CJCE, 6e ch., 5 juillet 1988, n° 289-86
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Vereniging Happy Family Rustenburgerstraat
Défendeur :
Inspecteur der Omzetbelasting
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
M. Due
Avocat général :
M. Mancini.
Juges :
MM. Koopmans, Bahlmann, Kakouris, O'higgins
LA COUR (sixième chambre),
1. Par arrêt du 28 octobre 1986, parvenu à la Cour le 24 novembre 1986, le gerechtshof d'Amsterdam a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, trois questions préjudicielles relatives à l'interprétation de l'article 2, point 1, de la sixième directive (77-388) du Conseil, du 17 mai 1977, en matière d'harmonisation des législations des Etats membres relatives aux taxes sur le chiffre d'affaires - système commun de taxe sur la valeur ajoutée : assiette uniforme (JO L 145, p. 1; ci-après "sixième directive ").
2. Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un recours forme par la vereniging happy family rustenburgerstraat, une association socioculturelle qui gère un centre de jeunes dans lequel les visiteurs peuvent entre autres acheter du haschisch auprès d'un "huisdealer" (revendeur attitre), à l'encontre de l'administration fiscale néerlandaise pour avoir soumis à la taxe sur le chiffre d'affaires les ventes de haschisch effectuées dans ce centre de jeunes.
3. Le haschisch est un produit a base de chanvre indien dont la vente, la livraison ou la distribution sont interdites aux Pays-Bas en vertu de la loi néerlandaise sur les stupéfiants (opiumwet). Toutefois, dans les directives du Ministère public néerlandais relatives à la politique de recherche et de poursuite pénales des infractions visées dans ladite loi, il est dit notamment a propos du petit trafic de détail des produits a base de chanvre et du revendeur attitre (nederlandse staatscourant du 18.7.1980, n° 137, p. 7):
"est considéré comme revendeur attitre le trafiquant de produits a base de chanvre qui, avec la confiance et sous la protection des dirigeants d'un centre de jeunes, obtient, à l'exclusion d'autres personnes, la possibilité de vendre des produits a base de chanvre dans ledit centre de jeunes. Le revendeur attitre tombe, en principe, sous le coup de la disposition pénale de l'article 11, alinéa 2, de l'opiumwet, dirige notamment contre les trafiquants de stupéfiants mentionnes dans la liste II.
Ce qui importe lors de la recherche de ce petit trafic, c'est sa priorité relative; ... Conformément au régime de l'opiumwet, la priorité absolue est donnée à la recherche du trafic de stupéfiants comportant des risques inadmissibles. La priorité secondaire de la recherche du petit trafic de produits a base de chanvre signifie en fait que la police ne confronte le Ministère public avec le petit trafiquant que dans les cas ou celui-ci s'affiche publiquement comme tel ou se livre à son trafic d'une autre manière provocante ."
4. Dans son recours contre l'imposition du chiffre d'affaires réalisé par lesdites ventes de haschisch, la vereniging happy family a invoqué, notamment, l'arrêt de la Cour du 28 février 1984 (Einberger, 294-82, Rec. p. 1177) selon lequel aucune dette de taxe sur le chiffre d'affaires à l'importation ne prend, en principe, naissance lors de l'importation illégale de stupéfiants.
5. C'est en vue de résoudre ce litige que le gerechtshof a pose à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
"1) l'article 2, point 1, de la sixième directive du Conseil doit-il, à la lumière de l'arrêt rendu par la Cour de justice des Communautés européennes le 28 février 1984 (affaire 294-82), être interprète en ce sens qu'aucune dette de taxe sur le chiffre d'affaires ne prend non plus naissance lors de la livraison de stupéfiants à l'intérieur du territoire d'un Etat membre?
2) en cas de réponse affirmative à la première question, cette réponse vise-t-elle alors la livraison de toutes les formes de stupéfiants, notamment aussi la livraison de produits a base de chanvre?
3) en cas de réponse affirmative à la deuxième question également, le fait que les autorités judiciaires compétentes mènent une politique répressive modérée permettant dans certaines circonstances la livraison de produits a base de chanvre sans qu'il en résulte des poursuites pénales peut-il conduire à une appréciation différente au sujet de la naissance d'une dette de taxe sur le chiffre d'affaires lors de la livraison de tels produits?"
6. Pour un plus ample exposé des faits du litige au principal et des observations présentées à la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-dessous que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.
Sur la première question
7. Cette question vise à savoir, en substance, si l'article 2, point 1, de la sixième directive doit être interprété en ce sens qu'aucune dette de taxe sur le chiffre d'affaires ne prend naissance lors de la livraison illégale de stupéfiants effectuée à l'intérieur du territoire d'un Etat membre.
