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Décisions

CJCE, 5e ch., 10 décembre 1985, n° 247-84

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Défendeur :

Léon Motte

CJCE n° 247-84

10 décembre 1985

LA COUR,

1. Par arrêt du 26 septembre 1984, parvenu à la Cour le 16 octobre suivant, la Cour d'appel de Bruxelles a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, une question préjudicielle relative à l'interprétation des dispositions de ce traité en matière de libre circulation des marchandises à l'intérieur de la Communauté, et notamment de l'article 36 du traité.

2. Cette question a été soulevée dans le cadre d'une procédure pénale engagée contre M. Léon Motte pour avoir importé en Belgique des oeufs de lompes noirs et rouges en conserve, colorés par l'adjonction respectivement d'indigotine et de rouge de cochenille a, qui n'étaient pas autorisés en vertu de la réglementation belge pour ce type de denrées.

3. Apres avoir constaté que le produit litigieux avait été importé de la République Fédérale d'Allemagne, où les deux colorants en cause sont autorisés pour la préparation des oeufs de poissons en conserve, et que ces mêmes colorants sont également autorisés en Belgique pour toute une série d'autres aliments, la cour d'appel s'est demandée s'il n'y avait pas en l'espèce une restriction déguisée dans le commerce entre les Etats membres au sens de la dernière phrase de l'article 36 du traité. Estimant qu'il s'agissait d'une question de principe qui mettait en cause l'interprétation des dispositions du traité, la cour d'appel a posé la question suivante:

'L'interdiction par l'AR (arrêté Royal) du 27 juillet 1978 d'utiliser l'indigotine et le rouge de cochenille a dans la préparation des oeufs de poissons non fumés est-elle une mesure équivalant à une restriction quantitative à la libre circulation des biens ?'

4. Il ressort du dossier que l'arrêté Royal en question (moniteur belge du 20.10.1978, p. 12523) fixe la liste des additifs autorisés dans les denrées alimentaires et qu'il a été arrêté en vertu de la loi du 24 janvier 1977 relative à la protection de la santé des consommateurs en ce qui concerne les denrées alimentaires et les autres produits (moniteur belge du 8.4.1977, p. 4501). Cette loi interdit, sous peine correctionnelle, la participation à la production ou à la commercialisation de denrées alimentaires non-conformes aux règles qu'elle énoncé et elle prévoit que le roi établit la liste des additifs qui peuvent être utilisés dans les denrées alimentaires. Aux termes de l'article 4, paragraphe 2, de la loi, toute demande d'inscription sur cette liste est soumise au Conseil supérieur d'hygiène pour avis sur la nocivité de l'additif et sur son degré de tolérance par l'organisme humain, ainsi que sur la nécessite, l'utilité et l'opportunité de l'emploi de l'additif.

5. Conformément à ces dispositions, l'arrêté Royal visé dans la question préjudicielle autorise l'adjonction des colorants en cause dans l'affaire au principal à certaines denrées autres que les oeufs de poissons non fumés et il autorise également l'adjonction, a cette dernière denrée, de certains colorants autres que ceux en cause. Par contre, l'arrêté n'autorise pas les colorants litigieux pour les oeufs de poissons non fumés ; il ressort en effet des observations présentées à la Cour par le Gouvernement belge qu'à l'époque, personne n'avait demande l'inscription de cette combinaison sur la liste positive des additifs et que, de ce fait, les autorités belges n'avaient pas eu l'occasion de prendre position sur une telle inscription.

6. Dans ces circonstances, il convient de comprendre la question préjudicielle comme visant à savoir si les règles communautaires doivent être interprétées en ce sens qu'elles s'opposent non pas à une interdiction d'utiliser l'indigotine et le rouge de cochenille A dans la préparation des oeufs de poissons non fumés, mais à une réglementation nationale qui, même pour des denrées alimentaires importées d'un autre Etat membre où elles sont commercialisées légalement, exige que l'utilisation du colorant en cause pour ce type de denrée ait été inscrite sur une liste positive nationale et qui soumet toute demande d'une telle inscription à un comité d'experts en vue d'obtenir un avis portant sur la nocivité de l'additif, sur son degré de tolérance par l'organisme humain et sur la nécessite, l'utilité et l'opportunité de l'emploi de l'additif.

7. A cet égard, le prévenu au principal, les Gouvernements allemand, belge, danois et néerlandais ainsi que la Commission ont présenté des observations à la Cour.

