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Décisions

CJCE, 3e ch., 14 juillet 1988, n° 298-87

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Défendeur :

Smanor (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président de chambre :

M. Moitinho de Almeida

Avocat général :

Me Mischo

Juges :

MM Everling, Galmot

Avocats :

Mes Langlais, Mendel

CJCE n° 298-87

14 juillet 1988

LA COUR,

1. Par jugement du 15 juin 1987, tel que complété par jugement du 21 septembre 1987, le Tribunal de commerce de l'Aigle a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, une question préjudicielle relative à l'interprétation des articles 30 à 36 du traité et des articles 5, 15 et 16 de la directive 79-112 du Conseil, du 18 décembre 1978, relative au rapprochement des législations des Etats membres concernant l'étiquetage et la présentation des denrées alimentaires destinées au consommateur final ainsi que la publicité faite à leur égard (JO 1979, L 33, p. 1; ci-après "directive"), en vue d'être en mesure d'apprécier la compatibilité avec ces dispositions du décret français n° 82-184, du 22 février 1982.

2. Cette question a été soulevée dans le cadre d'une procédure de règlement judiciaire engagée, à l'encontre de la société Smanor SA (ci-après "Smanor"), devant le Tribunal de commerce de l'Aigle. Smanor est une société française spécialisée dans la production et la vente en gros de produits surgelés, notamment de yaourts pour lesquels elle pratique la surgélation sur la base d'un brevet de son invention. Depuis 1977, Smanor a fait l'objet de plusieurs démarches de la part des autorités françaises, destinées à lui interdire, sur la base des dispositions françaises applicables en cette matière, la commercialisation de ces produits sous la dénomination "yaourt" ou "yoghourt", et à l'obliger, de ce fait, à les vendre sur le territoire français sous la dénomination "lait fermenté surgelé".

3. L'article 2 du décret français n° 63-695, concernant la Répression des Fraudes en ce qui concerne les laits fermentés et le yaourt ou yoghourt (JORF du 16.7.1963, p. 6512), tel que modifie par le décret n° 82-184, du 22 février 1982 (JORF du 25.2.1982, p. 676), dispose que

"la dénomination " yaourt " ou " yoghourt " est réservée au lait fermenté frais obtenu, selon les usages loyaux et constants, par le développement des seules bactéries lactiques thermophiles spécifiques dites lactobacillus bulgaricus et streptococcus thermophilus, qui doivent être ensemencées simultanément et se trouver vivantes dans le produit mis en vente à raison d'au moins 100 millions de bactéries par gramme... Le yaourt ou yoghourt ne doit faire l'objet après coagulation du lait d'aucun traitement autre que la réfrigération, et éventuellement le brassage..."

4. Le Tribunal de commerce de l'Aigle a estimé que les difficultés de trésorerie de Smanor, qui sont à la base de la procédure de règlement judiciaire au principal, étaient liées à la règlementation française en matière de yaourts dans la mesure où elle aurait pour effet de contraindre Smanor soit à renoncer à ses débouchés français, soit à vendre ses yaourts surgelés dans une situation d'illégalité. Le Tribunal de commerce de l'Aigle a donc sursis à statuer et a demandé à la Cour de se prononcer à titre préjudiciel "sur l'interprétation des articles 30 à 36 du traité et des articles 5, 15 et 16 de la directive au regard du décret n° 82-184, du 22 février 1982".

5. Pour un plus ample expose des faits du litige au principal, des dispositions du droit national en cause ainsi que des observations présentées à la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-dessous que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.

Sur l'interprétation des articles 30 à 36 du traité

6. Par la première partie de sa question, la juridiction nationale vise, en substance, à savoir si les articles 30 et 34 du traité s'opposent à l'application par un Etat membre aux yaourts ayant subi une surgélation d'une législation nationale qui interdit leur commercialisation sous la dénomination "yaourt surgelé".

7. Le Gouvernement français soutient que la situation à l'origine du litige au principal ne relève pas des articles 30 et suivants du traité, étant donné que celle-ci vise l'application du droit français à une société française qui fabrique et commercialise des "yaourts" surgelés sur le territoire français, et que, des lors, il n'y a pas lieu de répondre à cette partie de la question préjudicielle.

8. Il est vrai que la règlementation française ne s'applique effectivement qu'aux produits vendus sur le marché français, sans incidence aucune sur les exportations vers les autres Etats membres, et qu'il n'y a donc pas lieu de l'examiner au regard de l'article 34 du traité, relatif aux mesures d'effet équivalent à des restrictions quantitatives à l'exportation. Toutefois, il ressort des observations non contestées de la Commission que des yaourts surgelés sont légalement fabriqués et commercialisés sous cette dénomination dans d'autres Etats membres; il n'est donc pas exclu que ces produits soient importés en France et que la législation française leur soit applicable.