8. Il y a lieu de rappeler que la Cour a interprété, dans son arrêt du 28 février 1984, précise, l'article 2, point 2, de la sixième directive en ce sens qu'aucune dette de taxe sur le chiffre d'affaires à l'importation ne prend naissance lors de l'importation illégale dans la communauté de stupéfiants qui ne font pas partie du circuit économique strictement surveille par les autorités compétentes en vue d'être utilisés à des fins médicales et scientifiques.
9. L'association happy family et la Commission estiment que la solution adoptée dans l'arrêt cite doit être transposée au domaine des transactions à l'intérieur du pays. En effet, la Cour aurait basé sa décision essentiellement sur le raisonnement selon lequel les stupéfiants relèvent, par définition, d'une interdiction totale d'importation et de commercialisation dans la communauté, ce qui exclurait du champ d'application de la sixième directive également la livraison à l'intérieur du pays de ces mêmes stupéfiants.
10. Les Gouvernements néerlandais, français et allemand soutiennent que l'arrêt cite se limite à l'importation illégale de stupéfiants et ne préjuge donc pas d'une décision relative à leur livraison à l'intérieur du pays, d'autant plus que la Cour a expressément relevé dans le même arrêt qu'il existe entre ces deux transactions des différences sur les plans économique et juridique. En effet, dans le cas de l'importation, le fait générateur de la TVA serait essentiellement identique a celui des droits de douane, alors que la livraison à l'intérieur du pays n'est imposable que si elle est effectuée à titre onéreux par un assujetti agissant en tant que tel.
11. En présence de ces arguments divergents, il convient de rappeler que l'article 2 de la sixième directive cite, en tant que champ d'application de la taxe sur la valeur ajoutée :
1) les livraisons de biens et les prestations de services effectuées à titre onéreux à l'intérieur du pays par un assujetti agissant en tant que tel;
2) les importations de biens ".
12. Dans ce contexte, il y a lieu de constater, a titre préliminaire, que la juridiction nationale a posé sa question préjudicielle exclusivement par rapport à la livraison illégale de stupéfiants effectuée à l'intérieur de l'Etat membre en question. Or, le point de savoir si une telle opération est passible de la TVA n'a pas encore fait l'objet de la jurisprudence de la Cour, qui, en dehors des arrêts relatifs au régime douanier de stupéfiants importés en contrebande, n'a été amenée à se prononcer, dans son arrêt du 28 février 1984, précité, que sur l'interprétation de l'article 2, point 2, de la sixième directive au sujet d'une importation illégale de stupéfiants dans la communauté. Dans cet arrêt, la question des livraisons illégales à l'intérieur du pays n'a pas été tranchée.
13. A défaut de dispositions expresses de la directive sur ce point se pose d'abord la question de savoir si la livraison illégale de stupéfiants à l'intérieur du pays constitue ou non une opération imposable ou si la directive doit être interprétée comme laissant aux Etats membres la faculté d'en décider.
14. A cet égard, il y a lieu de constater, ainsi que la Cour l'a déjà dit à l'égard des importations de stupéfiants dans l'arrêt cite, que la directive ne saurait être interprétée comme laissant cette question en dehors de son champ d'application. Pareille interprétation serait inconciliable avec le but poursuivi par la directive, qui vise à une harmonisation étendue dans ce domaine, et notamment en ce qui concerne le champ d'application de la taxe sur la valeur ajoutée.
15. Il convient, ensuite, d'examiner si la sixième directive, eu égard a son contexte et a ses objectifs, s'oppose à la soumission à la TVA des stupéfiants à l'occasion de leur livraison illégale à l'intérieur du pays.
16. A ce propos, il y a lieu de constater que la sixième directive est fondée sur les articles 99 et 100 du traité CEE et qu'elle a pour objectif l'harmonisation ou le rapprochement des législations des Etats membres relatives aux taxes sur le chiffre d'affaires "dans l'intérêt du Marché commun ". Aux termes de ses troisième et quatrième considérants, l'établissement d'un système commun de TVA doit contribuer à la libération effective de la circulation des personnes, des biens, des services, des capitaux et à l'interpénétration des économies ainsi qu'à la réalisation d'un Marché commun comportant une saine concurrence et ayant des caractéristiques analogues à celles d'un véritable marché intérieur.
