CJCE, 14 novembre 1995, n° C-484/93
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Peter Svensson et Lena Gustavsson
Défendeur :
Ministre du Logement et de l'Urbanisme
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Rodríguez Iglesias
Présidents de chambre :
MM. Edward, Hirsch
Avocat général :
M. Elmer
Juges :
MM. Mancini, Schockweiler, Moitinho de Almeida, Gulmann, Murray, Jann, Ragnemalm, Sevón
Avocats :
Mes Entringer, Rodesch
LA COUR,
1 Par arrêt du 28 décembre 1993, parvenu à la Cour le 30 décembre suivant, le Conseil d'État du Luxembourg a posé, en vertu de l'article 177 du traité CE, une question préjudicielle relative à l'interprétation des dispositions de ce traité et notamment des articles 67 et 71.
2 Cette question a été posée dans le cadre d'un litige opposant les époux Svensson-Gustavsson, résidant au Luxembourg, au ministre du Logement et de l'Urbanisme lequel, par décision du 5 novembre 1992, leur a refusé une bonification d'intérêt pour enfants à charge concernant un prêt destiné à la construction d'un logement à Béreldange et contracté auprès du Comptoir d'escompte de Belgique SA établi et ayant son siège à Liège (Belgique).
3 Ce refus est fondé sur l'article 1er, point 3, du règlement grand-ducal du 17 juin 1991 fixant les dispositions relatives au bénéfice de la bonification d'intérêt en vue de la construction, de l'acquisition ou de l'amélioration d'un logement, qui ne permet d'accorder une bonification d'intérêt qu'aux personnes ayant contracté un prêt auprès d'un établissement de crédit agréé au Luxembourg. Or, cette condition n'est pas remplie par le Comptoir d'escompte de Belgique.
4 Le Conseil d'État du Luxembourg, saisi du recours contre ladite décision et après avoir constaté que le règlement grand-ducal n'a pas dépassé les limites de la base légale habilitante, a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante:
"Les dispositions du traité de Rome, notamment les articles 67 et 71, s'opposent-elles à ce qu'un État membre soumette l'octroi d'une aide sociale en faveur du logement, notamment une bonification d'intérêt, à la condition que les prêts destinés au financement de la construction, de l'acquisition ou de l'amélioration du logement subventionné aient été contractés auprès d'un établissement de crédit agréé dans cet État membre?"
5 Conformément à la jurisprudence de la Cour (voir, notamment, arrêt du 11 novembre 1981, Casati, 203-80, Rec. p. 2595, points 8 à 13), l'article 67, paragraphe 1, du traité ne saurait impliquer, dès la fin de la période transitoire, la suppression des restrictions aux mouvements de capitaux. Cette suppression résulte en effet des directives du Conseil prises sur le fondement de l'article 69.
6 Il convient de relever à cet égard que les restrictions aux mouvements de capitaux ont été supprimées par la directive 88-361-CEE du Conseil, du 24 juin 1988, pour la mise en œuvre de l'article 67 du traité (JO L 178, p. 5), prise sur le fondement des articles 69 et 70, paragraphe 1, et en vigueur à l'époque des faits. En effet, aux termes de l'article 1er:
"Les États membres suppriment les restrictions aux mouvements de capitaux intervenant entre les personnes résidant dans les États membres, sans préjudice des dispositions figurant ci-après. Pour faciliter l'application de la présente directive, les mouvements de capitaux sont classés selon la nomenclature établie à l'annexe I."
7 Or, le point VIII de cette annexe reprend précisément les prêts et crédits financiers à court, à moyen et à long terme. Il en résulte que les mouvements de capitaux afférents à ces opérations se trouvent déjà libéralisés.
8 Il convient donc d'apprécier si une réglementation telle que celle en cause comporte une entrave aux mouvements de capitaux ainsi libéralisés.
9 A cet égard il y a lieu de relever que, conformément à l'article 1er du règlement grand-ducal, précité, la bonification d'intérêt n'est accordée que si les personnes remplissant certaines conditions démontrent en outre "avoir contracté auprès d'un établissement de crédit agréé au grand-duché de Luxembourg ou auprès des organismes de pension relevant de la sécurité sociale un prêt en vue de la construction, de l'acquisition ou de l'amélioration d'un logement sis sur le territoire du grand-duché de Luxembourg et occupé d'une façon effective et permanente par le requérant". Il résulte de la réponse donnée par le Gouvernement luxembourgeois à une question posée par la Cour que, pour obtenir l'agrément, la banque doit être constituée ou établie au Luxembourg soit par voie de filiale, soit par voie de succursale.
10 Or, des dispositions qui impliquent l'établissement d'une banque dans un État membre pour que les bénéficiaires d'un prêt y résidant puissent obtenir la bonification d'intérêt, accordée par l'État au moyen de fonds publics, sont de nature à dissuader les intéressés de s'adresser à des banques établies dans un autre État membre et, partant, constituent une entrave aux mouvements de capitaux tels que les prêts bancaires.
