CJCE, 5e ch., 26 novembre 1985, n° 182-84
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Miro BV
LA COUR,
1 Par arrêt du 18 juin 1984, parvenu à la Cour le 10 juillet 1984, le Gerechtshof d'Arnhem a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, une question préjudicielle relative à l'interprétation de l'article 30 du traité en vue d'être mis en mesure d'apprécier si l'application à des produits importés d'autres Etats membres d'une règlementation nationale sur l'utilisation de la dénomination du genièvre est compatible avec l'interdiction de mesures d'effet équivalant à des restrictions quantitatives à l'importation.
2 Cette question a été soulevée dans le cadre d'une procédure d'appel formé par la société Miro BV contre un jugement de l'Arrondissementsrechtbank d'Arnhem lui infligeant, à la suite de poursuites pénales engagées contre elle par le Ministère public d'Arnhem, une amende pour infraction à la "Verordening Benaming van Jenever" (règlement néerlandais sur la dénomination du genièvre) du 22 août 1979.
3 La Verordening Benaming van Jenever interdit, dans son article 2, paragraphe 1, d'utiliser " la dénomination Jenever ou Genever, Schiedamse Jenever (genever), Schiedam, Schiedammer, Holland Gin, Friesche Jenever (genever), Graanjenever (genever), Hollandse Jenever (genever), Oude Klare ou toute autre dénomination similaire qui peut raisonnablement susciter chez l'acheteur l'impression qu'il s'agit de genièvre " pour une boisson qui ne correspond pas à la définition du genièvre prévue par l'article 1er, paragraphe 4, du même règlement. Ce dernier article dispose notamment que le genièvre doit présenter un titre alcoométrique d'au moins 35 %.
4 Miro, qui exploite aux Pays-Bas entre autres des magasins de boissons spiritueuses, a commencé en 1983 à y mettre en vente du genièvre importé de Belgique dont la teneur en alcool était de 30 %. Sur les bouteilles étaient collées des étiquettes portant la désignation "Nolens - supra Hasselt - Jonge Jenever - genièvre - 30 % vol." ainsi que l'indication du fabricant "NV g. S. F. Bruggeman SA, B-9000 Gent, Grauwpoort 1".
5 Il ressort du dossier qu'en Belgique, du genièvre d'un titre alcoométrique de 30 % seulement est depuis longtemps régulièrement produit et commercialisé et que, dans cet état, à l'époque des faits de la cause, aucune règlementation spécifique sur la teneur en alcool minimale du genièvre n'existait. Postérieurement aux faits de la cause, un arrêté royal belge du 6 juin 1984 a prescrit une teneur en alcool minimale de 30 % pour le genièvre.
6 Sur le plan communautaire, une proposition, présentée par la Commission au Conseil le 22 juin 1982, pour un règlement établissant les règles générales relatives à la définition, la désignation et la présentation des boissons spiritueuses et des vermouths et autres vins de raisins frais préparés à l'aide de plantes ou de matières arômatiques (JO C 189, p. 7), selon laquelle le genièvre devrait présenter un titre alcoométrique volumique minimal de 30 %, n'a pas encore fait l'objet d'une décision du Conseil.
7 Le Gerechtshof d'Arnhem, en examinant la compatibilité avec l'article 30 du traité CEE de l'application de la Verordening Benaming van Jenever au "Nolens Jonge Jenever" importé par Miro de Belgique, a constaté que cette application rendait la commercialisation de ce produit aux Pays-Bas plus difficile et onéreuse parce qu'il fallait en changer l'étiquette et renoncer à sa dénomination traditionnelle. Se référant à l'arrêt de la Cour du 20 février 1979 (Rewe-Zentral AG, 120-78, "Cassis de Dijon", Rec. p. 649), il a estimé que l'étiquette du "Nolens Jonge Jenever" indiquait de façon suffisamment claire qu'il s'agissait d'un produit, provenant de Belgique, d'une teneur en alcool de 30 % et évitait ainsi tout risque de confusion avec du genièvre néerlandais d'une teneur en alcool de 35 % ou plus et d'un prix plus élevé, et qu'il n'y avait donc pas de raison impérative tenant à la protection des consommateurs justifiant d'interdire la vente du "Nolens Jonge Jenever" aux Pays-Bas.
