, à supposer même qu'un taux unique soit applicable aux deux produits, la différence de prix entre ceux-ci resterait toujours considérable ; la réduction de cette différence serait à tel point négligeable qu'elle ne saurait influencer le choix du consommateur.
17. A l'encontre de cette argumentation, la Commission a attiré l'attention sur le fait que, dans deux établissements belges qu'elle a nommément désignés, les vins les plus courants se sont vendus à 61 BFR le litre, y compris les taxes. Le Gouvernement belge n'a pas contesté ce chiffre, mais a précisé que, selon les données qui lui auraient été fournies par l'un de ces deux établissements, les ventes de vins dont le prix est inférieur à 80 BFR, et parmi lesquels se trouvent les vins vendus en sac de plastique de 5 litres ainsi que les vins réservés à l'usage culinaire, ne représentent qu'environ 15,6 % du chiffre total des ventes de vin. Selon le Gouvernement belge, de tels vins devraient plutôt être comparés avec la bière de table qui se vendrait à partir de 17 BFR le litre.
18. En présence de ces observations, force est de constater que la Commission n'a pas mis en évidence que l'écart entre les prix respectifs des qualités comparables de la bière et du vin soit à tel point mineur que la différence de 6 % existant entre les taux de la TVA pour les deux produits est susceptible d'influencer le comportement du consommateur. La Commission n'a donc pas démontré l'existence d'un effet protecteur résultant de cette différence en faveur de la bière destinée à la consommation domestique.
19. La réalité d'un effet protecteur ne résulte pas davantage des données chiffrées, présentées par la Commission, relatives à l'évolution comparative de la consommation de la bière et du vin. A cet égard, la Commission a indiqué que la consommation de la bière en Belgique à atteint un sommet en 1973 et est en baisse depuis lors. En revanche, la consommation du vin aurait triplé au cours des vingt dernières années; toutefois, depuis 1980 environ, l'accroissement de la consommation de vin se serait ralenti pour atteindre un palier en 1982 et 1983.
20. Si ces chiffres mettent en relief la tendance générale de la consommation des produits considérés, ils ne permettent pas d'établir avec certitude qu'il y a un lien de causalité entre les évolutions décrites et l'introduction, en 1977, d'un taux de TVA plus élevé pour le vin. Par conséquent, la Commission ne peut pas les invoquer utilement pour étayer sa thèse selon laquelle l'augmentation progressive de la consommation de vin a été freinée, et finalement arrêtée, précisément en raison de l'introduction d'un taux de TVA plus élevé pour le vin. Cette thèse ne semble d'ailleurs pas concorder avec le fait, relevé par le Gouvernement belge et non contesté par la Commission, qu'entre 1978 et 1983 le taux de la TVA applicable à la bière à été majoré à trois reprises, sans que ces modifications de taux aient produit, à moyen terme, un effet restrictif sur la consommation de la bière, au bénéfice du vin.
21. Il résulte de ce qui précède que la Commission n'a pas établi la réalité du caractère protecteur du régime fiscal en cause. Par conséquent, le recours doit être rejeté.
Sur les dépens
22. Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens. La Commission des Communautés européennes ainsi que la République française, partie intervenante à ses côtés, ayant succombé en leurs moyens, il y a lieu de les condamner solidairement aux dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
déclare et arrête :
1°) le recours est rejète.
2°) la Commission des Communautés européennes et la République française supporteront solidairement les dépens.