8. Le prévenu au principal fait valoir qu'une telle réglementation constitue une mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative à l'importation au sens des dispositions du traité en matière de libre circulation des marchandises. Si, comme c'est le cas de la réglementation belge en cause, elle a été introduite après l'entrée en vigueur du traité, elle serait donc contraire à l'article 32, alinéa 1, de celui-ci, aux termes duquel les Etats membres s'abstiennent, dans leurs échanges mutuels, de rendre plus restrictifs les contingents et les mesures d'effet équivalent existants. Il ne serait pas possible de justifier, en vertu de l'article 36 du traité, une mesure qui prévoit une interdiction de principe à laquelle il ne peut être dérogé qu'après une évaluation portant non seulement sur la nocivité de l'additif, mais également sur la nécessité, l'utilité et l'opportunité de son emploi dans la denrée en cause.

9. Le Gouvernement belge souligne qu'une réglementation nationale comme celle en cause est conforme à la directive du Conseil, du 23 octobre 1962, relative au rapprochement des réglementations des Etats membres concernant les matières colorantes pouvant être employées dans les denrées destinées à l'alimentation humaine (JO p. 2645). Aux termes de son article 5, cette directive n'affecte pas les dispositions des réglementations nationales déterminant les denrées alimentaires qui sont susceptibles d'être colorées au moyen des matières énumérées aux listes positives qui sont annexes à la directive et sur lesquelles figurent effectivement les deux colorants en cause.

10. Selon le Gouvernement belge, la conformité de la réglementation belge, d'ailleurs analogue aux réglementations nationales des autres Etats membres, aux articles 30 et 36 du traité ne peut pas non plus être mise en doute. Cette réglementation serait tout simplement l'application du principe, mondialement connu, des listes positives modifiables selon une procédure déterminée. Il appartiendrait à l'importateur de mettre en œuvre cette procédure et seulement un refus par les autorités nationales d'inscrire le produit en cause sur la liste à la suite d'une telle procédure constituerait un obstacle aux échanges intracommunautaires. Or, même un tel refus pourrait être justifié sur la base de l'article 36, à moins qu'il ne s'agisse d'une discrimination arbitraire ou d'une restriction déguisée.

11. Les Gouvernements allemand, danois et néerlandais estiment qu'une réglementation nationale du type de celle en cause constitue une entrave aux échanges intracommunautaires, relevant de l'article 30 du traité, mais qu'elle est justifiée au regard de l'article 36. Compte tenu de l'harmonisation très partielle des dispositions en matière d'additifs colorants sur le plan communautaire, la protection de la santé et de la vie des personnes exigerait que la décision relative à l'utilisation d'un colorant déterminé pour la préparation d'une denrée déterminée soit laissée aux autorités nationales. Ces autorités devraient notamment prendre en considération les habitudes alimentaires propres à l'Etat membre en cause ainsi que l'utilisation du même colorant dans d'autres denrées consommées couramment dans cet état et celle d'autres additifs dans la denrée en cause.

12. La Commission reconnaît qu'une réglementation telle que celle en cause est conforme à la directive précitée. Elle souligne cependant que cette conformité n'exclut nullement l'application de l'article 30 du traité. En ce qui concerne l'article 36, la Commission fait observer que non seulement les deux additifs en cause figurent sur une liste positive communautaire, mais qu'en outre, le Comité scientifique de l'alimentation humaine, instauré par la décision 74-234 de la Commission, du 16 avril 1974 (JO L 136, p. 1), a indiqué des chiffres pour les doses journalières admissibles de ces additifs. Il n'y aurait donc pas d'incertitude en ce qui concerne leur degré de nocivité.

13. Dans ces circonstances, la Commission estime que l'exigence d'une autorisation préalable dans l'Etat membre importateur, pour des produits qui peuvent être commercialisés légalement dans l'Etat membre exportateur et qui ont ainsi fait l'objet d'un examen déjà dans ce dernier état, n'est plus justifiée au regard de l'article 36 du traité. Il suffirait d'exiger de l'importateur des informations permettant aux autorités de l'Etat membre importateur de contrôler si l'admission du produit en cause est susceptible de provoquer un risque sérieux de dépassement de la dose journalière admissible indiquée pour les additifs contenus dans le produit.

14. En présence de tous ces arguments, il convient d'abord de souligner que la question préjudicielle vise l'interprétation du traité et non pas celle de la directive sur les matières colorantes. A l'égard de cette directive, il suffit donc de rappeler, ainsi que les parties à la procédure devant la Cour l'ont fait, que, dans ses arrêts du 12 juin 1980 (Grunert, 88-79, Rec. p. 1827) et du 5 février 1981 (Kugelmann, 108-80, Rec. p. 433), la Cour a reconnu que les directives similaires relatives aux agents conservateurs et antioxygènes ne faisaient pas obstacle à l'existence de réglementations nationales comparables à celle ici en cause.

