CJCE, 17 septembre 1987, n° 433-85
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Jacques Feldain
Défendeur :
Directeur des services fiscaux du département du Haut-Rhin
LA COUR,
1. Par jugement du 19 décembre 1985, parvenu à la Cour le 30 décembre 1985, le Tribunal de grande instance de Mulhouse a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, une question préjudicielle relative à l'interpretation de l'article 95 de ce traité.
2. Cette question a été soulevée dans le cadre d'un litige qui oppose M. Feldain au directeur général des impôts. M. Feldain, qui est propriétaire d'une voiture d'une puissance fiscale supérieure à 16 cv, a dû acquitter la taxe spéciale qui était prévue pour ces véhicule par l'article 1007 du Code général des impôts. Cette taxe avait un caractère forfaitaire et était d'un montant nettement plus élevé que celui de la taxe différentielle frappant les véhicules dont la puissance fiscale était inférieure à 16 cv.
3. Le 5 septembre 1984, M. Feldain a introduit une réclamation tendant au remboursement de la différence entre le montant de la taxe spéciale qu'il avait dû payer pour les années 1983 et 1984 et celui de la taxe différentielle frappant les véhicules de la catégorie de 12 à 16 cv. Cette réclamation étant restée sans suite, il a introduit, le 20 novembre 1984, un recours devant le Tribunal de grande instance de Mulhouse.
4. Par arrêt du 9 mai 1985 (Humblot, 112-84, Rec. p. 1375), la Cour de justice a dit pour droit que " l'article 95 du traité interdit de soumettre les voitures dépassant une certaine catégorie fiscale à une taxe spéciale fixe dont le montant est plusieurs fois le montant le plus élevé de la taxe progressive qui doit être acquittée pour les voitures n'atteignant pas cette puissance fiscale lorsque les seules voitures frappées par la taxe spéciale sont des voitures importées, notamment d'autres Etats membres ".
5. Le 11 juillet 1985, alors que le Tribunal de grande instance de Mulhouse n'avait pas encore rendu son jugement, a été adoptée la loi n° 85-695 (JORF du 12.7.1985, p. 7855), qui a supprimé la taxe spéciale et l'a remplacée par une taxe différentielle. Cette loi a créé neuf tranches d'imposition, à savoir : en dessous de 4 cv, de 5 à 7 cv, 8 et 9 cv, 10 et 11 cv, de 12 à 16 cv, 17 et 18 cv, 19 et 20 cv, 21 et 22 cv, et 23 cv et plus. A chacune de ces tranches correspond un coefficient, à savoir : 1, 1,9, 4,5, 5,3, 9,4, 14,1, 21,1, 31,7 et 47,6. Le montant de la taxe différentielle résulte de la multiplication d'un tarif de base, voté annuellement par les conseils généraux des divers départements, par les coefficients correspondant à la tranche d'imposition concernée.
6. En vertu de la réglementation française, la puissance fiscale est calculée en fonction de plusieurs facteurs. En premier lieu, cette puissance dépend de la nature du carburant utilisé par le véhicule, essence ou diesel. En second lieu, elle est liée à la cylindrée de la voiture. Cette cylindrée est divisée par un facteur, appelé facteur K, qui est égal à la " moyenne des vitesses théoriquement atteintes par la voiture concernée à mille tours par minute sur chacun des rapports de la boîte de vitesses ". Cependant, pour les véhicules d'une puissance réelle supérieure à 100 KW, le facteur K est limité vers le haut à 21. En ce qui concerne les voitures à boîte de vitesses automatique, le facteur K était, à l'origine, calculé sur tous les rapports de cette boîte. Toutefois, depuis une circulaire administrative d'avril 1983, lorsqu'une boîte automatique comporte quatre rapports, seuls trois d'entre eux entrent en ligne de compte. En troisième lieu, le résultat de la division de la cylindrée par le facteur K est élevé a l'exposant 1,48.
