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Décisions

CJCE, 18 mars 1980, n° 52-79

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Procureur du Roi

Défendeur :

Debauve, Denuit, Lohest, Coditel (SA), Association liégeoise d'électricité, Fédération nationale du mouvement coopératif féminin, Fédération belge des coopératives, Vie féminine, Radio-télévision belge de la communauté française

CJCE n° 52-79

18 mars 1980

LA COUR,

1. Par jugement du 23 février 1979, parvenu à la Cour le 3 avril 1979, le Tribunal Correctionnel de Liège a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, deux questions relatives à l'interpretation des articles 59 et 60 du traité au regard de certains problèmes concernant la transmission de publicité commerciale par télédistribution.

2. Ces questions ont été soulevées dans le cadre de poursuites pénales intentées devant le Tribunal de Police de Liège contre trois personnes pour avoir contrevenu à une interdiction de transmettre des émissions de radiodiffusion télévisuelle revêtant un caractère de publicité commerciale, et mettant en cause deux sociétés de droit belge, civilement responsables pour les trois prévenus, leurs préposés. Ces poursuites ont été entamées à l'initiative notamment de trois associations représentatives de consommateurs ou d'intérêts culturels, ainsi que d'un certain nombre de personnes physiques, qui se sont constituées parties civiles devant le tribunal de police celui-ci ayant acquitté les prévenus et mis hors de cause les sociétés civilement responsables, les trois associations et certaines des autres parties civiles, ainsi que le Ministère public ont interjeté appel devant le tribunal correctionnel ;

3. Il ressort du dossier que les deux sociétés en cause assurent, avec l'autorisation de l'administration belge, un service de télédistribution qui couvre une partie du territoire belge Les postes récepteurs de télévision des abonnés à ce service sont reliés par câble à une antenne centrale aux caractéristiques techniques spéciales, qui permettent de capter les émissions belges et certaines émissions étrangères que l'abonné ne pourrait pas capter dans tous les cas sur une antenne individuelle, et qui améliorent en outre la qualité des images et du son reçus par l'abonné ;

4. Les poursuites concernent la distribution en Belgique, par le système de télédistribution ainsi mis en place, de messages télévisés émis par des émetteurs établis hors de la Belgique, pour autant que ces messages comportent une publicité commerciale la législation belge interdit aux instituts nationaux de radiodiffusion-télévision, qui ont le monopole légal des émissions, de procéder à des émissions revêtant un caractère de publicité commerciale. En ce qui concerne la télédistribution, l'article 21 de l'arrêté royal du 24 décembre 1966 (moniteur belge du 24 janvier 1967) interdit également la transmission des émissions revêtant un caractère de publicité commerciale ;

5. Le jugement de renvoi constate qu'en pratique, les télédistributeurs n'ont pas tenu compte de cette interdiction et qu'ils ont transmis les programmes étrangers sans couper les séquences publicitaires ; que cette pratique a été tolérée par le Gouvernement belge qui n'a appliqué aucune sanction et n'a procédé à aucun retrait d'autorisation ; et qu'une partie importante des téléspectateurs belges peut capter les programmes étrangers sans le concours des relais organisés par les sociétés de télédistribution ;

6. C'est en considération de ces circonstances de fait que le tribunal correctionnel a formulé ses questions relatives aux articles 59 et 60 du traité. Il estime que l'application de l'interdiction en question pourrait avoir des incidences sur la liberté de prestations de services au niveau communautaire. En effet, selon le tribunal, les instituts d'émission étrangers tireraient une partie appréciable de leurs revenus de la publicité qui leur est confiée par les annonceurs, de manière que la coupure des messages publicitaires en Belgique pourrait inciter ces annonceurs a restreindre ou a supprimer leur publicité commerciale ; par ailleurs, les annonceurs, commerçants ou industriels, établis dans les pays voisins, atteindraient de façon plus restreinte le marché belge auquel ils adressaient jusqu'alors leurs messages et offraient leurs services.

7. Les questions posées par le tribunal correctionnel sont libellées comme suit :

" 1 Eu égard à l'arrêt de la Cour de justice du 30 avril 1974 dans l'affaire 155-73, Sacchi, l'article 59 du traité de Rome doit-il être interprété comme interdisant toute réglementation nationale s'opposant à la transmission par les sociétés de distribution de télévision par fil de messages publicitaires, alors que la captation naturelle de tels messages dans les zones de réception des émetteurs étrangers reste possible et licite, compte tenu notamment de ce que :

A°) une telle réglementation introduirait une discrimination fondée sur la localisation géographique de l'émetteur étranger qui ne pourrait émettre de messages publicitaires que dans sa zone de réception naturelle, ces zones pouvant, du fait des densités de population différente, présenter un intérêt publicitaire très différent,

B°) une telle réglementation introduirait une restriction disproportionnée par rapport à l'objet envisagé du fait que celui-ci - à savoir l'interdiction de la publicité télévisée - ne pourrait jamais être entièrement réalisé en raison de l'existence de zones naturelles de captation