8 Par contre, le Gerechtshof d'Arnhem a eu des doutes quant à la question de savoir si la loyauté des transactions commerciales pouvait exiger une telle interdiction. Il a observé à cet égard que, malgré l'absence de tout risque de confusion, les distillateurs néerlandais, qui ne peuvent mettre sur le marché du genièvre d'une teneur en alcool de moins de 35 %, se trouvent dans une position concurrentielle désavantageuse en raison de la différence d'imposition, au titre des accises et de la taxe sur la valeur ajoutée, entre le genièvre de 30 % et celui de 35 %, différence que le Gerechtshof a chiffrée par litre de genièvre à 1,62 hfl pour le printemps 1983 et à 1,89 hfl à partir du 1er février 1984.
9 C'est afin de lever ces doutes que le Gerechtshof d'Arnhem a posé à la Cour la question préjudicielle suivante :
" A supposer :
1) Que, dans l'Etat membre a, il existe des dispositions qui, pour un certain type de boisson spiritueuse - ci-après désignée comme genièvre -, prescrivent une teneur en alcool minimale de 35 % et contiennent une interdiction assortie d'une peine d'utiliser la dénomination "genièvre" pour un genièvre d'une teneur en alcool inférieure,
2) Que, dans l'Etat membre A, la vente de genièvre en 1982 a constitué 45 % environ du marché total des boissons spiritueuses,
3) Qu'à la vente au consommateur dans l'Etat membre A, la différence au titre des accises et de la taxe à la valeur ajoutée par litre d'alcool distillé à 30 % ou à 35 % s'élevait au total à 1,62 hfl (et s'élève à 1,89 hfl depuis le 1er février 1984),
4) Que, dans l'Etat membre B, il n'existe aucune disposition prescrivant une teneur en alcool minimale pour le genièvre,
5) Que, dans la communauté économique européenne, il n'existe pas encore de règlementation relative à la production et à la commercialisation du genièvre :
L'extension de l'interdiction existant dans l'Etat membre A au genièvre d'une teneur en alcool de 30 % régulièrement produit et mis sur le marché dans l'Etat membre B - ce qui entrave ou empêche la commercialisation de la boisson en cause dans l'Etat membre A - doit-elle être considérée comme une mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative prohibée en vertu de l'article 30 du traité CEE ? "
10 Cette question invite la Cour à préciser au regard d'un cas comme celui de l'espèce sa jurisprudence susmentionnée sur l'interdiction des mesures d'effet équivalent au sens de l'article 30 du traité. Selon cette jurisprudence, en l'absence d'une règlementation commune de la commercialisation des produits dont il s'agit, les obstacles à la libre circulation intracommunautaire résultant de disparités des règlementations nationales doivent être acceptés dans la mesure où une telle règlementation, indistinctement applicable aux produits nationaux et aux produits importés, peut être justifiée comme étant nécessaire pour satisfaire à des exigences impératives tenant, entre autres, à la défense des consommateurs et à la loyauté des transactions commerciales.
11 En ce qui concerne tout d'abord les exigences de la défense des consommateurs, Miro, le Gouvernement belge et la Commission estiment, en se referant aux constatations du Gerechtshof d'Arnhem dans l'arrêt de renvoi, que la défense des consommateurs est suffisamment assurée en l'espèce par l'étiquette qui porte des indications claires sur l'origine du produit et sur sa teneur en alcool.
12 Selon les Gouvernements néerlandais et allemand, la législation néerlandaise en cause est justifiée par des exigences impératives de la protection des consommateurs. Ils estiment en effet que des mesures d'étiquetage sont insuffisantes pour éliminer un risque de confusion du consommateur entre la boisson traditionnelle et un autre produit d'une teneur en alcool moindre. Ils font notamment valoir dans ce contexte que la majorité des consommateurs, qui ignorerait que la boisson traditionnellement appelée genièvre doit présenter un taux alcoométrique de 35 % et qui ne connaîtrait que cette boisson, ne serait pas suffisamment mise en garde par de simples inscriptions sur l'étiquette de la bouteille. De telles mesures n'auraient en tout cas aucune efficacité lors de la vente dans le secteur des hôtels et des restaurants.
13 Dans ce contexte, le Gouvernement allemand fait encore valoir que la question de savoir si une interdiction de la dénomination de genièvre pour des produits ne remplissant pas certaines conditions est nécessaire dépend de la conception que l'on a des relations commerciales dans le pays concerné. Etant donné que les autorités nationales sont les mieux placées pour apprécier ces données de fait, il leur appartiendrait, et non à la Cour, d'en décider. Lorsque le législateur national, compètent pour prendre une telle décision, aurait réglé la question, la juridiction nationale serait tenue de respecter son évaluation.