7. La loi du 11 juillet 1985 a prévu que, dans les litiges en cours, les propriétaires ayant du acquitter la taxe spéciale et ayant introduit leur recours avant le 9 mai 1985, date de l'arrêt Humblot (précité), ont droit au remboursement de la différence entre la taxe spéciale et le montant de la nouvelle taxe différentielle frappant les véhicules du type en cause. Néanmoins, M. Feldain a continué de soutenir qu'il avait droit à la restitution de la différence entre le montant de la taxe spéciale et celui de la taxe différentielle frappant les véhicules de 12 à 16 cv. En effet, pour lui, la nouvelle loi serait aussi en contrariété avec l'article 95 du traité et devrait donc être déclarée inapplicable. L'administration fiscale, pour sa part, a estimé qu'il convenait de limiter le remboursement de la manière prescrite par la nouvelle loi.
8. C'est dans ces conditions que le Tribunal de Grande Instance de Mulhouse a été amené à poser à la Cour la question de savoir si " l'article 95 du traité interdit de soumettre les véhicules automobiles dépassant une certaine puissance fiscale à une taxe différentielle dont le montant augmente de façon exponentielle en fonction de ladite puissance fiscale, définie elle-même par une formule qui tend à faire tomber sous le coup de ladite majoration exponentielle tout véhicule ayant une cylindrée donnée, et non fabriqué en France, ou ne sont pas construits de tels véhicule, contrairement à certains pays, notamment de la communauté ".
9. Pour expliquer sa question, la juridiction nationale a souligné, dans les motifs de son jugement de renvoi, les points sur lesquels la réglementation française pourrait être incompatible avec l'article 95 du traité. En premier lieu, le facteur de progression des coefficients multiplicateurs, c'est-à-dire le rapport existant entre chacun de ces coefficients, deviendrait exponentiel au-delà de la tranche d'imposition de 12 à 16 cv, qui est la dernière ou se situent des voitures de fabrication française. En second lieu, la réglementation regroupe cinq puissances fiscales, à savoir de 12 à 16 cv, dans une seule tranche d'imposition, alors que les tranches d'imposition supérieures, qui ne concernent que des voitures importées, n'incluent que deux ou trois puissances fiscales. En troisième lieu, la juridiction nationale attire l'attention sur la limitation du paramètre K, qui créerait un effet discriminatoire au détriment des voitures importées. En quatrième lieu, elle considère que le mode de calcul du paramètre K pour les boîtes automatiques pourrait aussi avoir un effet discriminatoire.
10. Pour l'exposé des observations présentées par le demandeur au principal, par le Gouvernement français, par le Gouvernement du Royaume-Uni et par la Commission, il est renvoyé au rapport d'audience.
11. A titre préliminaire, il convient de rappeler que la Cour, dans son arrêt du 9 mai 1985 (Humblot, précité), a reconnu qu'" en l'état actuel du droit communautaire les Etats membres restent libres de soumettre des produits comme les voitures à un système de taxe de circulation dont le montant augmente progressivement en fonction d'un critère objectif ". La Cour a toutefois précisé qu'un tel système d'imposition intérieure n'est " légitime au regard de l'article 95 que pour autant qu'il soit exempt de tout effet discriminatoire ou protecteur ". La Cour a jugé que tel n'était pas le cas de la taxe spéciale, qui entraînait " une taxation beaucoup plus importante que celle qui résulterait du passage d'une catégorie de voitures à l'autre dans un système de taxation progressive comportant des écarts équilibrés ".
12. Il importe de vérifier si une réglementation du type de celle qui est en cause devant la juridiction nationale satisfait à ces principes.
13. En premier lieu, il convient de constater que le facteur de progression des coefficients se situe entre 1,2 et 2,4 pour les tranches d'imposition inférieures à 16 cv, tandis qu'il est de 1,5 pour les tranches d'imposition supérieures. Il n'existe donc, dans la progression de ces coefficients, aucune différence significative qui permette de déceler un éventuel effet discriminatoire ou protecteur en faveur des voitures de fabrication française.
14. En second lieu, il convient de relever que la réglementation en cause institue en général des tranches d'imposition comprenant deux ou trois puissances fiscales. Il n'en est autrement que pour les voitures ayant une puissance fiscale comprise entre 12 et 16 cv, qui tombent dans une seule tranche d'imposition beaucoup plus large. La progression normale de la taxation est ainsi freinée pour celles de ces voitures qui ont la puissance fiscale la plus élevée dans cette tranche d'imposition. Il résulte des informations fournies à la Cour par la juridiction nationale dans son jugement de renvoi que la tranche d'imposition de 12 à 16 cv est la dernière dans laquelle figurent des voitures de fabrication française et que seules des voitures importées d'autres Etats membres figurent dans les tranches d'imposition supérieures à 16 cv. Un tel agencement des tranches d'imposition a pour conséquence que les voitures de fabrication française de haut de gamme sont à l'abri de la progression normale de la taxe. Il présente, dès lors, un effet discriminatoire ou protecteur au sens de l'article 95 du traité en faveur des voitures de fabrication française.