11 Il convient de relever en outre que, en vertu de l'article 61, paragraphe 2, du traité, "La libération des services des banques et des assurances qui sont liées à des mouvements des capitaux doit être réalisée en harmonie avec la libération progressive de la circulation de capitaux." Dès lors que des opérations telles que des prêts à la construction octroyés par des banques constituent des services au sens de l'article 59 du traité, il y a donc lieu d'apprécier également si la réglementation visée par la juridiction de renvoi est compatible avec les dispositions du traité relatives à la libre prestation des services.
12 En premier lieu, il convient de constater qu'une réglementation qui subordonne l'octroi de bonifications d'intérêts à la condition que les prêts aient été contractés auprès d'un établissement agréé dans l'État membre en cause constitue également une discrimination à l'encontre des établissements de crédits établis dans d'autres États membres, interdite par l'article 59, premier alinéa, du traité.
13 En second lieu, il y a lieu d'apprécier si une telle réglementation peut être justifiée au regard des dispositions du traité. A cet égard, le Gouvernement luxembourgeois, soutenu par le Gouvernement hellénique, observe que l'exigence en cause s'insère dans une politique à finalité sociale dont les incidences financières et économiques sont importantes. Ainsi, si l'on tient compte de la seule année 1994, le chiffre inscrit au budget de l'État pour les bonifications était de 1 410 236 417 BFR, c'est-à-dire à peu près 1 % du budget total. Or, le grand-duché de Luxembourg récupère, par le biais de l'impôt sur les bénéfices des établissements financiers, une partie importante, environ la moitié, des fonds versés pour la bonification d'intérêt, ce qui lui permet de poursuivre une politique sociale en faveur du logement et d'affecter des sommes importantes à un fonds spécial de logement. Il s'ensuit que, en l'absence de la réglementation en cause, la politique d'aide au logement serait vouée à l'échec ou tout au moins ne pourrait pas être aussi généreuse que celle actuellement menée, en sorte qu'une telle réglementation serait compatible avec l'article 59, paragraphe 1, du traité.
14 Cette argumentation ne saurait être accueillie.
15 En effet, ainsi qu'il a été relevé au point 12, la réglementation en cause comporte une discrimination en raison de l'établissement. Or, une telle discrimination ne saurait être justifiée que par les raisons d'intérêt général mentionnées à l'article 56, paragraphe 1, du traité auquel renvoie l'article 66, dans lesquelles ne figurent pas des objectifs de nature économique (voir, notamment, arrêt du 25 juillet 1991, Collectieve Antennevoorziening Gouda e.a., C-288-89, Rec. p. I-4007, point 11).
16 Certes, dans ses arrêts du 28 janvier 1992, Bachmann (C-204-90, Rec. p. I-249), et Commission/Belgique (C-300-90, Rec. p. I-305), la Cour a considéré que la nécessité d'assurer la cohérence d'un régime fiscal peut justifier une réglementation de nature à restreindre tant la libre circulation des travailleurs que la libre prestation de services.
17 Tel n'est cependant pas le cas en l'espèce.
18 En effet, tandis que dans les affaires précitées un lien direct existait entre la déductibilité des cotisations et l'imposition des sommes dues par des assureurs en exécution des contrats d'assurance contre la vieillesse et le décès, lien qu'il fallait préserver en vue de sauvegarder la cohérence du système fiscal en cause, aucun lien direct n'existe, en l'espèce, entre l'octroi aux emprunteurs de la bonification d'intérêt, d'une part, et son financement au moyen de l'impôt perçu sur les bénéfices des établissements financiers, d'autre part.
19 Il y a donc lieu de répondre à la juridiction nationale en ce sens que les articles 59 et 67 du traité s'opposent à ce qu'un État membre soumette l'octroi d'une aide sociale en faveur du logement, notamment une bonification d'intérêt, à la condition que les prêts destinés au financement de la construction, de l'acquisition ou de l'amélioration du logement subventionné aient été contractés auprès d'un établissement de crédit agréé dans cet État membre, ce qui suppose qu'il y soit établi.
Sur les dépens
20 Les frais exposés par les Gouvernements luxembourgeois et hellénique et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
Statuant sur la question à elle soumise par le Conseil d'État du Luxembourg, par arrêt du 28 décembre 1993, dit pour droit:
Les articles 59 et 67 du traité CE s'opposent à ce qu'un État membre soumette l'octroi d'une aide sociale en faveur du logement, notamment une bonification d'intérêt, à la condition que les prêts destinés au financement de la construction, de l'acquisition ou de l'amélioration du logement subventionné aient été contractés auprès d'un établissement de crédit agréé dans cet État membre, ce qui suppose qu'il y soit établi.