14 A l'égard de cette dernière thèse, il y a lieu de constater que l'article 30 du traité, pas plus d'ailleurs que l'article 36, ne réserve certaines matières à la compétence exclusive des Etats membres. Lorsqu'une législation nationale, pour satisfaire à des exigences impératives reconnues par le droit communautaire, crée des obstacles au principe fondamental de la libre circulation des marchandises, elle doit respecter les limites posées par le droit communautaire. Il appartient à la Cour, qui est en dernier lieu compétente pour interpréter le droit communautaire, et aux juridictions nationales, qui décident, sur la base de cette interprétation, de veiller sur ce respect. La thèse susmentionnée du Gouvernement allemand revient en dernière analyse à nier ce contrôle et est de ce fait contraire à l'unité et à l'efficacité du droit communautaire. Elle doit donc être rejetée.
15 Sur la question de savoir si la législation néerlandaise est nécessaire pour protéger les consommateurs, il suffit de rappeler que le Gerechtshof d'Arnhem a constaté dans son arrêt de renvoi qu'en l'espèce l'étiquetage du "Nolens Jonge Jenever" suffisait pour éviter le risque de confusion auprès du consommateur et que l'application de la législation néerlandaise à ce produit ne se justifiait pas pour des raisons impératives tenant à la protection des consommateurs. Il apparaît, dans ces conditions, que la juridiction nationale n'a pas entendu interroger la Cour sur ce point.
16 Il y a donc lieu de limiter le débat dans la présente affaire à la question de savoir si la protection de la loyauté des transactions commerciales peut justifier l'application de la législation néerlandaise en question aux produits importés, et cela eu égard notamment à l'avantage concurrentiel qui résulte sur le marché néerlandais pour les producteurs étrangers de la différence de prix créée par les accises et taxes proportionnelles à la teneur en alcool.
17 En ce qui concerne les exigences de la loyauté des transactions commerciales, Miro émet des doutes quant au point de savoir si celles-ci peuvent être invoquées lorsque la protection des consommateurs n'est pas en cause. Selon elle, cela reviendrait en fait à protéger les intérêts des producteurs nationaux contre la concurrence de produits importés. Elle observe en outre que les producteurs néerlandais mettent en vente en Belgique du genièvre produit aux Pays-Bas pour l'exportation, ayant une teneur en alcool de 30 %.
18 Le Gouvernement belge souligne en particulier l'existence en Belgique d'une production ancienne et traditionnelle de genièvre d'une teneur en alcool de 30 %. Un pays ne saurait avoir le monopole d'une dénomination générique d'un produit. Il serait conforme à une concurrence normale dans un Marché commun de laisser au consommateur la possibilité d'orienter son choix en fonction de la qualité et du prix.
19 La Commission estime que la notion de la loyauté des transactions commerciales renvoie au droit de la concurrence déloyale, tel que visé, par exemple, par la Convention d'union de Paris pour la protection de la propriété industrielle. Cette notion aurait toujours pour objet certains comportements des opérateurs économiques, et non les conditions objectives du marché, comme ce serait le cas du mode de calcul des taxes et accises. Elle ne saurait donc justifier une interdiction comme celle en cause en l'espèce.
20 Le Gouvernement néerlandais souligne que la production néerlandaise de genièvre est la plus importante au plan mondial. La teneur en alcool de 35 % ferait partie des caractéristiques inhérentes à ce produit national traditionnel. Sans une interdiction d'utiliser les appellations traditionnelles pour un produit non-conforme à ces traditions, il serait impossible de maintenir son niveau de qualité, et l'on aboutirait à devoir admettre comme genièvre même des boissons d'une teneur en alcool de 20 ou de 15 %. Il serait nécessaire d'empêcher que des producteurs bénéficient de la bonne réputation d'un produit mondialement connu pour un produit différent, et cela en ayant en plus un avantage financier en raison des différences dues aux accises et taxes proportionnelles à la teneur en alcool.