2. Eu égard à l'arrêt de la cour de justice du 3 décembre 1974 dans l'affaire 33-74, Van Binsbergen, les articles 59 et 60 du traité de Rome doivent-ils être interprétés comme ayant un effet direct à l'encontre de toute réglementation nationale dans la mesure ou une telle réglementation n'établit aucune discrimination formelle à l'encontre du prestataire en raison de sa nationalité ou de sa résidence (en l'espèce l'interdiction de retransmettre des messages publicitaires) ? "

8. Avant d'examiner ces questions, la Cour rappelle qu'elle a déjà dit pour droit, dans son arrêt du 30 avril 1974 ( affaire 155-73, Sacchi, Recueil 1974, p 409 ), que l'émission de messages télévisés, y compris ceux ayant un caractère publicitaire, relève, en tant que telle, des règles du traité relatives aux prestations de services. Il n'y a aucune raison de réserver un traitement différent à la transmission de tels messages par voie de télédistribution.

9. Toutefois, il y a lieu de faire observer que les dispositions du traité relatives à la libre prestation de services ne pourraient s'appliquer aux activités dont tous les éléments pertinents se cantonnent à l'intérieur d'un seul Etat membre. La question de savoir si tel est le cas dépend de constatations de fait qu'il appartient à la juridiction nationale d'établir. Le tribunal correctionnel ayant estimé en l'espèce que, dans les circonstances données, les prestations de services qui sont à l'origine des poursuites dont elle se trouve saisie sont de nature à relever des dispositions du traité relatives aux prestations de services, il convient d'examiner les questions posées dans cette même perspective.

10. La question centrale soulevée par la juridiction nationale vise à savoir si les articles 59 et 60 du traité doivent être interprétés comme interdisant toute réglementation nationale s'opposant à la transmission de messages publicitaires par voie de télédistribution, dans la mesure ou une telle réglementation n'établit aucune distinction en ce qui concerne l'origine des messages, la nationalité du prestataire de services ou le lieu d'établissement de celui-ci.

11. Aux termes de l'article 59, alinéa 1, du traité, les restrictions à la libre prestation de services à l'intérieur de la communauté sont progressivement supprimées au cours de la période de transition, à l'égard des ressortissants des Etats membres de la communauté. Les impératifs de cette disposition comportent l'élimination de toutes discriminations à l'encontre du prestataire en raison de sa nationalité ou de la circonstance qu'il est établi dans un Etat membre autre que celui où la prestation doit être fournie.

12. Compte tenu de la nature particulière de certaines prestations de services, telles que l'émission et la transmission de messages télévisés, on ne saurait considérer comme incompatibles avec le traité des exigences spécifiques imposées aux prestataires, qui seraient motivées par l'application de règles régissant certains types d'activité, justifiées par l'intérêt général et incombant à toute personne ou entreprise établie sur le territoire dudit Etat membre, dans la mesure ou un prestataire établi dans un autre Etat membre n'y serait pas soumis à des prescriptions similaires.

13. Il résulte des informations données à la Cour pendant la présente procédure que l'émission de messages publicitaires par télévision fait l'objet, dans les différents Etats membres, de régimes juridiques fort divergents qui vont d'une prohibition presque totale, comme elle est pratiquée en Belgique, par des réglementations comportant des limitations plus ou moins strictes, jusqu'à des régimes de large liberté commerciale. A défaut d'harmonisation des législations nationales et compte tenu des considérations d'intérêt général inhérentes aux réglementations limitatives en cette matière, l'application des législations en cause ne saurait être considérée comme constituant une restriction à la libre prestation de services pour autant que ces législations traitent de façon identique toutes prestations en la matière, quelle qu'en soit l'origine et quelle que soit la nationalité ou le lieu d'établissement des prestataires.

14. C'est à la lumière de ces considérations qu'il convient d'apprécier une interdiction du genre de celle que comporte la législation belge évoquée par la juridiction nationale. Il importe de relever que l'interdiction de transmettre des messages publicitaires par télédistribution, figurant à l'arrêté Royal précité, ne saurait être examinée isolement. Il ressort de l'ensemble de la législation belge en matière de radiodiffusion que cette interdiction est le corollaire de la défense faite aux instituts de radiodiffusion belges de procéder à des émissions de publicité commerciale. C'est de cette façon également que le jugement de renvoi présente la législation applicable, en indiquant que c'est pour maintenir la conformité avec le régime imposé aux instituts de radiodiffusion nationaux que l'arrêté Royal interdit la transmission des séquences publicitaires.

15. En l'absence d'une harmonisation des règles applicables, une interdiction de ce genre rentre dans le cadre de la compétence laissée à chaque Etat membre de réglementer, de restreindre ou même d'interdire totalement, sur son territoire, pour des raisons d'intérêt général, la publicité télévisée. Il n'en est pas différemment si de telles restrictions ou interdictions s'étendent à la publicité télévisée originaire d'autres Etats membres si tant est qu'elles soient effectivement appliquées dans les mêmes termes aux organismes de télévision nationaux.