9. Quant au point de savoir si Smanor peut utilement invoquer devant la juridiction nationale une gêne qu'apporterait la règlementation francaise à des importations de yaourts surgelés, il faut rappeler que, selon une jurisprudence constante de la Cour, il appartient aux juridictions nationales, dans le système de l'article 177 du traité, d'apprécier la pertinence des questions préjudicielles qu'elles posent à la Cour au regard des faits de l'affaire dont elles sont saisies.

10. Il convient donc d'examiner si et dans quelle mesure l'article 30 du traité s'oppose à une règlementation telle que la règlementation francaise, qui interdit la commercialisation, sur le territoire national, des yaourts ayant fait l'objet d'une surgélation sous la dénomination "yaourt surgelé".

11. Il y a lieu, d'abord, de rappeler que, selon la jurisprudence constante de la Cour (en premier lieu, l'arrêt du 11 juillet 1974, Procureur du Roi/Dassonville, 8-74, Rec. p. 837), l'interdiction des mesures d'effet équivalent à des restrictions quantitatives, édictée à l'article 30 du traité, englobe toute règlementation commerciale des Etats membres susceptible de faire obstacle directement ou indirectement, actuellement ou potentiellement, au commerce intracommunautaire.

12. Si l'interdiction indiquée ci-dessus, qui implique l'obligation d'utiliser une autre dénomination de vente, n'exclut pas, de façon absolue, l'importation dans l'Etat membre concerne de produits originaires d'autres Etats membres où s'y trouvant en libre pratique, elle est néanmoins susceptible de rendre leur commercialisation plus difficile et, par conséquent, d'entraver, au moins indirectement, les échanges entre les Etats membres (voir, notamment, l'arrêt du 16 décembre 1980, Fietje, 27-80, Rec. p. 3839).

13. A cet égard, il convient de préciser que la dénomination proposée par le Gouvernement français, à savoir "lait fermente surgelé", est moins connue des consommateurs que la dénomination "yaourt surgelé" et que le critère décisif pour l'interdiction de la dénomination "yaourt", à savoir la surgélation, se rattache à un mode de conservation qui revêt une importance particulière pour ce type de produits lorsqu'ils sont importés.

14. Une règlementation nationale, interdisant de commercialiser, sur le territoire national, des yaourts ayant fait l'objet d'une surgélation sous la dénomination "yaourt surgelé", constitue donc une mesure d'effet équivalent à une restriction quantitative au sens de l'article 30 du traité.

15. Il y a lieu de souligner, ensuite, qu'il résulte d'une jurisprudence constante de la Cour (voir, notamment, les arrêts du 20 février 1979, Rewe, 120-78, Rec. p. 649; du 10 novembre 1982, Rau, 261-81, Rec. p. 3961, et du 12 mars 1987, Commission/Allemagne, "bière", 178-84, Rec. p. 1227 que, en l'absence d'une réglementation commune de la commercialisation des produits concernes, les obstacles à la libre circulation intracommunautaire, résultant de disparités des règlementations nationales, doivent être acceptés dans la mesure où une telle règlementation, qui est indistinctement applicable aux produits nationaux et aux produits importés, peut être justifiée comme étant nécessaire pour satisfaire à des raisons d'intérêt général énumérées à l'article 36 du traité, comme la protection de la santé des personnes, ou à des exigences impératives tenant, entre autres, à la défense des consommateurs. Encore faut-il qu'une telle règlementation soit proportionnée à l'objet visé. Si un Etat membre dispose d'un choix entre différentes mesures aptes à atteindre le même but, il lui incombe de choisir le moyen qui apporte le moins d'obstacles à la liberté des échanges.

16. A la lumière de ces considérations, il convient de constater qu'il n'existe pas de règles communes ou harmonisées relatives à la fabrication ou à la commercialisation des yaourts, à l'exception de la directive qui ne concerne que l'étiquetage et la présentation des denrées alimentaires destinées au consommateur final et qui fait l'objet de la deuxième partie de la question préjudicielle, examinée ci-dessous. Le règlement n° 1898-87 du Conseil, du 2 juillet 1987, concernant la protection de la dénomination du lait et des produits laitiers lors de leur commercialisation (JO L 182, p. 36), tout en réservant, dans son article 2, paragraphe 2, la dénomination "yoghourt" aux seuls produits laitiers, se borne à renvoyer, pour l'essentiel, aux réglementations nationales en la matière.