21 Dans ce même contexte, le Gouvernement italien fait valoir que l'égalité entre producteurs concurrents est un élément essentiel d'une concurrence loyale entre eux. Lorsque, comme en l'espèce, cette égalité serait compromise par des différences de taxation pour des produits substituables comme le genièvre de 30 % et celui de 35 %, un Etat membre pourrait légitimement empêcher que certains opérateurs tirent un bénéfice concurrentiel déloyal de ces différences en leur interdisant de mettre en vente ce produit sous la même dénomination.
22 La Cour rappelle tout d'abord que, selon une jurisprudence constante (voir arrêts du 20 février 1975, Commission/Allemagne, 12-74, Rec. p. 181, et du 9 décembre 1981, Commission/Italie, 193-80, Rec. p. 3019), il serait incompatible avec l'article 30 du traité et les objectifs d'un Marché commun qu'une législation nationale puisse réserver un terme générique à une variété nationale au détriment des autres variétés produites notamment dans d'autres Etats membres, en astreignant les producteurs de ces derniers à des dénominations inconnues ou moins appréciées par le consommateur.
23 Il est vrai que la fixation de valeurs limites en matière de taux alcoométrique des boissons peut servir à la standardisation des produits commercialisés et de leurs dénominations, dans l'intérêt d'une plus grande transparence des transactions commerciales. On ne saurait donc nier en principe la possibilité pour un Etat membre, en l'absence d'une règlementation commune, d'établir des règles soumettant le droit d'utiliser certaines dénominations traditionnelles au respect d'un taux minimal de teneur en alcool.
24 Toutefois, ainsi que la Cour l'a déjà jugé dans son arrêt du 13 mars 1984 (Prantl, 16-83, Rec. p. 1299), dans un régime de Marché commun, des intérêts tels que la loyauté des transactions commerciales doivent être assurés dans le respect mutuel des usages loyalement et traditionnellement pratiqués dans les différents Etats membres.
25 On ne peut donc pas considérer comme une exigence essentielle de la loyauté des transactions commerciales qu'une réglementation nationale fixant un taux minimal d'alcoolisation pour une boisson traditionnelle soit respectée par des produits du même type importés d'un autre Etat membre lorsque ces derniers sont loyalement et traditionnellement fabriqués et commercialisés sous la même dénomination dans leur Etat membre d'origine et qu'une information convenable de l'acheteur est assurée. Subordonner en de telles circonstances la libre circulation des produits importés à la condition préalable de l'existence d'une règlementation communautaire viderait en effet de son contenu le principe fondamental de l'unité du marché et son corollaire, la libre circulation des marchandises.
26 Le fait que des avantages de prix peuvent résulter pour les produits importés de l'application de taxes et accises nationales proportionnelles à la teneur en alcool est sans importance dans ce contexte. De telles différences de taxes et accises en vertu d'une législation nationale font partie des conditions objectives de la concurrence dont chaque opérateur est libre de bénéficier pourvu que l'information des acheteurs soit assurée, ceux-ci étant libres de faire leur choix en fonction de la qualité et du prix des produits.
27 Il y a dès lors lieu de répondre à la question posée par le Gerechtshof d'Arnhem que l'interdiction des mesures équivalant à des restrictions quantitatives à l'importation au sens de l'article 30 du traité CEE s'oppose à ce qu'un Etat membre applique aux produits de même type importés d'un autre Etat membre une règlementation nationale qui soumet le droit d'utiliser la dénomination d'une boisson nationale au respect d'une teneur minimale en alcool lorsque ces produits sont loyalement et traditionnellement produits et commercialisés sous cette même dénomination dans l'Etat membre de leur origine et qu'une information convenable des acheteurs est assurée.
Sur les dépens
28 Les frais exposés par les Gouvernements néerlandais, belge, allemand et italien ainsi que par la Commission, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR, (cinquième chambre),
Statuant sur la question à elle soumise par le Gerechtshof d'Arnhem, par arrêt du 18 juin 1984, dit pour droit :
L'interdiction des mesures équivalant à des restrictions quantitatives à l'importation au sens de l'article 30 du traité CEE s'oppose à ce qu'un Etat membre applique aux produits de même type importés d'un autre Etat membre une règlementation nationale qui soumet le droit d'utiliser la dénomination d'une boisson nationale au respect d'une teneur minimale en alcool lorsque ces produits sont loyalement et traditionnellement produits et commercialisés sous cette même dénomination dans l'Etat membre de leur origine et qu'une information convenable des acheteurs est assurée.