CJCE, 9 mai 1985, n° 112-84
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Michel Humblot
Défendeur :
Directeur des services fiscaux
LA COUR,
1. Par jugement du 17 avril 1984, parvenu à la Cour le 26 avril 1984, le Tribunal de grande instance de Belfort a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, une question préjudicielle relative à l'interpretation de l'article 95 du traité CEE.
2. Cette question a été soulevée dans le cadre d'un litige entre M. Humblot et le directeur général des impôts portant sur une demande de remboursement de la taxe spéciale frappant certains véhicules payée par M. Humblot.
3. Il ressort du dossier qu'il existe en France deux types de taxes annuelles sur les véhicules à moteur : d'une part, une taxe différentielle frappant les voitures dont la puissance fiscale est inférieure ou égale à 16 cv et, d'autre part, une taxe spéciale imposée sur les véhicules dont la puissance fiscale est supérieure à 16 cv. Alors que le montant de la taxe différentielle augmente progressivement et de manière continue en fonction de la puissance fiscale des véhicules, la taxe spéciale a un montant unique et nettement plus élevé.
4. En 1981, M. Humblot est devenu propriétaire d'une voiture dont la puissance fiscale est de 36 cv. Pour mettre en circulation ce véhicule, M. Humblot a dû acquitter la taxe spéciale dont le montant à l'époque était de 5 000 francs. Apres avoir payé cette somme, M. Humblot a introduit une réclamation auprès de l'administration fiscale en vue d'obtenir le remboursement de la différence entre ce montant et le montant le plus élevé de la taxe différentielle, qui était alors de 1 100 francs.
5. Sa réclamation ayant été rejetée, m. Humblot a assigne le directeur général des impôts devant le Tribunal de grande instance de Belfort. A l'appui de son action, le requerrant a fait valoir que la perception de la taxe spéciale était contraire aux articles 30 et 95 du traité.
6. Cette argumentation a conduit le Tribunal de grande instance de Belfort à poser à la Cour la question suivante :
" L ' article 95 du traité instituant la Communauté économique européenne, éventuellement en liaison avec toute autre disposition de ce traité et/ou avec un quelconque principe fondamental de ce dernier, doit-il être interprété en ce sens qu'il s'opposerait - le cas échéant, à quelles conditions - à ce qu'un Etat membre frappe d'une taxe spécifique les produits d'un autre Etat membre qu'il ne fabrique pas, mais qui, par hypothèse, se trouvent être similaires ou en concurrence, au sens de la jurisprudence de la Cour, avec ses propres produits ? Et, notamment, l'article 95 du traité permet-il à un pays membre de frapper de taxes spécifiques telles que la taxe spéciale instituée en France sur les véhicules de plus de 16 cv alors que, dans ce pays, il n'est pas fabriqué de tels véhicules contrairement à certains autres pays de la communauté ? "
7. Il résulte du dossier que la question vise en substance à savoir si l'article 95 interdit de soumettre les voitures dépassant une certaine puissance fiscale à une taxe spéciale fixe dont le montant est plusieurs fois le montant le plus élevé de la taxe progressive qui doit être acquittée pour les voitures n'atteignant pas cette puissance fiscale, lorsque les seules voitures frappées par la taxe spéciale sont des voitures importées, notamment d'autres Etats membres.
8. M. Humblot, dans les observations qu'il a presentées devant la Cour, a mis l'accent sur le fait que la taxe spéciale n'atteint que des véhicules importés puisqu'il n'existe aucune voiture française dont la puissance fiscale est supérieure à 16 cv. Or, pour M. Humblot, les véhicules de 16 cv ou moins et ceux de plus de 16 cv sont parfaitement comparables quant aux performances, prix ou consommation d'énergie. Dans ces conditions, en frappant uniquement les véhicules importés d'une taxe spéciale dont le montant est très supérieur à ceux de la taxe différentielle, l'état français aurait créé une discrimination contraire à l'article 95 du traité.
9. Le Gouvernement français, pour sa part, estime que ni l'alinéa 1 ni l'alinéa 2 de l'article 95 ne font obstacle à l'application de la taxe spéciale. En effet, celle-ci n'est exigée que pour des véhicules de luxe, qui ne sont pas similaires, au sens de l'article 95, alinéa 1, du traité, aux voitures pour lesquelles la taxe différentielle est due. Par ailleurs, le Gouvernement français admet que certains véhicules de 16 cv ou moins et d'autres de plus de 16 cv sont dans le rapport de concurrence visé par l'article 95, alinéa 2, du traité. Toutefois, la taxe spéciale ne serait pas contraire à ce dernier texte, car il ne serait pas démontré qu'elle a un effet protecteur pour la production nationale. Rien ne prouve, en effet, que le consommateur, éventuellement dissuade d'acquérir un véhicule de plus de 16 cv, achètera un véhicule de 16 cv ou moins de fabrication française.