17. En ce qui concerne la justification tirée de la protection de la santé des personnes, elle ne saurait être admise à l'égard d'une réglementation telle que celle décrite ci-dessus, qui n'interdit pas la commercialisation des yaourts surgelés, mais uniquement l'utilisation de la dénomination "yaourt".

18. Quant à la défense des consommateurs, la Cour a reconnu qu'il était légitime pour un Etat membre de veiller à ce que les consommateurs soient correctement informés sur les produits qui leur sont offerts et de leur donner ainsi la possibilité d'opérer leur choix en fonction de cette information (voir les arrêts du 12 mars 1987, précité, et du 23 février 1988, Commission/France, "succedanes de lait", 216-84, Rec. p. 0000).

19. Une telle information peut cependant être assurée de manière efficace, sans interdire pour autant l'utilisation de la dénomination "yaourt", par l'exigence d'un étiquetage adéquat, comportant l'adjonction obligatoire du qualificatif "surgelé", pour bien mettre en évidence le traitement particulier subi par les produits en cause.

20. Une telle solution s'impose d'autant plus que l'article 5, paragraphe 3, de la directive prévoit que la dénomination de vente d'une denrée alimentaire peut être assortie d'une indication de l'Etat physique ou du traitement spécifique qu'elle a subi, et mentionne expressément, dans ce contexte, l'Etat "surgelé".

21. Il n'en serait autrement que dans l'hypothèse ou le yaourt ayant subi une surgélation ne présente plus les caractéristiques auxquelles s'attend le consommateur en achetant un produit sous la dénomination "yaourt".

22. A cet égard, il convient de constater qu'il ressort tant du codex alimentarius de la fao et de l'organisation mondiale de la santé que des règlementations de plusieurs Etats membres, citées par la Commission, que l'élément caractéristique du produit commercialisé comme "yaourt" est la présence de bactéries lactiques vivantes, en quantité abondante.

23. Dans ces conditions, l'interdiction, par une règlementation nationale, de l'utilisation de la dénomination "yaourt" pour la vente de produits surgelés apparaît comme disproportionnée par rapport à l'objectif tenant à la défense des consommateurs, lorsque les caractéristiques des produits surgelés ne sont pas substantiellement différentes, notamment en ce qui concerne le nombre de bactéries, des produits frais, et qu'un étiquetage approprié, assorti d'une date limite de vente ou de consommation, suffit pour assurer une information correcte des consommateurs.

24. Il appartient à la juridiction nationale, saisie au fond, d'apprécier, compte tenu des éléments dont elle dispose, si les différences que présentent les yaourts surgelés par rapport aux exigences posées par la règlementation nationale relative aux yaourts frais, sont à ce point importantes qu'elles justifient une différence de dénomination.

25. Il convient donc de répondre à la première partie de la question préjudicielle posée par le Tribunal de commerce de l'Aigle, que l'article 30 du traité s'oppose à ce qu'un Etat membre applique aux produits importés d'un autre Etat membre où ils sont légalement produits et commercialisés, une règlementation nationale qui réserve le droit d'utiliser la dénomination "yaourts" aux seuls yaourts frais, à l'exclusion des yaourts surgelés, lorsque les caractéristiques de ces derniers produits ne sont pas substantiellement différentes de celles des produits frais, et qu'un étiquetage approprié, assorti d'une date limite de vente ou de consommation, suffit pour assurer une information correcte des consommateurs.

Sur l'interprétation de la directive 79-112 du Conseil

26. La deuxième partie de la question préjudicielle posée par la juridiction nationale revient, en substance, à savoir si les articles 5, 15 et 16 de la directive doivent être interprétés en ce sens qu'ils s'opposent à ce qu'une règlementation nationale, en matière de dénomination de vente, refuse la dénomination "yaourt" à des yaourts ayant subi une surgélation.

27. Le Gouvernement français soutient que la référence faite par la juridiction nationale aux articles précités de la directive n'est pas pertinente. Il se réfère, à cet égard, notamment à l'article 5 de la directive, qui réserverait aux Etats membres la compétence en matière de dénomination de vente des denrées alimentaires.

28. En ce qui concerne l'article 5 de la directive, il convient de constater que, selon son paragraphe 1, la dénomination de vente d'une denrée alimentaire est la dénomination prévue par les dispositions législatives, règlementaires ou administratives qui lui sont applicables et, à défaut, le nom consacré par les usages de l'Etat membre dans lequel s'effectue la vente au consommateur final, ou une description de la denrée alimentaire, et si nécessaire de son utilisation, suffisamment précisé pour permettre à l'acheteur d'en connaître la nature réelle et de la distinguer des produits avec lesquels elle pourrait être confondue.

