CJCE, 7 juin 1983, n° 78-82
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Commission des Communautés européennes
Défendeur :
République italienne
LA COUR,
1. Par requête déposée au greffe de la Cour le 24 février 1982, la Commission des Communautés européennes a introduit, en vertu de l'article 169 du traité CEE, un recours visant à faire reconnaître qu'en maintenant un système de fixation de marges commerciales uniformes pour la distribution au détail des tabacs manufacturés, la République italienne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 37 du traité CEE.
2. Les produits de tabac manufacturé font l'objet, en Italie, d'un monopole de l'Etat qui concerne la production ainsi que la distribution de ces produits. En ce qui concerne plus particulièrement la vente au détail, ce monopole consiste à réserver celle-ci à des débitants de tabac agrées par l'Administration fiscale dont le nombre s'élève à environ 80 000. Les débitants de tabac sont tenus de procéder à la vente des produits de tabac à des prix de vente au public résultant d'un barème fixé par la loi.
3. Ce barème comporte un large éventail de prix de vente au détail dont chacun est formé de trois parts, à savoir la rémunération du fabricant et de la distribution en gros, la part revenant au Trésor et la marge revenant au détaillant. Cette marge s'élève à 8 % du prix de vente au public. L'Administration du monopole en sa qualité de fabricant et les importateurs choisissent librement, pour chacun de leurs produits, l'un des prix de vente au public prévu au barème, ou même un prix non prévu qui est ensuite incorporé.
4. Le 13 novembre 1980, la Commission a adressé à la République italienne, au titre de l'article 169, alinéa 1, du traité, un avis motivé par lequel elle faisait valoir que celle-ci avait manqué à son obligation d'aménager son monopole de vente des produits de tabac manufacturé conformément à l'article 37 du traité en maintenant certaines modalités de ce monopole. Parmi les modalités contestées figurait la fixation de marges commerciales uniformes. A la suite de cet avis motivé, le Gouvernement italien et la Commission se sont mis d'accord sur une série d'aménagements du monopole. Par contre, le Gouvernement italien a refusé d'abandonner le système de marges uniformes pour la vente au détail.
5. La Commission a alors introduit le présent recours, dont l'objet est limité à la seule question du maintien de ces marges commerciales uniformes, afin de faire constater que ce système est contraire à l'article 37 du traité.
6. Selon l'article 37, paragraphe 1, du traité, ' les Etats membres aménagent progressivement les monopoles nationaux présentant un caractère commercial, de telle façon qu'à l'expiration de la période de transition soit assurée, dans les conditions d'approvisionnement et de débouchés, l'exclusion de toute discrimination entre les ressortissants des Etats membres '.
7. La Commission soutient que la fixation de marges commerciales uniformes pour la vente au détail par l'Etat dont le monopole s'étend en même temps à la production des marchandises concernées est une mesure discriminatoire. D'une part, l'Etat serait nécessairement amené à préférer les produits de sa production nationale à ceux des concurrents étrangers et à fixer la marge à un niveau qui favoriserait l'écoulement de ses propres produits. D'autre part, une discrimination découlerait de la circonstance que le monopole italien pourrait exporter dans les autres Etats membres en choisissant librement sa politique de promotion commerciale alors que les fabricants étrangers seraient tenus, lorsqu'ils vendent en Italie, de respecter la marge commerciale uniforme fixée par l'Etat.
8. La Commission soutient en outre que la marge commerciale uniforme serait susceptible de fausser les conditions de concurrence et de porter atteinte aux chances des produits importés d'autres Etats membres. Elle aurait un effet intrinsèquement anti-concurrentiel en ce qu'elle rendrait impossible aux fabricants de produits étrangers l'octroi de primes de pénétration et qu'elle les obligerait d'adopter les mêmes méthodes de commercialisation que le monopole de production italien.