10. La commission considère que la taxe spéciale est contraire à l'article 95, alinéa 1, du traité. En effet, toutes les voitures, quelle que soit leur puissance fiscale, sont similaires au vu de la jurisprudence de la Cour. Dans ce cas, il n'est plus possible pour un Etat membre de créer une discrimination entre des véhicules importés et des véhicules nationaux. La seule exception concerne le cas ou un Etat membre taxe différemment des produits, même identiques, en utilisant des critères neutres conformes à des objectifs de politique économique compatibles avec le traité sans créer de discrimination entre produits nationaux et importés. Or, en l'espèce, le critère de la puissance fiscale, choisi par la France, n'est pas adapté à un objectif de politique économique tel que la taxation plus forte des produits de luxe ou de véhicules ayant une consommation d'énergie élevée. Dans ces conditions, la taxe spéciale, qui est presque cinq fois supérieure au montant le plus élevé de la taxe différentielle et qui ne frappe que les véhicules importés, sans poursuivre un objectif de politique économique compatible avec le traité, est contraire à l'article 95, alinea 1, du traité.
11. Enfin, le Gouvernement du Royaume-Uni estime que les véhicules de plus de 16 cv sont dans un rapport de concurrence avec certains véhicules d'une puissance fiscale inférieure. La taxe spéciale serait alors contraire à l'article 95, alinéa 2, du traité, car son montant élevé détournerait les consommateurs des voitures importées au profit de véhicules français de haut de gamme.
12. Il convient d'abord de souligner qu'en l'état actuel du droit communautaire, les Etats membres restent libres de soumettre des produits comme les voitures à un système de taxe de circulation dont le montant augmente progressivement en fonction d'un critère objectif, tel que la puissance fiscale, qui peut être déterminée selon différentes modalités.
13. Un tel système d'imposition intérieure n'est toutefois légitime au regard de l'article 95 que pour autant qu'il soit exempt de tout effet discriminatoire ou protecteur.
14. Tel n'est pas le cas d'un système comme celui qui est mis en cause dans le litige au principal. Ce système établit deux taxes distinctes, l'une différentielle, dont le montant augmente progressivement, pour les voitures qui n'atteignent pas une certaine puissance fiscale et l'autre, pour celles qui la dépassent, dont le montant est fixe et est prés de cinq fois plus élevé que le montant maximal de la taxe différentielle. Bien qu'il n'établisse pas de distinction formelle selon l'origine des produits, pareil système présente manifestement des traits discriminatoires ou protecteurs contraires à l'article 95. En effet, la puissance fiscale qui détermine l'applicabilité de la taxe spéciale a été fixée à un niveau tel que seules des voitures importées, notamment d'autres Etats membres, sont soumises à cette taxe spéciale, alors que toutes les voitures de fabrication nationale bénéficient du régime nettement plus avantageux de la taxe différentielle.
15. Si des considérations tenant au montant de la taxe spéciale n'intervenaient pas, les consommateurs à la recherche de voitures comparables sur le plan, notamment, de la taille, du confort, de la puissance réelle, du coût d'entretien, de la longévité, de la consommation et du prix seraient naturellement amenés à choisir entre des voitures qui se situent en dessous et des voitures qui se situent au-dessus du seuil critique de puissance fiscale fixe par la loi française. Toutefois, l'assujettissement à la taxe spéciale entraîne une augmentation de la taxation qui est beaucoup plus importante que celle qui résulterait du passage d'une catégorie à l'autre de voitures dans un système de taxation progressive comportant des écarts équilibres comme celui auquel correspond la taxe différentielle. Cette charge supplémentaire est de nature a neutraliser les avantages que pourraient avoir aux yeux des consommateurs certaines voitures importées d'autres Etats membres par rapport aux voitures de fabrication nationale comparables, d'autant plus qu'elle se répète pendant plusieurs années. Dans cette mesure, la taxe spéciale réduit la concurrence à laquelle sont soumises ces dernières voitures et est par la contraire au principe de neutralité auquel doivent obéir les impositions intérieures.
16. Au vu des considérations qui précédent, il y a lieu de répondre à la question de la juridiction nationale que l'article 95 du traité interdit de soumettre les voitures dépassant une certaine puissance fiscale à une taxe spéciale fixe dont le montant est plusieurs fois le montant le plus élevé de la taxe progressive qui doit être acquittée pour les voitures n'atteignant pas cette puissance fiscale, lorsque les seules voitures frappées par la taxe spéciale sont des voitures importées, notamment d'autres Etats membres.
Sur les dépens
17. Les frais exposés par le Gouvernement français, par celui du Royaume-Uni et par la Commission des communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
Statuant sur la question à elle soumise par le Tribunal de grande instance de Belfort, par jugement du 17 avril 1984, dit pour droit :
L'article 95 du traité interdit de soumettre les voitures dépassant une certaine puissance fiscale à une taxe spéciale fixe dont le montant est plusieurs fois le montant le plus élevé de la taxe progressive qui doit être acquittée pour les voitures n'atteignant pas cette puissance fiscale, lorsque les seules voitures frappées par la taxe spéciale sont des voitures importées, notamment d'autres Etats membres.