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Décisions

CJCE, 3e ch., 10 mars 1983, n° 172-82

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Syndicat national des fabricants raffineurs d'huile de graissage et autres

Défendeur :

Groupement d'intérêt économique "Inter-Huiles" et autres

CJCE n° 172-82

10 mars 1983

LA COUR,

1. Par jugement du 9 juin 1982, parvenu à la Cour le 25 juin suivant, le Tribunal de grande instance de Versailles a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, une question préjudicielle relative à l'interpretation des articles 30 et 34 du traité en vue d'apprécier la compatibilité avec le traité du décret français n 79-981, du 21 novembre 1979, portant réglementation de la récupération des huiles usagées (JO RF du 23.11.1979, p. 2900) et de ses arrêtés d'application.

2. Le litige au principal oppose le syndicat national des fabricants raffineurs d'huiles de graissage, ainsi que treize autres demandeurs, au groupement d'intérêt économique " Inter- huiles ". L'action vise à faire interdire à ce groupement de procéder au ramassage d'huiles usagées dans un certain nombre de zones géographiques, dans la mesure où le groupement ne disposerait pas de l'agrément requis par la législation française et procéderait à l'exportation des huiles collectées en infraction avec cette législation.

3. L'élimination des huiles usagées fait l'objet de la directive 75-439 du Conseil du 16 juin 1975 (JO L 194, p. 23). Les articles 2 à 4 de cette directive indiquent que les Etats membres prennent les mesures nécessaires pour que soient assurées la collecte et l'élimination inoffensive, de préférence par réutilisation, des huiles usagées. L'article 5 de la directive prévoit que, " lorsque les objectifs définis aux articles 2, 3 et 4 ne peuvent être atteints autrement, les Etats membres prennent les mesures nécessaires pour qu'une ou plusieurs entreprises effectuent la collecte des produits offerts par les détenteurs et/ou l'élimination de ces produits, le cas échéant, dans la zone qui leur est attribuée par l'administration compétente ".

4. En application de cette directive, le Gouvernement français a adopté, le 21 novembre 1979, le décret n° 79-981 portant réglementation de la récupération des huiles usagées et deux arrêtés d'application du même jour. Ces dispositions ont instauré un système d'agrément tant au niveau des ramasseurs d'huiles usagées qu'au niveau des entreprises chargées de l'élimination de ces huiles. Le décret n 79-981 prévoit expressément que les ramasseurs doivent livrer les huiles usagées collectées à des éliminateurs agréés. Les articles 2 et 9 de l'arrêté relatif aux conditions d'élimination des huiles usagées font, en outre, obligation aux éliminateurs agréés - sous peine de retrait de l'agrément - de traiter les huiles usagées dans leurs propres installations.

5. Dans cette mesure, il est constant que la législation française comporte implicitement une interdiction d'exporter les huiles usagées vers l'étranger, en ce compris les autres Etats membres de la Communauté. Aucune dérogation n'est ainsi prévue pour la revente aux éliminateurs d'autres Etats membres qui auraient obtenu l'autorisation prévue à l'article 6 de la directive 75-439.

6. Le groupement d'intérêt économique " Inter-huiles " ayant soutenu devant la juridiction nationale que la législation française était incompatible avec les règles communautaires de libre circulation des marchandises, le Tribunal de grande instance de Versailles a sursis à statuer et a posé à la Cour de justice la question préjudicielle suivante :

" L'impossibilité juridique où se trouvent les ramasseurs d'huiles usagées de remettre celles- ci à un éliminateur ou régénérateur d'un Etat membre de la CEE, compte tenu des restrictions qui leur sont imposées par le décret n° 79-981 du 21 novembre 1979, est-elle compatible avec les prescriptions des articles 30 et 34 du traité instituant les Communautés européennes, interdisant les restrictions quantitatives à l'exportation ainsi que toutes mesures d'effet équivalent ? "

Sur la compétence de la Cour

7. Le syndicat national des fabricants raffineurs d'huiles de graissage fait valoir en premier lieu que la Cour n'est pas compétente pour répondre à la question préjudicielle qui aurait en fait les mêmes effets qu'un recours en carence à l'encontre d'un refus de la Commission d'entamer, dans ce cas spécifique, la procédure en manquement d'état.

8. Cette thèse ne saurait être retenue. En effet, la circonstance que le traité, dans les articles 169 et 170, permet à la Commission et aux Etats membres d'attraire devant la Cour un état qui a manqué à une des obligations qui lui incombent en vertu du traité n'implique pas pour les particuliers l'impossibilité d'invoquer, le cas échéant, ces obligations devant le juge national, lequel peut saisir la Cour, en vertu de l'article 177 du traité. S'il n'appartient pas à la Cour, dans le cadre de l'article 177 du traité, de se prononcer sur la compatibilité des dispositions d'une loi nationale avec le traité, elle est, par contre, compétente pour fournir à la juridiction nationale tous éléments d'interprétation relevant du droit communautaire qui peuvent lui permettre de juger de cette compatibilité.