15. Il convient ensuite de remarquer que la disposition de l'article 32, alinéa 1, du traité n'entre pas en ligne de compte pour la réponse à donner à la question préjudicielle. Cette disposition avait pour seul but d'éviter que les Etats membres rendent plus restrictives, au cours de la période transitoire, des mesures qu'il fallait supprimer au plus tard à l'expiration de cette dernière. Depuis l'expiration de la période de transition, la disposition citée n'ajoute plus rien a celles des articles 30 et 36 du traité.

16. En ce qui concerne ces derniers articles, il y a lieu de souligner qu'il est de jurisprudence constante que, d'une part, l'existence de directives d'harmonisation n'exclut pas l'application de l'article 30 du traité et que, d'autre part, ce n'est que lorsque des règles communautaires prévoient l'harmonisation complète de toutes les mesures nécessaires à assurer la protection de la santé et aménagent des procédures communautaires de contrôle de leur observation que le recours à l'article 36 du traité cesse d'être justifié.

17. Ainsi que la plupart des parties à la procédure devant la Cour l'ont reconnu, l'application d'une réglementation, telle que celle en cause, a des produits importés d'un autre Etat membre, où ces produits sont commercialisés légalement, est susceptible d'entraver les échanges intracommunautaires. Elle relève donc de l'article 30 et il convient dès lors d'examiner si elle peut être justifiée par des raisons de protection de la santé et de la vie des personnes au sens de l'article 36.

18. A cet égard, il convient de rappeler qu'en ce qui concerne les additifs, et notamment les matières colorantes utilisées dans les denrées alimentaires, l'harmonisation communautaire n'est que très partielle et témoigne d'une grande prudence de la part du législateur communautaire au regard de la nocivité potentielle de ces matières.

19. Ainsi que la Cour l'a constaté, entre autres dans son arrêt du 14 juillet 1983 (Sandoz, 174-82, Rec. p. 2445), dans la mesure où des incertitudes subsistent en l'état actuel de la recherche scientifique, il appartient aux Etats membres, à défaut d'harmonisation, de décider du niveau auquel ils entendent assurer la protection de la santé et la vie des personnes, tout en tenant compte des exigences de la libre circulation des marchandises à l'intérieur de la Communauté.

20. Si, à ces fins, les Etats membres doivent tenir compte des résultats de la recherche scientifique internationale, et notamment des travaux du Comité scientifique communautaire de l'alimentation humaine, il convient toutefois de souligner que les avis de ce comité n'ont pas d'effet obligatoire. En outre, l'indication d'un chiffre pour la dose journalière admissible d'un additif fait apparaître que l'utilisation de cette matière est susceptible de provoquer un risque a partir d'un certain seuil et, tout comme l'autorisation des autorités de l'Etat membre exportateur, elle laisse subsister les incertitudes découlant des différences entre les habitudes alimentaires dans les différents Etats membres. Les avis du comité ne sont donc pas de nature à écarter la responsabilité des autorités nationales pour la protection de la santé en l'absence de règles contraignantes et de mesures de contrôle efficaces au niveau communautaire.

21. Il importe d'ajouter que, conformément à une orientation commune aux Etats membres et tendant à limiter l'emploi d'additifs dans la mesure du possible, l'admissibilité d'un additif pour la préparation d'une denrée déterminée ne dépend pas uniquement du degré de nocivité de l'additif, mais également du besoin que son adjonction à la denrée en cause peut présenter. Ce problème a été traité par le Comité scientifique de l'alimentation humaine dans son rapport du 22 février 1980, qui fait l'objet de la recommandation de la Commission, du 11 novembre 1980, adressée aux Etats membres concernant les essais relatifs à l'évaluation de l'innocuité d'emploi des additifs alimentaires (JO L 320, p. 36). Dans ce rapport, le comité indique que, pour l'autorisation d'un additif, la preuve doit être apportée que l'utilisation envisagée répond à un besoin qui peut être d'ordre technologique ou économique ou encore, en ce qui concerne les arômates et les matières colorantes, de caractère organoleptique ou psychologique.

22. Il s'ensuit qu'en son état actuel le droit communautaire ne s'oppose pas à l'application, même aux produits importés d'autres Etats membres, d'une procédure d'autorisation nationale pour la commercialisation de denrées colorées en fonction d'une appréciation de l'existence d'un besoin de colorer la denrée en cause et d'une évaluation scientifique du risque que la matière colorante employée peut présenter pour la santé humaine.