16. Il y a donc lieu de répondre que les articles 59 et 60 du traité n'interdisent pas une réglementation nationale s'opposant à la transmission de messages publicitaires par télédistribution, de même qu'à l'émission de messages publicitaires par télévision, si cette réglementation est appliquée sans distinction en ce qui concerne l'origine, nationale ou étrangère, de ces messages, ou la nationalité du prestataire, ou le lieu de son établissement.

17. Compte tenu de cette réponse, la question posée en ce qui concerne les conséquences pouvant découler de l'applicabilité directe des articles 59 et 60 du traité en cas de conflit entre ces dispositions et la législation nationale n'a plus d'objet.

18. La juridiction nationale demande encore si une réglementation s'opposant à la transmission par télédistribution de messages publicitaires ne constitue pas une mesure disproportionnée par rapport à l'objectif visé, du fait que l'interdiction de diffuser la publicité commerciale télévisée reste relativement inefficace, compte tenu de l'existence, dans l'Etat membre concerne, de zones naturelles de captation de certains postes étrangers.

19. Comme la transmission par télédistribution permet d'étendre la diffusion des messages télévisées et d'en améliorer la pénétration, les restrictions ou interdictions imposées sur son territoire par un Etat membre en matière de publicité télévisée ne perdent pas leur raison d'être par la circonstance que les émetteurs étrangers peuvent être captés également sur tout le territoire national, ou dans certaines zones de celui-ci, sans l'intermédiaire d'un système de télédistribution. La question posée doit donc recevoir une réponse négative.

20. Finalement, la juridiction nationale veut savoir si une réglementation nationale s'opposant à la transmission par télédistribution de messages publicitaires introduit une discrimination à l'égard des émetteurs étrangers, du fait que leur localisation géographique ne leur permet d'assurer la diffusion de leurs messages que dans la zone de captation naturelle.

21. Par cette question, la juridiction nationale se réfère aux limites spatiales imposées à la diffusion de messages télévisés en fonction, d'une part, du relief naturel du terrain et des constructions urbaines et, d'autre part, des caractéristiques techniques des procédés de diffusion utilisés. Sans doute, ces données naturelles et techniques entraînent des différences en ce qui concerne la captation des messages télévisés, compte tenu de la corrélation entre la situation des postes émetteurs et des récepteurs. De telles différences, dues à des phénomènes naturels, ne sauraient cependant être qualifiées de " discrimination " au sens du traité, celui-ci ne qualifiant de la sorte que les différences de traitement résultant des activités humaines, et notamment de mesures prises par les autorités publiques. Au surplus, il convient de faire remarquer que la communauté, même si elle est intervenue à certains égards pour compenser des inégalités naturelles, n'a aucune obligation de prendre des mesures destinées à effacer des différences de situation du genre de celles envisagées par la juridiction nationale.

22. Il y a donc lieu de répondre qu'une réglementation nationale s'opposant à la transmission par télédistribution de messages publicitaires ne saurait être considérée ni comme constituant une mesure disproportionnée par rapport à l'objectif visé, du fait que l'interdiction en question reste relativement inefficace compte tenu de l'existence de zones naturelles de captation, ni comme établissant une discrimination prohibée par le traité à l'égard des émetteurs étrangers, du fait que leur localisation géographique ne leur permet d'assurer la diffusion de leurs messages que dans la zone de captation naturelle

Sur des dépens

23. Les frais exposés par le Gouvernement de la République Fédérale d'Allemagne, par le Gouvernement du Grand-duché de Luxembourg, par le Gouvernement du Royaume-Uni, par le Gouvernement de la République française, et par la commission des communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet de remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

La Cour,

Statuant sur les questions à elle soumises par le Tribunal Correctionnel de Liège par jugement du 23 février 1979, dit pour droit :

1°) les articles 59 et 60 du traité CEE n'interdisent pas une réglementation nationale s'opposant à la transmission de messages publicitaires par télédistribution, de même qu'à l'émission de messages publicitaires par télévision, si cette réglementation est appliquée sans distinction en ce qui concerne l'origine, nationale ou étrangère, de ces messages, ou la nationalité du prestataire, ou le lieu de son établissement.

2°) une réglementation nationale s'opposant à la transmission par télédistribution de messages publicitaires ne saurait être considérée ni comme constituant une mesure disproportionnée par rapport à l'objectif visé, du fait que l'interdiction en question reste relativement inefficace compte tenu de l'existence de zones naturelles de captation, ni comme établissant une discrimination prohibée par le traité à l'égard des émetteurs étrangers, du fait que leur localisation géographique ne leur permet d'assurer la diffusion de leurs messages que dans la zone de captation naturelle.