9. Le Gouvernement italien estime que le système des marges commerciales uniformes ne comporte aucune discrimination. Il s'agirait d'une mesure applicable de façon indifférenciée à tous les produits, nationaux ou étrangers, qui viserait à éviter que les débitants de tabac puissent soumettre les consommateurs ou les producteurs à des discriminations. La marge de 8 % constituerait une rémunération juste et suffisante pour les débitants de tabac et ne serait pas fixée en fonction d'une politique de vente en faveur des produits nationaux. En l'absence d'une organisation commune de marché, chaque Etat membre pourrait adopter des dispositions particulières, différentes de celles en vigueur dans d'autres Etats membres.
10. Le Gouvernement italien fait valoir en outre que des prétendues distorsions de concurrence ne sauraient être examinées dans le cadre de l'article 37 du traité. Il conteste par ailleurs l'existence d'une restriction à la concurrence et souligne que la mesure litigieuse constitue, en substance, une intervention dans la formation des prix au détail admise par la jurisprudence de la Cour. A titre subsidiaire, le Gouvernement italien fait valoir que l'article 90, paragraphe 2, du traité autorise une dérogation aux règles du traité puisque le monopole italien de la vente au détail des tabacs manufacturés aurait le caractère d'un monopole fiscal et que la suppression des marges commerciales uniformes ferait échec à l'accomplissement de la mission particulière de ce monopole. L'invariabilité de la marge assurerait la transparence des prix, empêcherait une lutte des marges et contribuerait à limiter la contrebande.
11. Il y a tout d'abord lieu de rappeler, ainsi que la Cour l'a notamment dit dans ses arrêts du 3 février 1976 (affaire 59-75, Manghera, Recueil p. 91) et du 13 mars 1979 (affaire 91-78, Hansen, Recueil p. 935), que l'article 37 du traité n'exige pas l'abolition totale des monopoles nationaux présentant un caractère commercial, mais prescrit leur aménagement de façon que soit assurée, dans les conditions d'approvisionnement et de débouchés, l'exclusion de toute discrimination entre les ressortissants des Etats membres. Il résulte tant du texte de l'article 37 que de sa place dans le système du traité que cet article vise à assurer le respect de la règle fondamentale de la libre circulation des marchandises dans l'ensemble du Marché commun, en particulier par l'abolition des restrictions quantitatives et des mesures d'effet équivalent dans les échanges entre les Etats membres et à maintenir ainsi des conditions normales de concurrence entre les économies des Etats membres dans le cas où, dans l'un ou l'autre de ces Etats, un produit déterminé est soumis à un monopole national à caractère commercial.
12. S'agissant d'une réglementation indistinctement applicable aux produits nationaux et aux produits importés, il y a donc lieu d'examiner si la réglementation litigieuse est susceptible néanmoins d'avoir un effet discriminatoire ou de fausser la concurrence en restreignant les importations de produits de tabac, et d'entraver ainsi le commerce intracommunautaire.
13. La Commission estime que, compte tenu de l'interdiction générale de publicité établie par la législation italienne, un désavantage pour l'écoulement des produits importés réside dans l'impossibilité pour les producteurs étrangers d'accorder aux revendeurs des marges commerciales plus élevées afin de les inciter à vendre leurs produits.
14. Ce grief ne peut toutefois être admis. L'impossibilité d'accorder des primes de pénétration existe tant pour le monopole italien de production de tabac que pour les producteurs étrangers. De plus, la Commission n'a pas établi que l'octroi de primes de pénétration constitue la seule méthode commerciale qui permettrait à des produits étrangers de s'implanter sur le marché, d'autant plus que la concurrence sur le prix de vente au détail demeure possible. Les chiffres présentés par la Commission de même que les chiffres présentés par le Gouvernement italien que la Commission n'a pas contestés même si elle en a discuté l'interprétation, concernant l'évolution des importations de tabac en Italie et la part de marché des produits importés en comparaison avec d'autres Etats membres, ne sont d'ailleurs pas de nature à étayer la thèse selon laquelle, à la différence des produits nationaux, les produits importés ne peuvent entrer en concurrence efficacement sur le marché que par le moyen de primes de pénétration pour les revendeurs.