17. Or, la nocivité des stupéfiants étant généralement reconnue, leur commercialisation est interdite dans tous les Etats membres, exception faite d'un commerce strictement contrôlé en vue d'une utilisation à des fins médicales et scientifiques. Ainsi que la Cour l'a déjà jugé dans l'arrêt du 28 février 1984, précité, au sujet de leur importation illégale dans la communauté, ces produits relèvent, par définition, d'une interdiction totale d'importation et de commercialisation dans la communauté. La Cour a ajouté que de telles marchandises, dont l'introduction dans le circuit économique et commercial de la communauté est absolument exclue et dont l'importation illégale ne peut donner lieu qu'à des mesures répressives, sont tout a fait étrangères aux dispositions de la sixième directive concernant la définition de l'assiette et, par voie de conséquence, à celles concernant la naissance d'une dette fiscale en matière de taxe sur le chiffre d'affaires.
18. Ce raisonnement est également valable pour la perception de la TVA lors de la livraison à l'intérieur du pays. En effet, la circulation illicite de stupéfiants à l'intérieur du pays, qui ne peut donner lieu elle aussi qu'a des mesures répressives, est tout aussi étrangère aux objectifs susmentionnés de la sixième directive et, par voie de conséquence, à la naissance d'une dette fiscale en matière de taxe sur le chiffre d'affaires que l'importation illicite des mêmes stupéfiants.
19. En ce qui concerne la thèse développée en sens contraire par les trois Gouvernements qui sont intervenus dans cette affaire, il convient d'observer qu'elle semble être dictée par la crainte qu'il sera impossible de délimiter la jurisprudence relative au commerce illégal de stupéfiants d'autres opérations économiques illicites, de sorte que, par un traitement fiscale plus favorable du commerce illicite en general, le principe de neutralité fiscal du système de TVA serait entrave.
20. A cet égard, il faut admettre que le principe de neutralité fiscale s'oppose effectivement, en matière de perception de la TVA, a une différenciation généralisée entre les transactions licites et les transactions illicites. Cela n'est pourtant pas vrai pour la livraison de produits tels que les stupéfiants, qui présentent des caractéristiques particulières en ce qu'ils relèvent, par leur nature même, d'une interdiction totale de mise en circulation dans tous les Etats membres, à l'exception d'un circuit économique strictement surveille en vue d'une utilisation à des fins médicales et scientifiques. Dans une telle situation spécifique ou toute concurrence entre un secteur économique licite et un secteur illicite est exclue, le non assujettissement à la TVA ne saurait affecter le principe de neutralité fiscale.
21. Pour cette même raison, l'argument tire dans ce contexte par les trois Gouvernements de l'article 4, paragraphe 1, de la sixième directive, qui soumet à la TVA toute activité économique, "quels que soient les buts ou les résultats de cette activité", ne saurait être retenu. En effet, si la disposition invoquée, en définissant la notion d'assujetti, couvre généralement des opérations économiques sans distinguer des opérations licites et illicites, cette conclusion n'est pourtant pas pertinente pour le régime fiscal des stupéfiants, étant donné que ces produits sont déjà exclus du champ d'application de la TVA défini à l'article 2 de la sixième directive.
22. Il faut ajouter que cette constatation ne préjuge en rien la compétence des Etats membres pour poursuivre les infractions à leur législation en matière de stupéfiants par des sanctions appropriées avec toutes les conséquences que celles-ci peuvent comporter, notamment dans le domaine pécuniaire.
23. Il y a donc lieu de répondre à la première question que l'article 2, point 1, de la sixième directive doit être interprété en ce sens qu'aucune dette de taxe sur le chiffre d'affaires ne prend naissance lors de la livraison illégale de stupéfiants effectuée à l'intérieur du territoire d'un Etat membre dans la mesure ou ces produits ne font pas partie du circuit économique strictement surveille par les autorités compétentes en vue d'être utilisés à des fins médicales et scientifiques.
Sur les deuxième et troisième questions
24. Ces questions visent à savoir, en substance, si la règle du non assujettissement à la TVA s'applique également à la livraison illégale de stupéfiants à base de chanvre, et ce même dans la situation particulière ou les autorités d'un Etat membre, dans le cadre d'une politique répressive sélective, n'engagent pas systématiquement des poursuites pénales à l'encontre d'un petit commerce de détail de ces stupéfiants.
25. A cet égard, il convient d'observer d'emblée que, comme il ressort du dossier, les stupéfiants a base de chanvre, même s'ils sont qualifies dans l'un ou l'autre des Etats membres de "drogues douces", font l'objet d'une interdiction légale totale d'importation et de commercialisation dans la communauté. Il faut ajouter que ce type de stupéfiant compte parmi les substances dont, notamment, l'importation et le commerce doivent être limites exclusivement aux fins médicales et scientifiques, ainsi qu'il résulte de la convention unique sur les stupéfiants de 1961 (recueil des traites des nations unies, 520, n° 7515), à laquelle tous les Etats membres sont actuellement parties.