15. En troisième lieu, en ce qui concerne les modalités de calcul de la puissance fiscale des véhicule automobiles, il y a lieu de constater que, en limitant le facteur K à un maximum de 21 pour les voitures ayant une puissance réelle supérieure à 100 KW, la réglementation en cause a pour effet d'attribuer aux voitures ayant une boîte de vitesses manuelle, et dont la cylindrée est supérieure à 3 109,7 cm3, des puissances fiscales supérieures à 16 cv. Par ailleurs, lorsque le facteur K est limité, seule la cylindrée détermine la puissance fiscale. La cylindrée étant élevée à l'exposant 1,48, toute augmentation de cylindrée a pour effet de faire tomber ces voitures dans les tranches d'imposition les plus hautes.
16. Il apparaît des informations fournies à la Cour par le demandeur au principal, qui n'ont pas été contestées par le Gouvernement français, qu'aucune voiture de fabrication française n'a une cylindrée supérieure à 3 109,7 cm3. Dans ces conditions, la limitation du facteur K à 21 a pour effet de ne faire entrer dans les tranches supérieures d'imposition que des voitures importées, alors que, sans cette limitation, ces voitures se verraient attribuer des puissances fiscales moindres. Une telle limitation ne se justifie pas par des considérations tenant à la consommation d'essence. En effet, il n'existe aucune différence notable à cet égard entre les voitures atteintes par la limitation du facteur K et d'autres voitures comparables qui y échappent. Il y a donc lieu de constater que cette modalité de détermination de la puissance fiscale ne présente pas un caractère objectif et aboutit à favoriser les voitures de fabrication française.
17. En quatrième lieu, en ce qui concerne les modalités de calcul du facteur k pour les voitures a boîte de vitesses automatique, il résulte du dossier que la réglementation française a été modifiée pour tenir compte de l'existence des boîtes de vitesses automatiques à quatre rapports apparues plus tard sur le marché. Il n'apparaît toutefois pas que ces modalités nouvelles de calcul aient un quelconque effet discriminatoire ou protecteur en faveur des véhicule de fabrication française, ceux-ci étant tout autant affectés que les véhicules importés d'autres Etats membres.
18. Dans ces conditions, il y a lieu de conclure que les modalités de calcul de la taxe différentielle sont telles que les voitures importées d'autres Etats membres sont les seules à entrer dans les catégories fiscales les plus lourdement taxées, sans que cela soit justifié sur la base d'un critère objectif. Comme une telle situation conduit les propriétaires de telles voitures à supporter un coût supplémentaire, les consommateurs sont incités à acheter, parmi les véhicules de haut de gamme, des voitures de fabrication française plutôt que des voitures importées d'autres Etats membres.
19. Au vu des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre qu'un système de taxe de circulation qui, d'une part, par l'établissement d'une tranche d'imposition comportant plus de puissances fiscales que les autres, freine la progression normale de la taxe au profit des voitures de haut de gamme de fabrication nationale et, d'autre part, comporte des modalités de détermination de la puissance fiscale défavorables aux voitures importées d'autres Etats membres a un effet discriminatoire ou protecteur au sens de l'article 95 du traité.
Sur les dépens
20. Les frais exposés par le Gouvernement français, par celui du Royaume-Uni et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient a celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
Statuant sur la question à elle soumise par le Tribunal de grande instance de Mulhouse, par jugement du 19 décembre 1985, dit pour droit :
Un système de taxe de circulation qui, d'une part, par l'établissement d'une tranche d'imposition comportant plus de puissances fiscales que les autres, freine la progression normale de la taxe au profit des voitures de haut de gamme de fabrication nationale et, d'autre part, comporte des modalités de détermination de la puissance fiscale défavorables aux voitures importées d'autres Etats membres a un effet discriminatoire ou protecteur au sens de l'article 95 du traité.