15. Il y a lieu de souligner en outre que la marge commerciale fixée par la loi est depuis des années restée inchangée à huit pour cent du prix de vente au détail. Aucun pouvoir de décision et aucune marge discrétionnaire ne sont accordés en la matière à l'Administration qui n'intervient pas dans la fixation de la marge commerciale. Rien ne permet d'affirmer que cette marge tient compte de besoins particuliers des produits du monopole italien en fonction de la situation sur le marché. La Commission n'a donc pas établi en quoi la fixation de cette marge pourrait, dans ces circonstances, favoriser l'écoulement des seuls produits nationaux.
16. En ce qui concerne la question de savoir si la réglementation litigieuse restreint les importations de produits étrangers, il y a lieu de rappeler, ainsi que la Cour l'a itérativement constaté (voir arrêts du 26.11.1976, affaire 65-75, Tasca, Recueil p. 291 ; du 24.1.1978, affaire 82-77, Van Tiggele, Recueil p. 25 ; du 6.11.1979, affaires jointes 16 à 20-79, Danis, Recueil p. 3327), que des mesures nationales réglementant la fixation des prix, indistinctement applicables aux produits nationaux et aux produits importés, ne constituent pas en elles-mêmes une mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative, mais qu'elles peuvent produire un tel effet lorsque, en raison du niveau du prix fixe, elles désavantagent les produits importés, notamment parce que leur avantage concurrentiel résultant d'un prix de revient inférieur est neutralisé ou parce qu'un prix maximal est fixé à un niveau tellement bas que - compte tenu de la situation générale des produits importés comparée à celle des produits nationaux - les opérateurs désirant importer les produits dont il s'agit dans l'Etat membre concerné ne pourraient le faire qu'à perte.
17. En l'espèce, la réglementation litigieuse ne porte pas atteinte à la liberté des producteurs de fixer les prix de vente au détail de leurs produits. La concurrence peut pleinement s'exercer dans le domaine essentiel du prix de vente au détail. Les producteurs étrangers de produits de tabac sont libres soit de tirer avantage d'un prix de revient plus concurrentiel soit de répercuter entièrement un prix de revient plus élevé. Il n'est pas contesté que la marge uniforme représente, pour les débitants de tabac, une rémunération suffisante pour la vente au détail des produits de tabac, qu'il s'agisse de produits importés ou nationaux.
18. Il est vrai que la réglementation litigieuse a pour effet de lier les producteurs étrangers au respect d'une marge commerciale uniforme sur le marché italien alors qu'une obligation semblable fait défaut pour les produits de monopole italien sur des marchés étrangers. Cette situation ne constitue cependant pas une discrimination au sens de l'article 37 du traité. Elle n'est que la conséquence de l'existence d'un monopole à caractère commercial, comportant une réglementation des marges commerciales, alors qu'un tel monopole et une telle réglementation n'existent pas dans d'autres Etats membres. Si certains inconvénients devaient découler pour la concurrence sur le Marché commun de ces disparités des législations nationales en matière de marges commerciales pour la vente au détail des produits de tabac, il appartiendrait aux institutions communautaires compétentes d'éliminer de tels inconvénients par la voie d'un rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des Etats membres.
19. Il résulte de ce qui précède que la Commission n'a pas établi que la réglementation litigieuse constitue une discrimination à l'égard des produits importés et porte atteinte à la libre circulation des marchandises dans des conditions normales de la concurrence. Le recours doit dès lors être rejeté comme non-fondé.
Sur les dépens :
20. Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s'il est conclu en ce sens. La Commission ayant succombé en ses moyens, il y a lieu de la condamner aux dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
Déclare et arrête :
1) Le recours est rejeté.
2) La Commission est condamnée aux dépens.