26. La réponse donnée à la première question préjudicielle couvre donc également les stupéfiants à base de chanvre en tant que tels.
27. Pour ce qui est de la question de savoir si une solution différente s'impose lorsque, comme en l'espèce, les autorités d'un Etat membre renoncent, dans des circonstances déterminées, à poursuivre un petit commerce de détail de ces stupéfiants, la Commission affirme que, dans un cas pareil, on est confronté à une opération économique qui n'est pas illégale par sa nature. En effet, les autorités compétentes, en ce qu'elles renoncent à une répression pénale, toléreraient cette transaction, ce qui reviendrait pratiquement à sa légalisation. Or, il ne serait pas justifié de soustraire une telle opération économique à la perception de la TVA.
28. Le Gouvernement néerlandais soutient, pour sa part, que, même si la vente de stupéfiants à base de chanvre ne fait, dans certaines circonstances, pas l'objet de poursuites pénales systématiques, cette transaction reste interdite par la loi. Ce caractère illégal ne serait pas effacé par le fait que, dans un souci d'efficacité des poursuites pénales, une certaine priorité est réservée à la répression d'autres délits considérés comme plus dangereux par les autorités compétentes. Par une telle politique se traduirait le principe reconnu aux Pays-Bas en matière de droit pénal selon lequel le Ministère public n'est pas tenu de poursuivre tous les délits portés à sa connaissance, mais peut procéder, en ce domaine, selon des critères d'opportunité.
29. A cet égard, il convient de constater d'abord que l'interdiction totale de commercialisation frappant les stupéfiants n'est pas affectée par le seul fait que les autorités nationales chargées de son application, en tenant compte des capacités personnelles et matérielles évidemment limitées et dans un souci de concentrer les ressources disponibles pour la lutte contre les stupéfiants, réservent une priorité moindre à la répression d'un certain type de commerce de stupéfiants parce qu'elles considèrent d'autres types comme plus dangereux. Une telle approche ne peut surtout pas assimiler le trafic illégal de stupéfiants au circuit économique strictement surveille par les autorités compétentes dans le domaine médical et scientifique. En effet, ce dernier commerce est effectivement légalise alors que le trafic interdit, même s'il est toléré dans certaines limites, reste illégal et peut, à tout instant, faire l'objet d'une intervention policière lorsque les autorités compétentes le jugent opportun.
30. Il convient d'observer, en second lieu, que l'harmonisation réalisée au niveau communautaire du système de taxe sur la valeur ajoutée serait compromise si le champ d'application de ladite taxe par rapport a une transaction illégale dépendait des modalités de répression effectivement pratiquées dans l'un ou l'autre des Etats membres, bien que l'interdiction de principe reconnue a cette transaction ne soit pas remise en cause dans l'état concerné.
31. Il y a donc lieu de répondre aux deuxième et troisième questions que la règle de non assujettissement à la TVA s'applique également à la livraison illégale de stupéfiants à base de chanvre, même si les autorités d'un Etat membre, dans le cadre d'une politique répressive sélective, n'engagent pas systématiquement des poursuites pénales à l'encontre d'un petit commerce de détail de ces stupéfiants.
Sur les dépens
32. Les frais exposés par la République fédérale d'Allemagne, la République française, le Royaume des Pays-Bas et la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR (sixième chambre),
Statuant sur les questions a elle soumises par le gerechtshof d'Amsterdam, par arrêt du 28 octobre 1986, dit pour droit :
1) l'article 2, point 1, de la sixième directive du Conseil, du 17 mai 1977, en matière d'harmonisation des législations des Etats membres relatives aux taxes sur le chiffre d'affaires - système commun de taxe sur la valeur ajoutée : assiette uniforme, doit être interprété en ce sens qu'aucune dette de taxe sur le chiffre d'affaires ne prend naissance lors de la livraison illégale de stupéfiants effectuée à l'intérieur du territoire d'un Etat membre, dans la mesure ou ces produits ne font pas partie du circuit économique strictement surveille par les autorités compétentes en vue d'être utilisés à des fins médicales et scientifiques.
2) cela vaut également pour la livraison illégale de stupéfiants a base de chanvre, même si les autorités d'un Etat membre, dans le cadre d'une politique répressive sélective, n'engagent pas systématiquement des poursuites pénales à l'encontre d'un petit commerce de détail de ces stupéfiants.