Sur le fond

9. Dans ces conditions, la question préjudicielle doit être comprise comme visant en substance à savoir si les règles communautaires sur la libre circulation des marchandises ainsi que la directive 75-439 du Conseil, du 16 juin 1975, concernant l'élimination des huiles usagées, autorisant un Etat membre à organiser sur son territoire le système de ramassage et d'élimination des huiles usagées de façon à interdire les exportations à un éliminateur ou régénérateur autorisé d'un autre Etat membre.

10. A cet égard, l'article 5 de cette directive prévoit que les Etats membres peuvent concéder à une entreprise un droit exclusif pour effectuer la collecte ou l'élimination des huiles usagées dans la zone qui leur est attribuée. Cette disposition doit être mise en relation avec l'objectif de la directive tel qu'il est exprimé en son septième considérant qui prévoit " un système efficace et cohérent de traitement de ces huiles, qui n'entrave pas les échanges intracommunautaires ".

11. Si l'article 5 de la directive 75-439 peut donc être interprété comme autorisant les Etats membres à octroyer éventuellement un droit exclusif à une ou plusieurs entreprises pour la collecte ou l'élimination des huiles dans la zone qui leur est attribuée, un tel droit ne saurait avoir pour conséquence nécessaire d'autoriser les Gouvernements des Etats membres à établir des barrières aux exportations. En effet, un tel cloisonnement des marchés n'est pas prévu dans la directive du Conseil et serait contraire aux objectifs définis dans celle-ci.

12. Cette conclusion s'impose avec d'autant plus de force que l'article 34 du traité CEE interdit toutes mesures d'effet équivalant à des restrictions quantitatives à l'exportation. Ainsi, comme la Cour l'a itérativement affirmé, sont prohibées toutes les mesures nationales qui ont pour objet ou pour effet de restreindre spécifiquement les courants d'exportation et d'établir ainsi une différence de traitement entre le commerce intérieur d'un Etat membre et son commerce d'exportation, de manière à assurer un avantage particulier à la production nationale, ou au marché intérieur de l'état intéressé. De ce fait, une réglementation qui contreviendrait à ces règles serait également contraire à l'article 34 du traité.

13. Il est soutenu également que la réglementation critiquée répond à une nécessité économique, le ramassage exhaustif des huiles usagées étant, seul, de nature à assurer la rentabilité des entreprises agréées pour l'élimination de ces huiles et, par suite, la réalisation des objectifs de la directive. Cette argumentation ne saurait être accueillie. En effet, les articles 13 et 14 de la directive prévoient, en vue de compenser les obligations imposées aux professionnels pour la mise en œuvre de l'article 5, la possibilité pour les Etats membres, sans faire obstacle aux exportations, d'octroyer à ces opérateurs des indemnités financées conformément au principe du " pollueur-payeur ".

14. Les requérants au principal et le Gouvernement français soutiennent encore que la réglementation française est justifiée par la nécessité de protéger l'environnement, objectif expressément mentionné par le 3 considérant de la directive. Une telle argumentation ne saurait être retenue. En effet, la protection de l'environnement est assurée indéniablement avec autant de rigueur lorsque les huiles sont vendues à un éliminateur ou régénérateur autorisé d'un autre Etat membre que lorsqu'elles sont éliminées dans l'Etat membre d'origine.

15. Enfin, même si l'agrément accordé par un Etat membre devait être considéré comme l'octroi d'un droit exclusif au sens de l'article 90, paragraphe 1, du traité CEE, ceci ne dispenserait pas pour autant cet Etat membre de respecter les autres dispositions du droit communautaire et, plus particulièrement, celles qui concernent la libre circulation des marchandises et celles qui résultent de la directive 75-439. Quant au paragraphe 2 de l'article 90, la Cour a déjà affirmé que celui-ci n'est pas susceptible au stade actuel de créer des droits individuels que les juges nationaux doivent sauvegarder (arrêt du 14.7.1971, Hein, affaire 10-71, Recueil p. 723).

16. Il y a donc lieu de répondre au Tribunal de grande instance de Versailles que les règles communautaires sur la libre circulation des marchandises ainsi que la directive 75-439 du 16 juin 1975, concernant l'élimination des huiles usagées, n'autorisent pas un Etat membre à organiser sur son territoire le système de ramassage et d'élimination des huiles usagées de façon à interdire les exportations à un éliminateur ou régénérateur autorisé d'un autre Etat membre.

Sur les dépens

17. Les frais exposés par les Gouvernements français et italien ainsi que par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement.

18. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR (troisième chambre),

Statuant sur la question à elle soumise par le Tribunal de Grande Instance de Versailles, par jugement du 9 juin 1982, dit pour droit :

Les règles communautaires sur la libre circulation des marchandises ainsi que la directive 75-439 du Conseil, du 16 juin 1975, concernant l'élimination des huiles usagées, n'autorisent pas un Etat membre à organiser sur son territoire le système de ramassage et d'élimination des huiles usagées de façon à interdire les exportations à un éliminateur ou régénérateur autorisé d'un autre Etat membre.