29. S'il est vrai que cette disposition se réfère aux dénominations prévues par les règlementations nationales des Etats membres, sa signification et sa portée exactes doivent néanmoins être appréciées en tenant compte du contexte dans lequel elle se situe, notamment de la finalité générale de la directive et de son économie.

30. A cet égard, il convient d'observer qu'il ressort tant de la motivation de la directive que des termes de son article 2 qu'elle a été conçue dans le souci de l'information et de la protection du consommateur final des denrées alimentaires, notamment en ce qui concerne la nature, l'identité, les qualités, la composition, la quantité, la durabilité, l'origine ou la provenance et le mode de fabrication ou d'obtention de ces produits.

31. En ce qui concerne plus particulièrement la surgélation des denrées alimentaires, le paragraphe 3 de l'article 5 prévoit que la dénomination de vente comporte ou est assortie d'une indication de l'état physique dans lequel se trouve la denrée alimentaire ou du traitement spécifique qu'elle a subi, au cas où l'omission de cette indication serait susceptible de créer une confusion dans l'esprit de l'acheteur. Les exemples donnés à cet égard comportent les indications de "en poudre, lyophilise, surgelé, concentré, fumé".

32. L'Etat surgelé d'un produit étant expressément mentionne dans cette disposition, il convient de conclure qu'un Etat membre ne saurait refuser l'utilisation d'une dénomination déterminée à un produit donne pour la seule raison que celui-ci a subi un traitement de surgélation, pour autant qu'il continue à remplir, après avoir été ainsi traité, les autres conditions fixées par la règlementation nationale pour l'octroi de la dénomination en cause.

33. La question de savoir si le yaourt, une fois surgelé, répond toujours à ces autres conditions fixées par la règlementation francaise pour l'octroi de la dénomination "yaourt" est une question de fait dont l'appréciation appartient à la juridiction nationale.

34. En ce qui concerne l'article 15 de la directive, qui permet l'interdiction du commerce des denrées alimentaires conformes au règles prévues par la directive, résultant de l'application de dispositions nationales non harmonisées en matière d'étiquetage et de présentation des denrées alimentaires, il suffit de constater que les raisons qui peuvent, selon son paragraphe 2, justifier de telles interdictions, en l'occurrence la protection de la santé publique et la répression de tromperies, ne sont pas, ainsi qu'il a été démontré ci-dessus, en cause en l'espèce.

35. Il convient de constater, enfin, que l'article 16 de la directive ne s'applique, selon ses termes mêmes, que s'il y est fait expressément référence, ce qui n'est pas le cas pour les articles 5 et 15.

36. Il convient donc de répondre à la deuxième partie de la question préjudicielle que les dispositions de la directive 79-112, et notamment son article 5, doivent être interprétées en ce sens qu'elles s'opposent à l'application d'une réglementation nationale qui refuse la dénomination de vente "yaourt" à des produits importés ou d'origine nationale ayant subi une surgélation, lorsque ceux-ci répondent, par ailleurs, aux exigences fixées par la règlementation nationale pour l'octroi de cette dénomination aux produits frais.

Sur les dépens

37. Les frais exposés par les Gouvernements français et néerlandais ainsi que par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR (troisième chambre),

Statuant sur la question préjudicielle à elle soumise par le Tribunal de commerce de l'Aigle, par jugement du 15 juin 1987, tel que complété par jugement du 21 septembre 1987, dit pour droit :

1) l'article 30 du traité s'oppose à ce qu'un Etat membre applique aux produits importés d'un autre Etat membre, ou ils sont légalement produits et commercialisés, une règlementation nationale qui réserve le droit d'utiliser la dénomination "yaourt" aux seuls yaourts frais, à l'exclusion des yaourts surgelés, lorsque les caractéristiques de ces derniers produits ne sont pas substantiellement différentes de celles des produits frais, et qu'un étiquetage approprié, assorti d'une date limite de vente ou de consommation, suffit pour assurer une information correcte des consommateurs.

2) les dispositions de la directive 79-112, et notamment son article 5, doivent être interprétées en ce sens qu'elles s'opposent à l'application d'une règlementation nationale qui refuse la dénomination de vente "yaourt" à des produits importés ou d'origine nationale ayant subi une surgélation, lorsque ceux-ci répondent, par ailleurs, aux exigences fixées par la règlementation nationale pour l'octroi de cette dénomination aux produits frais.