23. Toutefois, le principe de proportionnalité, qui est la base de la dernière phrase de l'article 36 du traité, exige que la faculté des Etats membres d'interdire les importations des produits en cause en provenance d'autres Etats membres soit limitée à ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs de protection de la santé légitimement poursuivis et que, dès lors, des autorisations de commercialiser ces produits soient accordées lorsqu'elles sont compatibles avec lesdits objectifs. C'est sur la base de cette considération que la Cour, dans son arrêt précité du 14 juillet 1983 (Sandoz, 174-82), a dit pour droit que la commercialisation de denrées vitaminées, importées d'un autre Etat membre et légalement commercialisées dans celui-ci, doit être autorisée lorsque l'adjonction de vitamines répond à un besoin réel.

24. Il y a donc lieu de conclure que si le droit communautaire ne s'oppose pas à ce que l'Etat membre importateur applique une réglementation du type de celle en cause aux denrées colorées qui sont commercialisées légalement dans l'Etat membre exportateur, il pose néanmoins des limites à une telle application. Si les autorités de l'Etat membre importateur constatent l'existence d'un besoin réel de colorer une denrée de ce type, compte tenu des habitudes alimentaires dans cet état, elles ne peuvent pas, sans contrevenir aux dispositions du traité, et notamment à la dernière phrase de son article 36, refuser l'autorisation, au seul motif que la denrée importée contient de la matière colorante. De même, lors de leur appréciation du risque présenté par la matière colorante effectivement employée dans la denrée, elles doivent tenir compte des résultats de la recherche scientifique internationale, et notamment des travaux du comité scientifique communautaire de l'alimentation humaine, tout en les évaluant à la lumière des habitudes alimentaires propres à l'Etat membre importateur.

25. Il convient donc de répondre à la question préjudicielle que:

- en l'état actuel du droit communautaire, les dispositions du traité CEE en matière de libre circulation des marchandises à l'intérieur de la Communauté ne s'opposent pas à une réglementation nationale qui, pour des denrées alimentaires colorées, même importées d'un autre Etat membre où elles sont commercialisées légalement, exige que l'utilisation du colorant en cause pour ce type de denrée soit inscrite sur une liste positive nationale et qui soumet toute demande d'une telle inscription à un comité d'experts en vue d'obtenir un avis portant sur la nocivité de l'additif, sur son degré de tolérance par l'organisme humain et sur la nécessité, l'utilité et l'opportunité de l'emploi de l'additif;

- en appliquant une telle réglementation aux produits importés d'un autre Etat membre et légalement commercialisés dans cet état, les autorités nationales doivent cependant autoriser la coloration de la denrée si, compte tenu des habitudes alimentaires dans l'Etat membre importateur, elle répond à un besoin réel et que, lors de leur appréciation du risque général que la matière colorante effectivement employée peut présenter pour la santé, ces autorités doivent tenir compte des résultats de la recherche scientifique internationale, et notamment des travaux du Comité scientifique communautaire de l'alimentation humaine.

Sur les dépens

26. Les frais exposés par les Gouvernements allemand, belge, danois et néerlandais et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR (cinquième chambre),

Statuant sur la question à elle soumise par la Cour d'appel de Bruxelles, par arrêt du 26 septembre 1984, dit pour droit:

1) En l'état actuel du droit communautaire, les dispositions du traité CEE en matière de libre circulation des marchandises à l'intérieur de la Communauté ne s'opposent pas à une réglementation nationale qui, pour des denrées alimentaires colorées, même importées d'un autre Etat membre où elles sont commercialisées légalement, exige que l'utilisation du colorant en cause pour ce type de denrée soit inscrite sur une liste positive nationale et qui soumet toute demande d'une telle inscription à un comité d'experts en vue d'obtenir un avis portant sur la nocivité de l'additif, sur son degré de tolérance par l'organisme humain et sur la nécessite, l'utilité et l'opportunité de l'emploi de l'additif.

2) En appliquant une telle réglementation aux produits importés d'un autre Etat membre et légalement commercialisés dans cet Etat, les autorités nationales doivent cependant autoriser la coloration de la denrée si, compte tenu des habitudes alimentaires dans l'Etat membre importateur, elle répond à un besoin réel, et, lors de leur appréciation du risque général que la matière colorante effectivement employée peut présenter pour la santé, ces autorités doivent tenir compte des résultats de la recherche scientifique internationale, et notamment des travaux du Comité scientifique communautaire de l'alimentation humaine.